Profitons de cette période électorale pour évoquer une théorie de psycho politique que je trouve fort intéressante : la théorie de la justification de système. Théorie qui permet de mieux comprendre pourquoi les gens peuvent parfois avoir des affinités politiques contraire à leurs intérêts.
Ceci était initialement un thread publié ici, qu’on publie sur le site pour le partager ailleurs et faciliter la lecture : https://twitter.com/ChaykaHackso/status/1512391804947214341
Sans doute, avez-vous entendu des positions qui de prime abord paraissent paradoxales « j’ai du mal à finir mes fins de mois, mon état de santé rend difficile ma recherche d’emploi, et je vais voter à droite, je suis ok avec l’idée qu’il faut diminuer les aides » ;
« Je suis une femme issue de l’immigration, et je vote Zemmour car c’est lui qui peut nous protéger contre les menaces . » « Je suis gay, et je vote Le Pen/Zemmour ».
(Récemment, je suis tombée sur cet article de Mademoizelle https://www.madmoizelle.com/comment-lextreme-droite-attire-le-vote-gay-1227503 qui est une illustration)
Par ces exemples, on pourrait en conclure que tout cela montre bien que les gens votent indépendamment de leur situation ou dispositions, que les affinités politiques n’ont rien à voir avec la condition de l’individu. Pourtant, il y a bien une certaine « cohérence » derrière ce qui peut nous sembler ne pas l’être.
Pour cela, évoquons la théorie de la justification de système inaugurée par Jost et Banaji (1994) permettant de mieux saisir le pourquoi de ces comportements qui favorisent des exogroupes au détriment de ses propres intérêts.
La théorie de justification de système se définit comme « la tendance motivée des gens à faire un effort cognitif et idéologique dans le sens du système social global, perpétuant ainsi le statu quo et préservant les inégalités, dans certains cas même lorsqu’ils ne parviennent pas à bénéficier matériellement du statu quo » [Jost 2020]
Juste pour éviter tout malentendu, par système il faut entendre ici : « les institutions, les organisations et les normes sociales dans lesquelles [les gens] vivent et les règles qu’ils doivent, dans une certaine mesure, respecter » [définition de Kay et Zanna 2009].
Pour le dire plus simplement, on peut avoir une motivation forte à vouloir préserver le système social en place qui prend le pas sur d’autres motivations (comme l’intérêt que l’on pourra trouver ou non à soutenir telle politique), motivation à résister au changement social, via notamment la rationalisation des inégalités.
Par analogie, un peu comme on peut être motivé à vouloir maintenir une bonne image et estime de soi et de son groupe, on peut aussi être motivé à vouloir légitimer le système socio-politique dans lequel on vit, ce qui aboutit à « justifier le statu quo ».
Cette motivation peut donc nous amener à rationaliser le système social existant, afin de percevoir les arrangements sociaux comme justes et légitimes (parfois, en les considérant comme « naturel » et donc inévitable, par conséquent aller à l’encontre du système en place ne mènerait qu’au chaos).
Cette théorie explore nos affinités idéologiques sous l’angle des besoins psychologiques et des motivations émergentes. Ce ne sont donc pas ici nos intérêts qui détermineront nos affinités, mais bien nos besoins psy, eux-mêmes orientés par la situation.
Attention, quand je parle de besoins psy, oubliez Maslow, on parle ici de trois grands besoins (en ce qui concerne nos affinités idéologiques) : besoins épistémiques [besoin de voir le monde comme cohérent, structuré et ordonné], besoins existentiels [besoins de réduire la menace et l’anxiété], et besoins relationnels [besoin de voir le monde de la même manière que les autres]. Je ne vais pas détailler tout ici, mais pour vous faire une idée, voilà par exemple la relation entre besoins et affinités politiques selon la théorie de cognitions sociales motivées de Jost (2021) :
La traduction en français est de mon fait, donc n’est pas parfaite. Promis, un de ces 4 matins, on prendra le temps de mieux présenter cette approche.
Autre point important pour éviter les malentendus : quand on parle de besoins psy on ne réduit pas les affinités pol au simple fait individuel, au contraire, on fait focus sur l’individu comme étant en interface avec son environnement social et le menu idéologique en présence.
D’ailleurs, on remarque que cette motivation à justifier le système n’est pas sans lien avec le contexte et les facteurs situationnels. Les chercheurs ont effet pu observer que plus les individus et groupes se sentiront menacés (par une crise type Covid par exemple), que leurs besoins seront sapés, plus ils seront potentiellement motivés à vouloir résister à tout changement social (donc à légitimer le statu quo, le système en place, cela répond à ce besoin de résistance au changement,peut répondre l’illusion de contrôlabilité, ça nous rassure).
Plus les circonstances (crise éco, guerre, attentat, etc.) pourront s’avérer menaçantes pour le statut quo, plus on pourra retrouver par réaction une plus grande motivation à le maintenir (même chez des gens qui en font les frais).
La motivation de justification de système est donc une motivation défensive. Or, puisque des groupes défavorisés ou dont les intérêts divergent du statu quo sont aussi parmi les plus enclins à se sentir potentiellement menacés (car les plus exposés), peut en découler une motivation défensive qui peut passer, contre toute attente apriori, à la justification de système, donc à favoriser des préoccupations extérieures à son propre groupe (on parle de favoritisme exogroupe, out-group favoritism).
Non pas parce qu’ils en tirent un intérêt matériel, mais bien parce qu’il y a recherche de stabilité, de familiarité, de contrôlabilité (les mythes méritocratiques donnent l’illusion qu’on est « maître à bord », qu’on finira par obtenir ce qu’on mérite si on fait des efforts).
Là encore, on retrouve les besoins psy évoqués plus haut, et cela dépend grandement des circonstances. Conséquence : celles et ceux qui seront motivés par la justification de système pourront par exemple dénigrer fortement toutes les personnes qui critiquent le système en question,
même si ces personnes les ressemblent et ont beaucoup en commun quant à leur condition sociale [Yeung, Kay, & Peach, 2014]; ils seront plus enclins à protéger les valeurs et normes tradi, notamment les stéréotypes et discours qui soutiennent les inégalités sociales ou de genre [par exemple, Day, Kay, Holmes & Napier, 2011], ce qui peut permettre d’éclairer l’adhésion de certaines personnes LGBT à des politiques anti-LGBT ; on trouve aussi une croyance accrue dans les théories du complot [Jolley, Douglas & Sutton, 2018], et je passe toutes les autres observations [je vous donnerai des sources plus bas].
Vous l’aurez compris, cette motivation favorisera les autorités en place et/ou les idéologies politiques conservatrice ou réactionnaire (et défavoriseront les idéologies progressistes de gauche qui ont pour caractéristique de prôner plutôt un changement social inédit).
Ainsi, on observera certains groupes sociaux porter allégeance des idéologies conservatrice de droite, alors qu’ils seront parmi les premiers à faire les frais de telles politiques, comme les membres de classe ouvrière ou des femmes votant à droite ou Ext.droite [Carvacho et Coll, 2013 ; Casseses et Barnes 2019].
De la même manière, lors d’une élection présidentielle par exemple (au hasard hein 😉 ), cette motivation de la justification de système pourra passer par l’adhésion au leader qui représente le plus les institutions (président en exercice par exemple) ou le leader qui sera perçu comme celui qui répondra à ce besoin que tout doit rester comme maintenant (leader conservateur) ou comme avant (leader réactionnaire) [Asbrock & Fritsche, 2013].
Cette théorie peut s’associer et compléter d’autres théories en psycho, comme la théorie de dominance sociale (Pratto et Sidanius, 2001) quant à la légitimation des mythes qui servent les intérêts hégémoniques des membres dominants de la société (par exemple les mythes méritocratiques) ; ou encore les théories d’identification et de représentations sociales [Moscovici, 1988 ; Tajfel et Turner, 1986] ; elle n’est pas sans rappeler non plus la théorie de dissonance cognitive [Festinger] ou encore la théorie de la croyance en un monde juste [Lerner].
Au passage, pour la théorie de la croyance en un monde juste, je tiendrais une conférence au REC de Toulouse le samedi 23 avril. https://rec-toulouse.fr/
Voilà rapidement les grandes lignes de la théorie de justification de système qui permet de voir que non ce n’est pas si paradoxal de voir des membres de groupes défavorisés se tournaient vers des politiques qui sont contraires à leurs intérêts, bien que ce soit évidemment plus que problématique et préjudiciable (à commencer pour ces membres de groupes défavorisés qui favorisent les exogroupes dominants). Je pense ainsi qu’il est important d’avoir à l’esprit ces besoins et motivations quand on discute politique, car le simple angle de l’intérêt matériel n’est pas suffisant bien qu’important.
Pour faire ce thread, je me suis reposée sur plusieurs sources, mais deux ont été centrales : « Left and Right » de Jost [2021] qui passe en revue les grands travaux en psychologie politique (je le cite souvent car c’est depuis quelques moins l’un des mes ouvrages de référence pour les Autoritaires),
et une revue récente sur la théorie de justification de système qui peut être un bon point de départ si vous voulez en savoir plus : System justification: Experimental evidence, its contextual nature, and implications for social change, Friesen et Coll. 2018.
Portez-vous bien, et souhaitons-nous le meilleur pour ces prochaines élections (et par meilleure, je ne crois pas que le statu quo conservateur ou réactionnaire en fasse parti).
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