Sur bluesky, nous avons fait deux fils au sujet du harcèlement et de la déshumanisation. Au vu de harcèlements déshumanisants en cours dans certaines communautés et sur certaines cibles, il semblait nécessaire de (re) préciser ce que cela recoupait. Si vous n’avez pas encore migré sur ce réseau (pour nous c’est le cas) ou si vous souhaitez les partager sur d’autres réseaux, ou les lire plus tranquillement, les voici rassemblés.
Sur le harcèlement, le thread de Chayka
Pour les personnes qui ne savent pas ce qu’est le harcèlement, on peut citer notamment trois critères [j’y fais notamment référence dans mes vidéos sur le harcèlement scolaire, je tire mes sources de là] :
1. Répétition d’un acte (ou type d’acte) portant préjudice, individuellement et/ou en groupe
2. Caractère non accidentel
3. Rapport asymétrique
1. La répétition d’un acte n’a pas être faite par une unique personne, ni à être répétée X nombres de fois. Par exemple, si vous tombez sur quelqu’un de manière virulente, même si vous trouvez cela légitime, que la personne vous signale qu’elle ne souhaite pas poursuivre l’échange, voire qu’elle vous indique que cela lui fait mal (qu’elle est à bout par exemple, qu’elle se sent dépasser par ce qui se passe, etc.), mais que vous continuez avec la même insistance, voire que vous menacez de continuer, vous avez déjà franchi une limite, et plus encore si vous n’êtes pas seul à le faire et que vous le savez.
2. Le caractère non accidentel ne signifie pas que vous aviez l’intention explicite de faire du tort à une personne (car ça, la plupart du temps, rares sont ceux qui le souhaitent et l’assument), ça signifie juste qu’on ne saurait expliquer tel comportement par de l’ignorance, de la maladresse ponctuelle. À savoir que cela peut mieux se comprendre par le point 1. : dès lors que vous le répétez plusieurs fois, malgré des appels à ce que ça s’arrête, difficile de plaider le caractère accidentel (maladresse, ignorance, etc.).
Attention : ne pas confondre avec le fait qu’une personne qui a eu des préjudices puisse elle-même prendre la parole pour se défendre, souvent confondu au fait qu’elle « relance », donc que c’est de sa faute, que c’est elle qui harcèle. Là encore, le point 1. et 3. permettent d’éviter la confusion.
3. Très important : toute forme de harcèlement repose sur des logiques de domination. Soit cela passe par un rapport asymétrique effectif : une personne avec une énorme visibilité par exemple qui s’en prend à une personne ayant moins de visibilité. Ou par d’autres types de rapports propre aux dominations sociales préexistantes, notamment en termes de genre : un homme qui va avec insistance faire « la leçon » à une femme par exemple, tenter d’avoir à tout prix l’ascendance (« j’ai raison, tu as tort » !). Je ne cite pas l’exemple par hasard : le cyberharcèlement touche très majoritairement les femmes :
« Les femmes sont 20 % moins susceptibles que les hommes d’utiliser l’Internet, mais 27 fois plus susceptibles d’être victimes de harcèlement ou de discours de haine en ligne, lorsqu’elles le font ». https://unric.org/fr/les-femmes-sont-les-premieres-victimes-du-harcelement-en-ligne/
On remarquera d’ailleurs en terme de domination le caractère souvent absolutiste des personnes qui font ça : « elle a tort ! », « j’ai raison », « elle a fauté », etc.
Notons aussi qu’une personne peut avoir effectivement à la base commis une erreur, une faute, cela ne change rien au fait que ça justifierait une insistance forte qui dès lors peut devenir un harcèlement.
Gros soutien à toutes les personnes qui ont pu subir ou subissent encore cela.
Sur la déshumanisation, le thread de Viciss
Déshumaniser c’est toujours attribuer une facette infériorisation de la cible (“stupide”, “fragile”, “débile”, etc.) et une facette de forte puissance (“a de l’influence”, “a du pouvoir”, “contrôle en secret ceci cela”) attribuée à la cible.
On lui prête un pouvoir d’influence et de contrôle secret, tout en la dégradant comme la pire des merdes. Cela parait contradictoire, mais dans les études révèle une fonction sociale à ce phénomène : permettre de l’agresser sans aucun réveil de l’empathie, puisque la cible serait une menace légitime – manipulatrice, contrôlante, etc. L’abattre serait donc un bienfait prosocial pour tous dans leur narratif, ou ce qui serait juste à faire. L’aspect infériorisant permet aussi d’éteindre l’empathie, un peu comme on l’éteint lorsqu’on s’attaque aux punaises de lit, des poux et autres petits insectes dits “nuisibles”.
Je parle de ça parce que je me demande si les discriminations quotidiennes – racisme, sexisme, classisme, validisme, etc. – me semblent être sur la version de l’infériorisation très souvent, mais quand l’aspect complotiste de puissance débarque, j’ai l’impression que cela accompagne toujours la franche agression et la légitimation de l’agression : ce serait normal d’insulter, de pourrir la cible parce que sa “puissance” devait être démantelée pour le bien de tous.
Il y un narratif très propangandiste qui à la fois convainc les autres de faire la même chose parce que ce serait “juste”, parce que cela sauverait, et cela protège instantanément l’agresseur ou le groupe agresseur, lui permet de continuer et qu’il se donne une image vertueuse à la batman par exemple.
Bref, si ça parait étonnant pour les cibles de soudainement se voir attribuer une puissance d’influence, parfois même faire rire (tellement c’est un fantasme autour de faits mal compris ou bâti sur des mensonges), cela coïncide aussi avec un déverrouillage de l’agression qui est totalement assumée par l’individu qui la commet.
Dans la littérature, souvent on voit que le but de la déshumanisation est de voler à l’autre ce qu’il a, matériellement comme symboliquement, et cela s’inscrit dans une pensée de voir le social comme un jeu d’échecs, qui veut transformer le social en jeu d’échecs, et gagner en prenant une à une les forces de l’autre en l’écrasant.
Bref tout ça pour dire que lorsque quelqu’un qui vous infériorisait (ça pouvait être perceptible ou non) commence ensuite à passer à l’attaque, tout en faisant courir des rumeurs de puissance, d’influence, basée sur des mensonges et interprétations fantasmatiques (parfois énormes), c’est qu’il veut non plus vous exclure ou vous laissez à la place d’inférieur, mais vous abattre. Pour vous voler quelque chose que vous avez (symboliquement ou matériellement).
C’est difficile en tant que cible de prendre conscience de tout cela surtout si l’on est en PLS, à cause des agressions ou discriminations, mais ce que m’ont appris des témoignages précieux de personnes déshumanisées, c’est que la dignité est alors une quête en soi, quête de résistance. La vérité ne sera jamais entendue par les déshumanisateurs, tout sera recouvert de mensonges, les déshumanisés prennent des torrents de merde à la gueule. La résistance est de rester debout, digne, d’avancer et de nourrir ce qu’il y a de précieux en nous/dans notre groupe, de le cultiver, de ne jamais les laisser être détruit en les cultivant.
Je pense à trois bouquins de groupes particulièrement ciblés, à savoir les natifs des Amériques “nous sommes des histoires” et des mères de toutes les couleurs, parfois queers, dont on trouve cette résistance digne “baby on fire escape” ainsi que le témoignage des survivants au génocide de 1994 au Rwanda “La stratégie des antilopes”.
Vous me direz que ces exemples ne sont pas comparables. Oui, c’est différent en termes de ravagement, mais il y a néanmoins quelque chose de commun, et pour cela je citerais Zoe Quinn : elle prend la métaphore d’un restaurant où certains se feraient servir un plat avec une petite crotte à côté de leur sandwich, et d’autres qui auraient carrément un sandwich à la merde. Là, on pourrait rajouter à sa métaphore que le restaurateur se permettrait aussi, de force, de gaver de merde certains clients, jusqu’à ce que mort s’ensuive, et il ferait ça sur tous les gens d’une même culture, sur des générations.
Dans tous les cas, la politique de ce restaurateur n’est nullement acceptable et doit cesser, ne doit pas être reproduite, même si à ce restaurant, on a pour l’instant le privilège de ne pas être servi avec une petite crotte ou pire.
Et spoiler, on peut tous avoir reproduit inconsciemment ou sciemment la politique de ce restaurateur, en le justifiant avec les “meilleures” des raisons, qui classe les bons clients des “mauvais” à punir. On adopte cette politique pour retrouver une puissance perdue ou jamais acquise, parfois avec le prétexte de se défendre ou parce qu’on estimerait que l’autre le “mérite”.
Pour aller plus loin sur ces questions / Sources
- Vous pouvez aussi consulter ce thread qui a un angle différent du nôtre et qui est très intéressant : Cédric Mas : “Bon je vais une nouvelle fois rappeler quelques bases sur la notion juridique de harcèlement moral, parce qu’en ce début d’année, certains/certaines ne semblent tjrs pas avoir compris. Thread. 2/ » — Bluesky
- On a fait une série sur le harcèlement ici :
- On s’est demandé ce qui motivait à les personnes à harceler, déshumaniser et agresser ici dans ce dossier :
- On a parlé de cyberharcèlement dans le contexte du gaming ici :
- Un livre très complet et accessible en français sur l’infra-humanisation (et qui explique aussi la déshumanisation) : L’humanité écorchée : Humanité et infrahumanisation Jacques-Phillippe Leyens.
- Crash override, Zoë Quinn : l’histoire d’un harcèlement de masse par sa cible et comment elle a tenté de changer les choses à ce sujet. Son site donne des conseils très utile au cible pour se protéger : http://www.crashoverridenetwork.com/
- Baby on fire escape : Creativity, Motherhood, and the Mind-Baby Problem, Julie Phillips, témoignages rassemblés de femmes artistes, autrices et comment elles ont fait face à des sexismes gigantesques dans leurs carrières, parfois réussissant à tenir bon (et leurs conseils sont précieux), parfois étant détruite par celui ci.
- Nous sommes des histoires, collectif : Keavy Martin , Lee Maracle , Jeannette Armstrong, Thomas King (…) Des auteurs autochtones racontent leur rapport à l’écrit selon leur culture, comme moyen de résister au colonialisme, sauvegardé ce qui a tenté d’être détruit, décoloniser les esprits et s’opposer aux oppressions que leur peuple subit.
- La stratégie des antilopes, Jean Hatzfeld, témoignages de survivants au génocide de 1994 au Rwanda, on y trouve des témoignages de la façon dont ils se sont reconstruits ainsi que les épouvantables horreurs à surmonter. (je conseille aussi tous les livres de Hatzfeld à ce sujet qui permettent de voir la question sur plusieurs angles).
- Dixon, Lakshmi, Piepzna-Samarasinha (2020) Beyond Survival, Strategies and Stories from the Transformative Justice Movement comment des personnes discriminées arrivent à lutter contre les diverses agressions à leur égard, à travers des processus de justice transformatrice (dont on avait parlé également ici)
- Staub, E. (1999). The roots of evil: Social conditions, culture, personality, and basic human needs. Et aussi Staub, E. (2004). The social psychology of good and evil. Étude du pire de l’humain comme du meilleur : on voit les racines de la déshumanisation comme celle de l’altruisme, sous l’angle de psychologie sociale et de l’histoire.
- Vous trouverez d’autres sources dans ce lien déjà mentionné précédemment : [AMX] Bibliographie du dossier sur l’autodétermination à faire du mal – Hacking social
* L’image d’en-tête a été trouvée ici (on sait pas qui est l’autrice ou auteur) on l’a juste redimensionnée https://www.culture-games.com/capsule-technique/le-cyberharcelement
Merci beaucoup d’avoir posté votre thread ici. Vos réflexions sont toujours intéressantes et je n’ai ni Twitter ni bluesky. Par contre il y a un problème avec le lien cash override.
Merci ! Le problème du lien crash override est partiellement résolu : les navigateurs peuvent potentiellement y voir une « menace » parce qu’il n’est pas en Https mais en http.