♦ L’absence de menace du stéréotype chez les écoliers néerlandais ?

Le 30 janvier 2019 a été publié une nouvelle étude sur la Menace du Stéréotype concernant des élèves néerlandais dans le domaine mathématique. Plusieurs internautes nous ont interrogé sur cette étude par rapport à notre vidéo d’XP de septembre dernier présentant cette théorie et les études associées.

La vidéo d’XP en question :

Au vu des messages que nous avons reçus à ce propos, et de l’importance de cette étude (compte tenu de son large échantillon), nous avons jugé nécessaire d’en faire un petit article.
Il est en effet de notre responsabilité – puisque nous en avions consacré toute une vidéo – d’ajouter cette étude comme mise à jour ; c’est d’autant plus important que celle-ci apporte des résultats contradictoires à la théorie, et que c’est bien souvent par la contradiction que nos connaissances scientifiques progressent.

Commençons déjà par rappeler ce qu’est cette théorie.
La Menace du Stéréotype (ou Stereotype Threat Theory pour la version anglaise) a été formulée initialement par Steele et Aronson en 1995. Selon ces chercheurs, quand on active un stéréotype négatif vis-à-vis d’un groupe particulier, les performances des individus identifiés à ce groupe stéréotypé pourront être affectées négativement. Il peut s’agir par exemple d’un stéréotype par rapport à des individus issus d’une minorité dans des disciplines universitaires, ou encore des stéréotypes par rapport au sexe, à l’âge, etc.…
Selon Steele et Aronson et les recherches ultérieures, quand un stéréotype négatif est activé, l’individu peut comme se sentir menacé, cela pouvant réduire sa mémoire de travail, et donc ses performances.
Plusieurs études, dans divers domaines et sur plusieurs groupes ont abouti à des résultats allant dans le sens de cette théorie.

Toute la difficulté réside à comprendre comment ces stéréotypes s’activent, pourquoi certains individus sont plus touchés que d’autres, pourquoi certains individus appartenant à un groupe stéréotypé ne sont pas du tout touchés, quels sont les modérateurs et variables qui augmentent la menace, la diminue, ou la rendent nulle. Plusieurs hypothèses et propositions sont faites, et les récentes études viennent justement mettre à l’épreuve ses propositions.
Parmi les différentes études liées à cette théorie, a été testés les effets de la Menace du stéréotype chez les filles et les femmes dans des disciplines scolaires et universitaires tel que les mathématiques. Il s’agissait là d’interroger différentes problématiques dont la désidentification au domaine scientifique que l’on peut observer chez les femmes. La menace du stéréotype peut contribuer à comprendre cette interrogation, non pas comme seul facteur explicatif, loin de là (car sur la question des stéréotypes et du phénomène de désidentification, les raisons sont multifactoriels, une seule théorie ne suffirait pas à saisir cette différence dans le choix des disciplines scolaires, c’est pourquoi nous avons présenté d’autres exemples de pistes dans notre vidéo d’XP), mais pourrait proposer des directions pertinentes pour diminuer tous ces aspects constituant une menace chez les élèves.
Dans notre vidéo, nous avons présenté plusieurs études, dont les recherches de Huguet et Régner qui ont mis à l’épreuve la menace du stéréotype chez des écoliers français en condition de classe ordinaire (c’est-à-dire hors laboratoire). Ils ont observé dans leurs études des différences de performance selon l’activation du stéréotype.
La procédure et les résultats ont été présentés dans notre vidéo.

De très nombreuses investigations ont été menées selon ce même type de domaine (femme et domaine mathématique).
Là-dessus, des métanalyses, (dont celles de Stoet and Geary, 2012; Flore and Wicherts, 2014) ont mis en avant l’hétérogénéité des résultats, les effets de la menace du stéréotype pouvant être variable, parfois nulle, selon les contextes, invitant à davantage de réplications et à l’examen des raisons qui pourraient permettre de mieux comprendre ces écarts [pour faire simple, une métanalyse est une étude qui vient compiler les résultats des diverses recherches sur un thème, testant la robustesse de la théorie étudiée et des hypothèses associées via des outils statistiques].

On sait ainsi que la Menace du Stéréotype n’est pas un effet systématique qu’on retrouverait à chaque fois dans toutes les populations, et qu’il y a différents facteurs qui rentrent en jeu et qui expliqueraient l’hétérogénéité des résultats, selon par exemple l’adhésion de l’individu concerné à ces stéréotypes ou encore selon l’image de soi ; sans oublier les différences culturelles, de classe, l’âge…. C’est ainsi que les recherches en la matière ont consisté à identifier plus précisément ce qui venait réduire ou augmenter cette menace (via des réplications et l’intégration de nouvelles variables).
Par exemple, cette étude de Régner, Solimbegovic, Pansu, Monteil et Huguet publié en 2016 (disponible ici : https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC4850747/) interroge la théorie par rapport à l’image de soi et observe des résultats significatifs.
Une nouvelle métanalyse de 2016 (celle de Doyle et Voyer) montrera encore des effets conformes à la théorie quant au domaine mathématique en ce qui concerne les groupes de femmes.

C’est dans ce mouvement d’investigation qu’a été publiée la présente recherche qui nous amène donc à rédiger cet article. Il s’agit d’une étude de Flore, Mulder et Wicherts, publiée le 30 janvier 2019. Vous pouvez retrouver l’étude complète ici : https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/23743603.2018.1559647?fbclid=IwAR3Sh3qvkD7c1lY7KcnI8nzY3_n8mXN76rpIH_AKqLhCr4fmLcwuaiV3hyY (en anglais).

L’étude a pour caractéristique d’avoir un large échantillon : 2064 lycéens néerlandais. L’objectif est d’étudier la générabilité des effets de la menace du stéréotype sur cette population, le domaine étant celui que nous avions présenté dans notre vidéo : les performances des filles et des garçons en mathématique via un stéréotype négatif. L’étude comprend 4 modérateurs : identification du domaine, identité de genre, anxiété liée aux mathématiques et difficultés des tests.

Mettons rapidement fin au suspens quant aux résultats : les prédictions de la théorie de la menace du stéréotype n’ont pas été observées, je cite (traduit de l’anglais) : « À travers une série d’analyses, nous concluons que nos données ne montrent aucun signe de baisse de performance due à la manipulation de la menace stéréotypée. »
De plus, les résultats de l’étude ne permettent pas ici de prouver que les quatre modérateurs sont des prédicateurs significatifs. Et les auteurs concluent que la menace du stéréotype dans ce contexte (mathématique/groupe femme) ne peut être surgénéralisée.

Et il n’y a pas de raisons, nous semble-t-il, de remettre en doute ces résultats.
On nous a demandé sur Twitter à ce propos si nous trouvions l’étude pertinente et utile, sous prétexte qu’elle n’allait pas dans le sens de la théorie que nous avions présentée il y a quelques mois. Nous avons répondu à l’affirmative, c’est d’autant plus pertinent et utile si justement cela ne va pas dans le sens de la théorie elle-même.
C’est ainsi tout le sens de la démarche scientifique : une théorie doit s’appuyer sur des éléments solides, et ce sont les observations et expériences scientifiques qui constituent l’échaudage sur lequel se tiennent les théories. Quand bien même une théorie est validée par l’observation empirique, elle doit en permanence être mise à l’épreuve, la démarche scientifique n’étant pas de vérifier/valider une théorie ou une hypothèse, mais plutôt de la falsifier, c’est-à-dire de tout faire pour qu’elle ne fonctionne pas. Si la théorie résiste, alors on peut la considérer comme robuste et valide, du moins tant qu’elle n’a pas été invalidée.
L’esprit scientifique ne consiste pas à se donner raison, mais à se donner tort (je paraphrase quelque peu Bachelard). Et non ce n’est pas du masochisme:)
Il serait donc absurde de notre part de rejeter d’un revers de la main une étude sous prétexte qu’elle irait à contre-courant de précédentes études que nous avions présentées par le passé. Certes, nous ne sommes pas d’authentiques chercheurs, mais de simples vulgarisateurs. Néanmoins nous nous sommes donné comme ligne de conduite de respecter autant que possible l’esprit de la démarche scientifique ; c’est d’autant plus nécessaire qu’en sciences humaines et sociales l’objet d’étude (l’être humain donc) étant difficilement saisissable, cela en appelle à encore plus de rigueur. De plus, ce n’est pas parce que cette étude a été publiée plusieurs mois après la sortie de notre vidéo que nous n’aurions pas à nous sentir concernés par ses implications.

Cette étude est donc, à notre avis, importante quant à la suite des investigations, car elle va permettre d’ouvrir de nouveaux champs d’exploration qui, à terme, permettront soit d’affiner la théorie de la Menace du Stéréotype (du moins quand il s’agit du domaine mathématique par rapport aux femmes) en ajoutant de nouvelles hypothèses, en rejetant d’autres ; soit de renoncer à la théorie telle qu’elle a été formulée par Steele et de proposer d’autres explications.

La rubrique « discussion » de la présente étude est très intéressante, car elle permet justement de faire le point par rapport à ces résultats.
Les chercheurs s’interrogent par exemple sur le pourquoi des effets nuls. Ils émettent plusieurs hypothèses :

  • L’échantillon sélectionné ne permettrait pas de tester la théorie.
  • Les élèves de cette population ne se sentiraient pas menacés par un stéréotype (interrogation de deux modérateurs : identification du domaine et croyance au stéréotype de genre).
  • La manipulation sur les participants ne serait pas pertinente (la procédure d’expérimentation).
  • Problème de mesure.
  • L’environnement dans lequel les enfants ont fait le test annulerait la menace.

Les chercheurs considèrent que les résultats nuls ne peuvent pas s’expliquer uniquement par ces cinq hypothèses.
Se pose alors la question culturelle (le pays et l’époque), je cite : « il est possible que la manipulation de la menace stéréotypée n’influence tout simplement pas les enfants néerlandais », les auteurs précisant que d’autres études avaient pu identifier la présence de cette menace du stéréotype chez les étudiants néerlandais (Marx et coll. 2005). Cela contraste d’ailleurs avec les observations en France (études présentées dans la vidéo).
On sait que le contexte culturel peut entraîner des variations importantes dans l’étude d’une théorie en sciences humaines et sociales, on en avait déjà parlé par rapport à d’autres théories et biais comme l’erreur ultime d’attribution qu’on peut mesurer de manière significative en Occident, mais qui semble bien plus hétérogène dans les pays asiatiques.

Les auteurs de la présente étude indiquent ceci : « En ce qui concerne la divergence avec les résultats antérieurs, nous pouvons penser à des explications interculturelles potentielles (par exemple, dans la société néerlandaise, ce stéréotype sexuel a peu d’influence sur les performances des tests), à des explications statistiques (en cas d’erreur de type II), en les étudiants ne sont plus sensibles à la menace stéréotypée) ou à d’autres explications théoriques encore inconnues qui devraient être testées dans des méta-analyses et des expériences randomisées ultérieures ».

Pour tester tout cela, les chercheurs en appellent, pour de futures études, à davantage de réplications afin d’identifier les conditions limites, c’est-à-dire sur quel type d’élève cette menace apparaît-elle, dans quelles cultures, groupe d’âge, etc.
La finalité de ces recherches consiste à améliorer le cadre d’apprentissage des enfants en identifiant tout ce qui pourrait nuire à cet apprentissage, ce que les auteurs rappellent à la fin de l’étude : « De tels efforts permettent de mieux comprendre la nature de la menace des stéréotypes et peuvent contribuer à atténuer ses effets potentiels sur les résultats scolaires des femmes dans des domaines où elles sont encore confrontées à des stéréotypes négatifs ».

Voilà le résumé de l’étude, et les perspectives qu’elle ouvre pour de futurs travaux. Elle constitue donc une nouvelle pierre à l’édifice sur les effets de la Menace du Stéréotype, il était donc important pour nous de la présenter.

Nous allons continuer à suivre attentivement la poursuite de ces recherches au fil des prochaines années, et cela sera peut-être l’occasion à l’aune des prochaines découvertes de faire un nouvel article ou une nouvelle vidéo.

Chayka Hackso Écrit par :

Gardienne de l'île d'Horizon, grande prêtresse du culte du caillou. Si vous souhaitez nous soutenir c'est par ici : paypal ♥ ou tipeee ou ♣ liberapay ; pour communiquer ou avoir des news du site/de la chaîne, c'est par là :

Un commentaire

  1. IngeniusSoul
    8 avril 2023
    Reply

    C’est quand même un sujet fascinant, et il est bien dur d’en arriver à des conclusions quand à ce qu’il faut faire en conséquence.

    Avec la réedition de poche de son bouquin, Jacques Balthazar, un neuroendocrinologue, a livré une nouvelle conférence sur le thème « Quand le cerveau devient masculin » :
    https://youtu.be/-6D4JebOc3I

    pleins d’enseignements semblent montrer que le niveau de testosterone corrèlerait avec certains attraits, certaines préférences, certaines compétences. Par exemple, les femmes avec un niveau de testostérone plus élevé s’orienteront en moyenne vers des carrières plus masculines.

    On semble donc se retrouver avec un dilemme : on a une surreprésentation des hommes ou des femmes dans certains métiers de base, pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la menace du stéréotype, mais cette surreprésentation sera interprétée par les jeunes élèves comme une illegitimité, leur donnant le stéréotype que ceci ne s’explique que par une différence de compétence (même si le niveau de testostérone peut avoir un impact, mais j’ignore combien et dans quelles limites).

    On a donc une prophétie auto-réalisatrice, des conséquences légères nourrissant des stéréotypes vont en amplifier les conséquences dans une boucle de rétroaction.

    Le gros dilemme est donc le suivant : on a des prédispositions à préférer un type de carrière plutôt qu’une autre, et donc cette différence de représentation est totalement légitime, mais cela influe en mal les jeunes étudiants dans leur choix en raison de leur stéréotype.

    Faut-il donc forcer la représentation d’une catégorie sujette à un stéréotype et créer des quotas, une parité, etc… ? La question est si complexe !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

LIVRES