⬛ La « magie » de l’usine : une illusion allégeante

J’ai fait un thread à l’arrache sur twitter la semaine dernière suite à cette vidéo ci-dessous qui nous dit qu’être sur la chaine de production c’est « magique-hon » :

Ou ici : 

Je le reporte ici (tout autant à l’arrache 😀), ainsi qu’un autre fil suite à sa réponse qui persiste à maintenir le mot « magie », et « responsabilité ».

Ce qu’est la magie de l’usine

Alors la « magie » d’être sur la chaine de prod’ à l’usine, c’était pour moi : rester 6h d’affilée sans pause dans -15 degré, un bruit infernal, impossibilité de parler à qui que ce soit, pas le droit d’écouter de la musique ou un truc, un boulot où t’as tout vu/tout appris en 30 min.

Et je ne parle même pas des horaires où je devais me lever à 4h, de la seule pause où tu n’as pas le temps de te réchauffer, ou encore cette usine de découpe d’oignons où tu reste à pleurer sa mère pendant 1h.

Ou encore cette autre usine de chou-fleur où tu passes ta journée à défoncer des choux-fleurs avec un petit couteau parce que la machine n’arrive pas à tout casser et tu bosses debout, les poignets défoncés au bout d’une matinée.

Dans un dossier sur la gamification, j’avais appliqué la notion de boucle de jeu en game design à l’usine de choux-fleur. Voilà cette boucle unique décrit la totalité d’un métier que j’ai fait en interim pendant 2 semaines. Certains y passent des années voire des vies…

La répétition des gestes dont tu deviens expert en 30 min, associés au bruit, à l’impossibilité de parler, au froid, au bruit, et cela pendant 6h d’affilée avant d’avoir le droit d’une pause, puis de repartir pour 3h supplémentaire, tout ça fait que dans ton cerveau, tu deviens dingue.

Avec ma mère qui bossait pas loin dans la chaine, on se lançait des défis mentaux : du genre, préparer la liste des cadeaux de Noël. Et vous savez quoi ? C’était ultra dur de penser, parce que toutes ces conditions vous minent la pensée et cette horloge énorme en face des postes ne vous montre que ce temps qui s’englue. A l’usine d’oignons, j’ai vu une ouvrière qui avait perdu pied et qui pendant tout le temps de pause, ne faisait qu’affuter son couteau ; c’était flippant, mais surtout désolant ce que ce métier de merde lui avait fait.

C’était un cauchemar.

Pour les plaques de saumon bas de gamme, on avait pour instruction de trouver une tranche à peu près jolie dans le bac et de planquer en dessous tous les trucs d’apparence dégueu (jaunie, trop dur, noir, etc…) jusqu’à ce que ça atteigne le bon poids. C’est aussi ça la magie de la chaine de prod !

Heureusement, c’est aussi à l’usine que j’ai aussi croisé la première hackeuse sociale que j’ai connue.

Une ouvrière hackeuse sociale

La meuf (Annie <3), elle connaissait tout de l’usine. Elle avait réussi à mettre une cheffe dans sa poche, du coup elle avait mille combines qu’elle partageait pour nous sortir quelques minutes de l’enfer : à savoir chercher tel truc indispensable qui nous manquait  ; nous faire visiter tel service absolument parce que sinon on aurait pas compris telle procédure – une excuse salvatrice pour quitter le poste – etc.

Elle réussissait à faire des batailles secrètes avec les bouts d’apparence dégueu du saumon qu’on mettait en plaque avec l’équipe, donnait des astuces pour aller aux toilettes plus souvent, comment planquer un twix et où le manger sans se faire choper.

Normalement, on devait mettre dans un sachet les bouts d’apparence dégueu de saumon. Un jour, voyant que ces sachets tout gras et vraiment infâmes partaient dans un autre service, j’ai demandé qu’est-ce que ça devenait. On m’a répondu : des bâtonnets de surimi. Ah, la magie de l’usine, c’est peut être ça, transformer du dégueu en produit tout beau tout propre ? 

Bref cette hackeuse sociale heureusement que je l’ai connue, c’était elle qui nous faisait survivre à cet enfer, mais quand j’y pense c’est terrible d’en être à trouver que c’est du hack d’aller aux toilettes quand on en a besoin, de se dégourdir les pattes etc.

Et vous savez quoi ? alors qu’Annie régentait la bonne humeur avec la ligne à coup de blagues, de chansons à tue-tête, tout en négociant activement avec la cheffe pour qu’elle nous laisse tranquille, qu’elle grugeait quelques minutes ici ou là avec nous à pas travailler… hé bien c’était le service le plus productif, on terminait les commandes en avance.

Je n’ai pas 150 ans. Cette période où j’ai fait quelques usines, c’était y a 20 ans ; j’espère que ça c’est amélioré qu’on laisse les gens écouter des trucs, aller aux toilettes, avoir des pauses quand c’est nécessaire, que le boulot est plus varié, qu’on peut parler etc.

Spoiler non, il y a eu des tas de témoignages rapportant des conditions extrêmement pénibles :

Quand je m’occupais des témoignages d’OVMQC (en 2016 donc plus récent), bah l’usine, c’était exactement comme je l’avais vécu, un cauchemar à tous les niveaux, à part les autres ouvrières/ouvriers qui deviennent des camarades de survie.

Un autre témoignage sur les chaines de prod :

Elle persiste à utiliser le mot « magie » malgré la pluie de critiques

[deuxiéme thread] Elle maintient que c’est de la magie la chaine de prod’ parce que ça payerais mieux que les services, que c’est « attractif », ça serait mieux que dans les années 70, elle fait un discours de « responsabilité » :

Heu… si les gens vont vers la chaine de prod’, c’est parce qu’ils ont besoin de tunes pour bouffer/payer le loyer. Ce n’est pas parce que c’est « attractif ». Quel enfant rêve de faire de sa vie d’adulte un temps où tu répètes le même micro-geste identique toute la journée ?

Et ceux qui restent, c’est pour éviter de tomber dans une précarité pire et parce que le marché du travail quand t’es pas cadre, c’est la roulette russe : un boulot qui paraît mieux sur le papier peut être potentiellement pire en termes de domination (les petits chefs etc.), de conditions, et c’est impossible de vérifier avant de prendre le poste. Donc tu restes stratégiquement à ta place, où tu peux avoir gagner quelques sécurités, notamment quand t’es en CDI.

Concernant la fierté, bah oui y en a, du genre être super rapide, efficace, oui on est content de réussir, moi-même je l’ai été de pouvoir carburer à donf comme si je faisais des jeux olympiques du plaçage de la tranche de saumon ou de la destruction du chou-fleur.

Le chou fleur, c’était l’ennemi, le mob à farmer, sauf que contrairement à un jeu vidéo, bah t’avais qu’un petit couteau ou ton poing. C’était vraiment un jeu nul à chier.

Mais ça c’est juste situationnel, passager, ce n’est pas le genre de truc que tu te rappelles sur ton lit de mort, je pense que les ouvrier·es (sur la chaine de prod’) sont + fiers par exemple de leur gamin, ou d’avoir réussi à obtenir telle victoire syndicale pour améliorer leurs conditions.

Tu ne peux pas savoir la vérité Agnès, ils ne peuvent pas te la dire lors de cette visite, parce que c’est un risque de forts ennuis. Agnès, prend conscience de ta place si haut, elle te met dans une sorte d’aliénation culturelle où la réalité t’es coupée par les petits chefs d’en bas qui veulent être perçus comme de super boss qui font de la magie. Dire la vérité, quand t’es tout en bas de l’échelle c’est risquer d’être viré, donc c’est pas possible. Si tu veux la réalité Agnès, vis-là comme ceux en première ligne pendant 2 semaines : là, tu pourras mesurer la magie.

Responsabilité allégeante ou non allégeante ?

Le mot responsabilité, c’est peu confus… Est-ce demander aux industries qu’elles fournissent des opportunités d’emploi ? Ce serait renverser la réalité : elles ont besoin de bras pour tourner, ce n’est pas être responsable, c’est juste fonctionner en tant qu’industrie, en fait.

Par contre si c’est parler de responsabilité  telle que « prendre soin des humains et pas les presser comme des citrons pour des motifs égoïstes de gros profits », on est d’accord : l’argent, il doit aller en première ligne, pour améliorer les conditions, repenser les structures pour les humaniser. Oui, l’industrie tirant son profit du travail humain, elle doit se sentir responsable et tout faire pour répondre aux besoins humains.

Rappelez-vous, je disais que dans le service où Annie, l’ouvrière hackeuse sociale avait pris le pouvoir pour augmenter la solidarité, le lien, le bien-être, c’était finalement l’endroit le plus productif. Pourquoi ? parce que les gens dont les besoins sont mieux comblés sont plus efficaces. Vous avez tout intérêt à tout faire pour que l’humain soit bien traité, y compris lorsque votre objectif est le pognon, c’est fou qu’en 2021 certaines usines (et d’autres jobs…) ne comprennent pas encore ça.

Si par contre si la confusion du mot responsabilité est entretenue pour plaire à certains, et sous-entendre que les gens manquent de responsabilité et se plaignent de n’importe quoi, qu’il est de leur responsabilité d’être moins des fragiles, c’est juste de l’allégeance :

L’allégeance est une norme découverte en psycho’ sociale (Gangloff) qu’on suit pour bien paraitre aux yeux des autres, en supprimant toute la responsabilité des problèmes aux structures pour plutôt la reporter sur les gens, ça perpétue les problèmes.

+ de détails ici : [MQC] La norme d’allégeance : une forme de soumission – Hacking social (hacking-social.com)

L’illusion pseudolibre qui fait voir de la magie là où il y a de la souffrance

En fait, quand tu parles de magie Agnès , ouais il y a peut-être un truc de vrai sur la perception qu’a ta communauté fermée privilégiée : ils sont dans une illusion pseudolibre/néolibérale complétement fausse, déconnectée.

C’est effectivement aussi faux que de la magie. C’est une tromperie à laquelle vous croyez, alors que c’est un tour d’illusionniste, qui pioufff cache les souffrances, les pénibilités en un tour de passe passe sordide.

L’usine pourrait être tout autrement

J’ai donné l’exemple de hack social d’Annie, qui avait retourné un service vers le bien-être, il peut y avoir aussi un changement radical de structure.

Favi est une industrie qui est passée à un modèle quasi autogéré, presque horizontal où il y a un vrai pouvoir dans les mains des opérateurs (ils peuvent décider de la politique de l’entreprise, d’inventer des nouvelles fonctions, ils gèrent le budget selon leurs besoins concrets et les innovations qu’ils estiment nécessaires, ils décident en tant de crise etc…) ; j’en ai parlé dans mon dernier livre accessible gratuitement ici, dans le PDF page 111 : https://hacking-social.com/2021/09/17/en-toute-puissance-manuel-dautodetermination-radicale/  ; A noter que j’ai aussi parler beaucoup de désobéissance au travail et donné plein d’exemples de hack, d’amélioration furtives, de lancement d’alerte, etc.

Certains ont d’ailleurs signalés des conditions meilleures :

https://twitter.com/EtienneBlanc_/status/1447108571230089221

Bref, force à tous les gens actuellement sur la chaine, perso j’oublierais jamais les gens que j’y ai vus rebelles, non-allégeants, tirant de leur fierté de leur solidarité avec les gens.

Des liens

  • J’ai parlé de mes autres expériences de salariées dans des environnements destructeurs ici (restauration et ménage en plus de l’usine ) : J’ai travaillé à OnVautMieuxQueca 
  • D’autres témoignages des expériences à l’usine ici : usine OVMQC
  • Evidemment je cautionne la désobéissance altruiste (si c’est égoïste, la désobéissance est juste ridicule) et tout acte qui s’attaque à la destructivité, j’ai fait une liste ici  :

 

Viciss Hackso Écrit par :

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2 Comments

  1. mariie
    14 octobre 2021
    Reply

    j’ai bossé dans bon nombres de shitty jobs principalement pour observer les conditions de travail ( parce que j’écris des nouvelles , y’en a qui vont au bar , moi dans les shitty job pour observer les dynamiques et les égos), il y a des gens bien et il y a de vrais connards qui vous considèrent comme des nullos pas intelligents, des ratés en gros donc ils se permettent de mal vous parler à longueur de journée. Mais , Je me souviens aussi de chantiers épuisants ou nous respections les boss qui mettaient la main à la patte autant que nous, qui partageaient les efforts et de cette manière nous étions pas mal heureux d ‘être solidaires dans le respect commun. Cette ministre quand je l’ai entendue, je me suis encore dit  » une de plus totalement hors sol, qui ne connaît rien mais strictement rien, qui pérore des phrases d’une stupidité sans pareille, qui n’ a probablement vu que des photos d’usines sans jamais pénétrer dans aucune
    d’ ‘entre elles encore moins y travailler.

  2. Anonyme
    20 octobre 2021
    Reply

    Bonsoir, je tenais à partager cette video. La personne dans la video survole certaines des hypothèses derrière les théories économiques neolibérales (qui sont d’ailleurs considérées comme des évidences indébatables dans les écoles de commerce et de gestion, et presque répétées tous les jours dans tous les cours quelquesoit la filière, les autres théories et idées qui peuvent les remettre en question sont vite survolées et même mal représentées pour certains et taxées implicitement d’idéalisme loin de la « réalité » pendant la première année de formation) . Ces hypothèses ne sont pas traité comme des hypothèses mais comme des faits par la plupart des gens (et pas que les managers malheureusement). En tout cas cette personne parle de ces hypothèses, et j’ai pensé que vous pouvez trouvez cela utile dans vos recherches. Voici la video: https://www.youtube.com/watch?v=th3KE_H27bs
    Bonne continuation!

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