Sommaire de l'article
- « Mais on vit des vrais jeux à somme nulle, refuser de voir leurs règles c’est être naïf, risquer de se faire avoir/perdre »
- Le jeu coopératif… même en temps de guerre.
- Des gens qui se croient perdants et qui ont tout, des gens qui n’ont rien, prêts à tout partager
- Un jeu à somme NON nulle et hack du jeu à somme nulle
- Chercher la compréhension fine plutôt que de s’arrêter au jugement
- Plutôt que des privilèges reconnus et des injustices regrettées, des actes de justice
- La compétition ?
- Note de bas de page
N’hésitez pas à consulter les articles précédents avant de commencer celui ci, car cela risque d’être incompréhensible sinon :
On a vu au cours de notre exploration, qu’un jeu non nul, qu’on pourrait appeler « gagnant gagnant » (les personnes gagnent ensemble), ou coopératif, avait beaucoup plus de conséquences positives tant personnellement que collectivement : les personnes dans le jeu non nul avaient plus d’affects positifs et de satisfaction de la vie, des relations satisfaisantes, un comportement prosocial, une confiance interpersonnelle, une confiance dans les institutions sociales, moins de comportement de sapage social (par exemple, diffuser des rumeurs sur les collègues ou retarder intentionnellement le travail pour ralentir les collègues). Politiquement, elles faisaient preuve de plus de soutien à l’immigration, plus de soutien à l’égalité des genres, plus de soutien à l’égalité ethnique, plus de soutien aux droits LGBTQIA+, plus de libertés civiles, plus d’engagements envers la démocratie, leur soutien était accru à l’accueil des réfugiés et à la résolution des conflits.
Si l’on devait résumer, les croyants à somme nulle sont envahis par des idées de menace et d’esprit de « guerre » contre eux et/ou leur groupe, alors que les autres souhaitent et visent une paix collective tous ensemble.
En renversant ces découvertes, ce qui pourrait éviter de déclencher la croyance en la somme nulle serait une agréabilité haute, un SDO bas, une triade noire basse ou absente, une recherche de compréhension des phénomènes sociaux qui prend son temps et évalue tous les facteurs, une empathie cognitive en se mettant à la place des différents acteurs d’une situation qu’on essaye de comprendre, se sentir en sécurité et en confiance avec les gens, se concentrer sur les possibilités qu’on a et non ce qu’on craint de perdre.
Vivre dans une situation non menaçante, sans pénurie et inquiétude, dans un pays avec un fort PIB, une croissance, avec une variété de partis politiques, des dirigeants prenant leur responsabilité et une situation sans enjeux inquiétants, faciliterait le jeu coopératif.
Ceci étant dit, cette croyance en un jeu coopératif, bien que des conséquences positives ait pu être souligné par la recherche, peut être considérée comme naïve, stupide. Toutes les études ou chiffres qu’on pourrait apporter à son crédit peuvent n’avoir aucun effet, notamment avec l’argument que la vie est objectivement un jeu à somme nulle.
« Mais on vit des vrais jeux à somme nulle, refuser de voir leurs règles c’est être naïf, risquer de se faire avoir/perdre »
Et au risque de vous surprendre, je ne vais pas vous contredire : oui, il y a quantité de situations, de moments, de contextes, dans quantité d’environnements sociaux variés où les règles du jeu sont à somme nulle. Certains en tirent une fierté et une aura de pouvoir dont ils rayonnent, puis s’enragent quand un adversaire prend le lead, puis retrouvent leur shoot de fierté dominatrice lorsqu’ils l’ont abattu, ainsi de suite jusqu’au prochain adversaire. J’ai connu des joueurs et joueuses à somme nulle qui étaient comme addict à ce jeu, et comme n’importe quel accro, ils faisaient en sorte que les environnements sociaux tombent dans la même addiction, en imposant le jeu par tous les moyens possibles qu’ils avaient. Alors, qu’on soit le genre de joueur qui kiffe ce genre de jeu ou le rejette pour en préférer d’autres, on a tous été obligés à un moment donné d’y jouer, d’adopter ce logiciel pour au moins éviter de souffrir, pour éviter de perdre le peu qu’on a, pour survivre, pour ne pas être rejeté.
Mais est-ce que pour autant la vie devrait se réduire à ce jeu ? Est-ce que c’est vraiment ce qu’on souhaite au fond de nous, annuler toute possibilité de sincère amitié mutuelle à autrui ? Est-ce qu’on veut vraiment empêcher toute relation où la joie d’autrui est aussi la nôtre et se démultiplie ? Est-ce que vraiment on veut se passer d’un plaisir collectivement célébré, ce qui en démultiplie les satisfactions ? Est-ce qu’on veut se passer du soutien dans les pires conditions et ne plus pouvoir en tirer un sentiment d’appartenance à l’humanité qui préserve un peu de dignité ? Est-ce que c’est vraiment enviable d’abandonner tout espoir de s’assembler pour créer, changer les choses avec une puissance démultipliée parce qu’on se sent en sécurité même face aux plus grands défis ? Faut-il annuler cela sous prétexte qu’on est forcé au jeu nul parfois ? Faut-il renoncer à notre nature d’animal social parce que certains ont perdu ou supprimé toute leur capacité empathique sous des influences morbides ?
Je ne vais pas argumenter sur la réalité du jeu à somme nulle dans certaines circonstances, qu’on le considère généralisé ou spécifique, parce qu’il me semble que l’enjeu qui nous concerne tous est plutôt les jeux qui nous seraient plus collectivement profitables de vivre. Ainsi, qu’on affronte une situation qui serait factuellement à somme nulle (par exemple être une cible dans une guerre) ou reposant sur des sentiments de menace (par exemple croire qu’on est au bord de la guerre civile alors qu’on n’a aucun fait démontrant qu’on est ciblé), l’enjeu est, il me semble, de vraiment être au clair sur ce qu’on veut. Et je pense qu’on peut tous être d’accord sur l’importance de se sentir en sécurité, sans être à la merci de menaces qui nous font peur ou nous mettent sur le qui-vive constamment, ou génère des peurs de perdre tout ce qu’on a acquis.
Or, c’est ce à quoi participe la croyance en la somme nulle.
Elle nous fait croire que lorsque « l’adversaire » aurait moins que nous, que ce soit en droit, en ressources, en statut, en likes et en vues, c’est qu’on aurait « gagné », donc qu’on serait davantage en sécurité, mieux dans la vie : c’est faux. L’affect positif que l’on a de l’échec d’un « ennemi » n’est qu’un shoot transitoire qui ne créé rien, ni sécurité, ni aucune relation sociale durable participant à ce sentiment de sécurité.
Qu’un « adversaire » ait plus en droits, en ressources, en statut, en likes et en vues ne va pas nous faire sentir plus en sécurité. Il ne s’agit pas de nier les injustices et les inégalités qui sont évidemment pesantes car nous avons besoin de ressources et de droits pour pouvoir vivre dignement. Mais ce n’est pas en retirant des droits et des ressources vitales à un pseudo « ennemi » que cela va régler l’injustice et l’inégalité, parce qu’on se contenterait de déplacerait l’injustice sur d’autres individus ou groupe. La structure stressante perdure, et rien ne nous garantit qu’elle switche ensuite encore sur notre groupe, ce qui maintient ce stress et ses peurs dont on croyait s’être débarrassé en gagnant sur un adversaire. Le vrai problème causant les injustices est dans les règles des structures injustes, et les suivre en étant tout aussi injuste, pour « gagner », ne va faire que renforcer l’idée qu’on est incapable d’en jouer ou d’en créer d’autre, ce qui valide ce jeu comme ayant de bonnes règles.
Les vrais enjeux ne vont donc pas être d’évaluer la situation comme à somme nulle ou non nulle, pour savoir quel jeu serait le « meilleur », le plus adapté, mais de viser un sentiment de sécurité pérenne, voire de courage, à travers nos jeux (structures sociales) et notre gameplay créateur de nouvelles règles. Et spoiler, cette sécurité pérenne ne s’obtient qu’en ayant pu au moins un jour mesurer la valeur de ce qu’est le vécu d’un jeu à somme NON nulle, concrètement, dans les faits.
Le jeu coopératif… même en temps de guerre.
Ce qui nous donne un sentiment de sécurité et de courage serait donc d’avoir des liens profonds, des relations signifiantes avec les autres, au moins une fois dans sa vie, d’avoir pu accéder à un gameplay concrètement à somme NON nulle. Parce qu’alors, on saurait jouer avec nos concitoyens même dans les contextes les plus confus ou difficiles, on pourrait importer ce gameplay qui crée, renforce, donne de la signification aux relations, dont il résulte de bons résultats pour tous, ce qui démultiplie les bonheurs. On pourrait perdre toute sécurité ou moyens objectifs, on saurait quand même se lier même dans les pires conditions. Ce constat n’est pas de moi, mais des Oliners via leur étude sur les sauveteurs résistants durant la Seconde Guerre mondiale, et dont on avait déjà parlé ici : https://www.hacking-social.com/2019/03/25/pa1-la-personnalite-altruiste/

Leur cas est très intéressant pour notre sujet car ces sauveteurs étaient objectivement plongés dans un contexte général de jeu à somme nulle (l’Occupation, la guerre), où ils auraient pu avoir une position moins dangereuse en évitant de se préoccuper des cibles ou de la souffrance des autres (car ils n’étaient pas eux-mêmes les cibles directes). Or eux, ils sont entrés dans ce jeu nul pour l’annuler de l’intérieur, soit en résistant, soit avec leur jeu coopératif notamment en sauvant des cibles du massacre par tous les moyens : faux papiers, aide à sortir des camps et du pays, hébergement caché, etc. Et ce que les chercheurs ont découvert, c’est qu’ils ont pu avoir la force de le faire, non pas en raison de moyens supérieurs à disposition (certains étaient même très pauvres) ou de statuts/conditions leur donnant plus de pouvoir (par contre ils ont pu feinter le fait d’avoir du pouvoir, par exemple se faire passer pour diplomate comme Giorgio Perscala), mais parce qu’ils avaient été liés à au moins une personne dans leur vie qui leur a transmis un vrai jeu à somme non nulle, factuellement prosocial, et qu’ils ont rejoué même si les conditions étaient mille fois pires. Tous les témoignages de résistants sauveteurs rapportent la rencontre d’une personne qui leur a montré un altruisme véritable dont ils ont pu voir les effets concrets, que ce soit un proche voire même un inconnu avec qui ils se sont liés par hasard. On voit cela même dans les témoignages de sauveteurs résistants qu’on trouve ailleurs. Par exemple Trocmé, ayant participé avec tout son village au sauvetage de milliers de personnes durant la Seconde Guerre, est d’abord dans une croyance à somme nulle, qu’on perçoit encore dans ses propos au début de sa rencontre avec un soldat allemand, à ses 15 ans, et qui le fera changer en lui montrant qu’on peut « jouer » à des jeux différents :

‘— « Bist du hungrig ? » (« As-tu faim ? »), me demanda-t-il, et il me tendit gauchement un quart de boule de pain noir, de ce fameux Kommisbrot, marqué d’un K, ce qui signifiait Kartoffel-brot (pain de pommes de terre), et que nous appelions railleusement le pain KK, caca, quoi.
— « Non », lui répondis-je en allemand. « Je n’ai pas faim, mais même si j’avais faim je ne prendrais pas votre pain parce que vous êtes un ennemi. »
— « Nein, nein, dit-il, Ich bin nicht dein Feind » (« Non, non, je ne suis pas ton ennemi. »)
— « Si, rétorquai-je, vous êtes mon ennemi. Vous portez cet uniforme, et demain vous tuerez peut-être mon frère, qui est en train de se battre contre vous, pour essayer de nous débarrasser de votre présence. Pourquoi êtes-vous venus chez nous, apporter la guerre et la souffrance, et le malheur ? »
— « Je ne suis pas ce que tu crois, répondit-il. Je suis chrétien. Est-ce que tu crois en Dieu ? »
Ma figure s’éclaira. Ce langage-là, qui remplissait toute ma vie, je le comprenais.
— « Nous avons trouvé le Christ à Breslau, continua-t-il, et nous lui avons donné notre vie. »
Là-dessus, il me raconta, avec détails, qu’il appartenait à une secte dont j’ai oublié le nom.
— « Les hommes ne peuvent rien contre ceux qui ont mis toute leur confiance en Dieu », dit-il. « Un jour, un homme qui haïssait notre assemblée. Son pistolet s’enraya, et nous y vîmes tous un signe du ciel. Je ne tuerai pas ton frère, continua-t-il, je ne tuerai aucun Français. Dieu nous a révélé qu’un chrétien ne doit pas tuer, jamais. Nous ne portons jamais d’arme ! »
— « Mais comment fais-tu, lui demandai-je, puisque tu es soldat ? »
— « Eh bien, j’ai expliqué mon affaire au capitaine, et il m’a permis d’aller sans armes. Ordinairement, les télégraphistes comme moi ont un pistolet, ou un poignard. Je n’ai rien. Je suis souvent en danger, entre les lignes, je chante un cantique et je prie Dieu. S’il a décidé de me garder en vie, il le fera. Sinon… »
J’étais très impressionné. La sincérité de cet homme était évidente. Pour la première fois je me trouvai en face de ce que l’on nomma plus tard un objecteur de conscience. Si ç’avait été un Français, j’aurais pu m’indigner : comment ! tu refuses de défendre ta patrie envahie et piétinée ; mais j’avais à faire à un Allemand, à un homme qui refusait de prendre part à une sale besogne. Son courage et sa foi étaient évidents. . Sans hésitation, je lui donnai ma confiance. J’avais rencontré un vrai chrétien, un chrétien tel qu’ils devraient tous être, tel que Dieu, à l’Union, nous avait révélé que nous devions être.
Mon amitié avec Kindler (c’était le nom de ce brave garçon) m’apporta enfin la solution aux contradictions dont les grandes personnes m’avaient donné l’exemple, et dont mon âme avait été empoisonnée. D’un seul coup, mon nationalisme, mon militarisme s’écroulèrent. Je vis la guerre telle qu’elle était : une épouvantable chasse où tous les belligérants, criminels et victimes, tour à tour de rôle, désobéissent à Dieu, en prétendant faire justice à sa place à coups de canon.
Mémoires, André Trocmé, 2020
C’est l’un des épisodes qui a participé à la force de résistance qu’il déploya plus tard avec sa femme et tout leur village, sans coordination particulière. Ce qui est particulièrement intéressant ici est de voir la dynamique de transformation entre croyances à somme nulle de départ, puis l’autre explique en quoi il n’est pas ennemi et c’est entendu par Trocmé parce qu’il s’identifie à lui via ce point commun qu’est la religion.
Ainsi ce n’est pas pour une question de morale que je précise la puissance du jeu à somme non nulle : je pense que refuser fermement et courageusement le jeu nul, par l’application courageuse et intelligente d’un jeu coopératif, est stratégiquement plus intéressant pour augmenter notre sentiment de sécurité, de puissance effective, même dans un contexte hardcore demandant un courage phénoménal comme la guerre.
Beaucoup de résistants n’ont pas accepté les règles du jeu nul imposé par la guerre, quand bien même tout le contexte les pressait avec une violence et des menaces réelles considérables, ils ont persisté à penser en somme NON nulle quand bien même tout s’y opposait pour des raisons de « sécurité », qui ne sont finalement qu’aussi sécuritaire que de croire qu’on sera abrité sous un parapluie à Brest en pleine tempête.
Cela paraît demander un courage considérable, mais il n’y a pas à entendre ce courage comme une force sans émotions, mais au contraire comme une acceptation totale de celle-ci, puis d’avancer avec elle1 : oui, ça passe par se prendre la tempête en pleine face, et avancer quand même, pour mettre à l’abri le plus de monde.
Et ils ont eu ce courage considérable parce qu’en joueur à somme NON nulle, ils étaient connectés à autrui, n’avaient pas éteints leurs capacités empathiques, faisaient preuve de prise de perspective, ils n’arrêtaient pas leur jugement et étaient continuellement dans la recherche de comprendre davantage tout ce qui se passait autour d’eux, avec une précision considérable :
“En 1943, le 29 août, nous avons appris que les nazis allaient faire une razzia et envoyer des Juifs danois dans des camps de concentration allemands. Avec des amis du département de la police, nous avons organisé une organisation de réfugiés — elle n’avait pas de nom. Nous avons embarqué en taxi, et même en voiture de police, pour nous rendre au port de pêche commercial et nous nous sommes organisés pour que les gens puissent se rendre en Suède. Les ports étaient contrôlés en partie par la marine allemande mais également par la police côtière, un service spécial de la police danoise. Nous devions faire très attention à notre « expédition » depuis des endroits où les contrôleurs n’arrêtaient pas les bateaux de pêche et où nous savions que les patrouilleurs de la marine allemande ne seraient pas présents. Après une semaine, nous avons réussi à faire sortir tous les gens d’origine juive du pays – 7 000 personnes.”
The altruistic personality, Oliner, 1988
On voit qu’il y a une collecte d’informations et de connaissances précises du terrain et beaucoup de témoignages sont emplis de détails concernant le matériel, les lieux, les organisations précises et les habitudes du lieu, la psychologie des personnes avec qui ils devaient interagir, bref tout était soigneusement pris en compte pour mener les actions.
Contrairement aux apparences, le jeu coopératif est clairement là où se situe la puissance psychologique -ou puissance tout court — quand on le regarde dans un contexte objectivement horrible de somme nulle. Mais cela ne veut pas dire que les joueurs coopératifs sont dans un état d’esprit héroïque, dans la figure du guerrier au moment où ils le vivent, parce que le résultat de leurs actions peuvent ne pas être visible, être continuellement entravés, ils peuvent être frustrés de ne pas en faire assez, être toujours affectés des horreurs qu’ils rencontrent.
Un jeu à somme non nulle en temps de relative paix, de suffisamment de démocratie, est relativement accessible à chacun et facile à suivre : mais plus le contexte devient horrible, plus ce gameplay devient un niveau difficile et suivre le jeu à somme nulle devient beaucoup plus « facile ». Mais si vous êtes gamer, vous savez à quel point des parties trop faciles dévitalisent tout le sens d’un jeu, le rendent ennuyeux, fade. N’hésitons pas alors à embrasser la difficulté de notre époque comme un défi qu’on peut tenter de traverser, qu’importe si on semble ne pas voir de grandes victoires, au moins on fera quelque chose qui a du sens.
Ainsi, d’un point de vue stratégique et au regard de notre époque, je dirais qu’il est clairement assez vital de commencer à jouer de façon non nulle si on ne l’a jamais fait sciemment pour s’entraîner et intégrer ce mode de jeu qui permet de survivre ou faire survivre autrui dans les contextes les plus hardcores. Si au contraire on a l’habitude d’être dans ce jeu coopératif mais qu’on voit que ses effets ne sont plus ce qu’ils étaient dans certains contextes, ne concluez pas trop vite que c’est un échec et qu’il faudrait être dans un jeu nul pour réussir : c’est exactement ce que la violence des contextes et des joueurs à somme nulle souhaitent, vous forcer à vous attabler à leur jeu d’échecs pour vous contrôler, empêcher votre liberté et la créativité de jouer à d’autres jeux coopératifs. Cela demande une forte résistance, et pour l’alimenter cela demande de plus en plus de compétences, d’informations, de stratégies, d’essais et d’erreurs, de travail secret, et globalement de courage, car on va s’en prendre plein dans la tronche en retour.
J’ai dû le dire à plusieurs reprises, mais je le redis au cas où : plus les actes prosociaux les plus simples comme filer un coup de main à une personne sont perçus négativement, voire attaqués et punis, plus c’est un signe que le game change vers quelque chose de très sombre et que la prosocialité normale devient une résistance.
Des gens qui se croient perdants et qui ont tout, des gens qui n’ont rien, prêts à tout partager
Je n’ai pas besoin de vous l’apprendre, vous savez qu’il y a des gens qui sont dans la croyance en un jeu nul alors qu’ils ne sont menacés en rien, qu’ils ont déjà beaucoup plus que les autres. Ils sont déjà bien gagnants mais ils persistent à voir l’accès aux ressources ou des réussites quelconques d’autres personnes comme une menace à ce qu’ils ont. Pire, certains utilisent leur statut, leur position sociale pour imposer ce jeu nul à d’autres au travail ou ailleurs, dans le champ médiatique.
Et vous savez qu’il y a des gens qui n’ont rien, qui vivent des insécurités objectives de pauvreté, de discrimination, qui pourtant jouent toujours le jeu coopératif et démontrent plus de générosité. Les études sur la compassion (théorisé comme la reconnaissance de la souffrance de l’autre et la volonté de l’aider), montrent des dizaines d’études où il s’avère que les bas statuts sont plus compassionnels, plus coopératifs, plus prosociaux que les personnes aisées, dominantes. Parce que spoiler, oui le jeu à somme non nulle est un meilleur moyen de survie que le jeu nul, fait de domination et de triade sombre, ce dernier étant un jeu pour continuer à gagner contre l’autre et maintenir les inégalités qui leur profitent :
« Il est maintenant de plus en plus évident que, à mesure que les gens deviennent plus puissants dans leurs groupes sociaux, ils deviennent en fait moins empathiques, moins sensibles à la souffrance des autres et moins compatissants (James, 2007 ; Keltner, 2016 ; Van Kleef, Overis, Lowe, LouKogan, Goetz et Keltner, 2008). Bien qu’il existe des exceptions philanthropiques évidentes, Piff (2014) a montré que l’augmentation de la richesse s’accompagne souvent d’un sentiment narcissique croissant d’avoir tous les droits et d’une moindre orientation vers le partage. En d’autres termes, l’augmentation de la richesse peut avantager les stratégies de type Triade sombre et de type hubristique aux dépens potentiels des stratégies altruistes »
Handbook of compassion science, Emma M. Seppälä, Emiliana Simon, Thomas Stephanie, L. Brown Monica C. Worline, 2017
Et vous trouverez d’autres études qui montrent ces liens ici : https://www.hacking-social.com/2020/07/13/quest-ce-qui-bloque-la-compassion-conformisme-ethnocentrisme-dominance-sociale-triade-noire/. Et de nombreuses autres études montrent qu’en fait, le moindre signal qu’un exogroupe viendrait signaler une domination, une exploitation, une discrimination, une inégalité de leur part est considéré comme une dangereuse menace qui augmente leur croyance nulle, plutôt que de voir la discrimination, les injustices, etc. comme un problème2.
L’erreur qu’on peut faire en tant que joueur coopératif est de leur prêter le même gameplay que nous (surtout si on est haut en agréabilité), leur donner des choses que ce soit de la force de travail, de l’attention, de bonnes intentions, alors qu’ils ne feront jamais la même chose pour nous. Et c’est exactement cette prise de conscience d’avoir été exploité qui peut aussi nous faire abandonner le jeu coopératif, comme si notre gameplay avait été naïf, idiot, puis on endosse sans merci le jeu nul. Je pense qu’on peut jouer d’une autre façon, situation par situation : il s’agit de tester la mutualité des relations et noter si la loi de réciprocité est à l’œuvre, dans quelle mesure et pourquoi. Donner toute ma force de travail dans un job aurait été la pire des stratégies tant il y avait de l’exploitation, des arnaques, un jeu à somme nul dominant tout ; dans un autre, je n’ai pas hésité à suer, parce qu’on jouait en mode coopératif et que tous y gagner et que même, on avait le temps de le célébrer ensemble. Ce que l’âge apprend, c’est qu’adopter un seul et unique gameplay quel qu’il soit ne va pas donner de bons résultats dans la vie sociale, il y a à savoir se flexibiliser voire carrément inventer avec les autres des jeux encore plus complexes que ceux résumables à la somme nulle ou non nulle. C’est le seul moyen à mon sens de neutraliser les dégâts de ceux qui imposent la somme nulle à autrui. J’avais donné un exemple concret de crack d’une structure à somme nulle imposé comme modèle de management ici : https://www.hacking-social.com/2014/12/01/hacker-le-chef-psychopathe-la-theorie-des-allies/ ; en résumé, l’astuce pour hacker ce système était d’entretenir notre imprédictibilité.
Un jeu à somme NON nulle et hack du jeu à somme nulle
Mais peut-être aussi que pour une raison ou une autre, même avec les exemples précédents vous n’arrivez pas à atteindre la compréhension de ce qu’est réellement un jeu coopératif. J’ai déjà vu des individus adultes, qui dans un jeu (au sens littéral) dont les règles explicitement coopératives n’arrivaient pas du tout à coopérer, orchestrant une compétition inutile pour s’approprier des statuts qui n’avaient pas de sens dans le jeu. On avait beau être plusieurs à expliquer que le but n’était pas d’obtenir telle position mais qu’ensemble on aille à tel point, non, rien n’y faisait, l’individu jouait solo pour obtenir un statut sans aucun sens, ne menant à aucun pouvoir ou victoire, voire nuisant à l’atteinte de l’objectif, mais juste parce que symboliquement « élevé ».
Donc je ne suis franchement pas sûre de réussir à expliquer ce qu’est le jeu coopératif à des personnes qui seraient dans une telle symbiose avec le jeu nul, mais j’ai quand même envie d’essayer l’exercice et peux être que cela pourrait vous être utile face aux joueurs dans la somme nulle que vous connaissez et qui seraient plus disposés à améliorer leurs relations.
Pour cela, désolé pour les habitués du site, mais je vais encore ressortir un schéma que j’utilise assez régulièrement car il est extrêmement clair sur la façon dont fonctionne un jeu relationnel simple, à somme non nulle, coopérative, où tout le monde « gagne » :

Si vous savez jouer aux jeux coopératifs ou que vous avez entretenus des caractéristiques liées à la somme NON nulle par vos buts (agréabilité haute, absence de triade sombre), la richesse d’une telle relation est évidente, et vous savez très bien qu’une excellente relation implique qu’ensuite B va être dans la même écoute pour A, dans un schéma où l’entraide est réciproque et apporte les mêmes richesses psychologiques, émotionnelles. Vous savez très bien que ça marche comme ça même si l’expression ne porte pas sur les émotions mais par exemple sur des idées, des inspirations, lorsqu’on crée ensemble, lorsqu’on réfléchit ensemble sur un sujet. Ça construit des richesses particulières, qui ont l’avantage d’être durables et infinies pour peu qu’on puisse trouver un autre joueur à somme non nulle comme nous ou exercer ces échanges multiplicateurs.
Donc notre problème ici n’est pas de convaincre de la réalité de ce schéma, mais de comprendre pourquoi ça ne marche pas du tout chez les profils de joueur à somme nulle. Si je réfléchis à la situation, ça ne marche pas chez eux parce que :
— Ce croyant à somme nulle pourrait accepter d’être dans le rôle de A, mais jamais renvoyer l’ascenseur en étant dans le rôle de B, ou en le faisant contre leur gré ou encore sans ressentir de l’empathie, de l’unité..
— Il pourrait accepter les deux rôles, mais uniquement pour des gens strictement comme eux en genre, en couleur de peau, en affiliation partisane, etc. Dès qu’un interlocuteur n’est plus du même genre ou de la même couleur de peau, ça y est, il y a une fermeture et le schéma ne se déroule pas. La raison est finalement assez simple : l’échange demande une horizontalité, or il s’estime supérieur ou extrêmement différent (un peu comme si l’autre était d’une autre planète et ne fonctionnant pas pareil), donc n’applique pas d’horizontalité possible, ne cherchent même pas les points communs.
— Il pourrait estimer que le rôle de B est celui d’inférieur à son service, que c’est normal, qu’il n’a pas à faire ça. Par exemple le sexisme est dans cette interprétation, que les femmes doivent écouter et aider, c’est leur rôle, l’inverse n’est pas possible. Donc jamais il n’initierait l’écoute en relevant une émotion de l’autre pour tenter de l’aider par exemple , ou verrait comme un affront si la personne essaye de faire comprendre son émotion, puisque ça les « pousserait » à se mettre dans un rôle « B » qu’il estime ne pas être sien.
J’ai donné l’exemple du sexisme, mais ça vaut aussi pour le racisme ; par exemple Daryl Davis, un militant afro-américain qui déconvertit des membres du KKK, raconte que presque tout le temps, il peut faire le rôle de B face à eux, ils n’ont pas de problème à s’exprimer, mais l’inverse est difficile à amener, et il souligne d’ailleurs qu’un excellent signe de début de déradicalisation est lorsqu’ils commencent à lui demander son avis31.
Sur le travail de déradicalisation des membres du KKK par Daryl Davis :
– Il pourrait n’avoir jamais été encouragé à prendre le rôle de B en raison de stéréotypes de genre et/ou d’environnement favorisant la dominance sociale qui associe l’écoute et le care aux « inférieurs », au point que les compétences socio émotionnelles en sont flétries, jamais développées. Pour ce point, on a déjà longuement parlé dans ETP de la façon de développer ces compétences, vous pouvez aussi consulter Les compétences socio émotionnelles de Mikolajczak Moïra.
— Il pourrait ne voir aucun intérêt ou motivation à développer ses compétences socioémotionnelles ou à s’exercer à être dans des rôles de B parce que n’ayant jamais testé pleinement car il n’y voyait qu’un acte pénible.
– Il pourrait avoir des défauts d’empathie et d’émotions qui font que l’étape « sentiment d’unité » et toute la richesse qu’il y a dans les liens en général n’est pas ressentie (par exemple chez les profils sociopathes à haute triade noire).
— Il pourrait exécuter parfaitement ce schéma, avoir de bonnes compétences socioemotionnelles, mais ne le faire que pour servir son intérêt. On peut le voir dans des situations d’arnaques qui demandent des compétences sociales, les manipulateurs peuvent en effet savoir très bien jouer la coopération pour leurs fins4.
Autrement dit, c’est parce que ces individus sont à la merci d’idéologies, de cultures données, de stéréotypes qu’ils sont bridés dans leur capacité relationnelle, que ça se passe mal ou d’une façon très pauvre. Par contre, ils peuvent avoir un bénéfice secondaire à cet état sous la forme d’un sentiment de supériorité à l’autre, de conformité aux stéréotypes raciaux et/ou de genre, et tant qu’ils s’accrocheront à ce bénéfice secondaire, il n’y aura pas de changement. Seul le cas dans notre dernier point semble être plus autodéterminé, bien que les fins puissent être égoïstes : si vous repérez ce genre de profil, cela va être une relation extrêmement particulière à gérer, mais je pense qu’on peut réussir à négocier en gagnant-gagnant quand l’arnaque ou la sournoiserie est repérée, étant donné qu’ils peuvent comprendre ce jeu même s’ils ne le mènent que pour leurs intérêts prioritairement.
Pour les autres, vous allez être soit attaqué, ignoré ou contraint au seul rôle de B. Si vous êtes mis dans le rôle de B, vous pourrez tester l’amplitude, les causes, les raisons de leur jeu nul, et ils pourront même être bien bavards là-dessus, ce qui vous donne un atout. Mais vous ne pourrez sans doute pas les changer car tout changement d’une personne doit venir d’elle. Les situations ou l’autre s’identifie à vous et a un déclic, tel qu’on l’a vu chez Trocmé, sont rares et demande IRL une conjonction de facteurs qui est difficilement prédictible ou programmable.
Certes un environnement social a son poids, peut influencer, mais le déclic doit être interne, on ne peut pas l’enclencher comme si on appuyait sur un bouton, ce qu’on retrouve dans la logique des nudges, des conditionnements ou des contrôles, surtout si on vise une autodétermination du jeu coopératif comme ça a été le cas chez Trocmé qui en a fait un pilier de son existence.
Ceci étant dit, vous pouvez utiliser vos positions de B pour protéger les gens à la manière qu’on a vu au dernier tiret : contrairement à l’arnaqueur de base, vous ne viserez pas que vos intérêts, mais celui d’un maximum de monde, notamment de ceux les plus ciblés. Ça demande d’être conscient de tous les jeux possibles à la fois, voire d’en inventer d’autres, et c’est globalement ce qu’on appelle le hacking social : jouer à un jeu coopératif pour des fins collectives en hackant les jeux à somme nulle qui nous pourrissent la vie à tous. J’ai pris le schéma de la communication pour sa simplicité, mais vous savez que ça peut concerner des situations hautement plus complexes et structurelles, on en a vu des tas d’exemples dans ETP.
Chercher la compréhension fine plutôt que de s’arrêter au jugement
On l’a vu, la croyance en la somme nulle advient parce que l’individu arrête sa réflexion au premier facteur où il peut percevoir un « gagnant » et un « perdant », et il se centre sur des victoires ou échecs liés à la matérialité des ressources.
Une recherche5 a posé l’hypothèse extrêmement intéressante que nous avions par défaut une interprétation des situations sociales comme étant davantage compétitives, à somme nulle parce qu’on n’arrive pas à inhiber de nous-mêmes ces règles plutôt que par conviction ou manque de volonté à coopérer. Pour la vérifier, les chercheurs ont fait jouer les gens dans un jeu coopératif soit en laissant les individus à eux-mêmes, soit en leur disant en amont qu’ils pouvaient utiliser une stratégie coopérative. C’était par exemple préciser que « vos intérêts ne sont pas opposés, vous pouvez tous gagner », les chercheurs parlent de nudger la coopération et cet outil est nommé « réencadrement cognitif explicite »
Lorsqu’ils sont laissés à eux-mêmes, la plupart des participants adoptent effectivement une stratégie compétitive perdante. Mais lorsqu’ils sont informés de la possibilité d’une stratégie coopérative par réencadrement cognitif explicite, il y a plus de coopération.
Ainsi, si on s’occupe d’un environnement social, on pourrait potentiellement prévenir les jeux à somme nulle en informant au préalable des possibilités coopératives pour aider les gens à inhiber leur jeu à somme nulle.
On a donc du mal à inhiber ses croyances en la somme nulle pour voir les possibilités coopératives, mais il ne faudrait pas en déduire que cette difficulté s’expliquerait par le fait que nous sommes bêtes ou qu’on juge mal, donc que la solution serait juste de « suspendre son jugement ». Lorsque nous-mêmes insistons sur « juger moins, comprendre plus » dans nos contenus, ce que nous voulons dire c’est continuer à chercher la compréhension, et non pas s’arrêter de réfléchir.
Nous précisons car dans certains cas, affirmer « suspendre son jugement » peut aussi représenter un arrêt de la recherche de compréhension de tous les facteurs : par exemple certains, face à un viol avéré, vont refuser les verdicts et les éléments renseignés par refus de se mettre à la place des cibles, refus de croire les informations qu’elles délivrent, ou encore par croyances qu’elles veulent tirer un profit de l’accusé (par exemple se faire connaître à travers les médias dans lesquels l’histoire est relayé, gagner de l’argent avec un procès, etc.). Cette croyance est évidemment à somme nulle et démontre un refus de prise de perspective (comme se rendre compte qu’un procès n’a rien d’une activité agréable pour les cibles, que c’est coûteux en moyen de toute sorte, que l’attention médiatique autour d’une affaire sombre est parfois au contraire, destructrice de carrière pour les cibles, etc.).
On peut donc avoir une croyance en un jeu à somme nulle, avec ses gagnants et perdants, avec un refus de se mettre à la place de tous les acteurs et actrices d’une situation compliquée, tout en vantant avoir eu « l’intelligence » de suspendre son jugement, même si en réalité il y a jugement dans le fait de refuser les éléments apportés par les cibles.
Chercher la compréhension plutôt que juger, c’est enquêter et ne pas arrêter l’enquête, tout en se mettant à la place de toutes les parties impliquées. Ainsi, pour diminuer les erreurs à somme nulle, les chercheurs recommandent de réfléchir aux conséquences à long terme et indirect6, et globalement à s’engager dans une réflexion7, à réfléchir plus en incitant les gens à prendre en compte les différentes priorités et préférences des autres8 : la prise de perspective, la responsabilisation, la prise en compte de questions mutuellement bénéfiques pourraient aider à ne pas tomber dans la facilité, les limites et les conséquences du jeu nul.
Plutôt que des privilèges reconnus et des injustices regrettées, des actes de justice
Le discours sur les privilèges à notre époque me semble encore trop formulé et interprété comme un jeu à somme nulle : il faudrait avouer ses privilèges pour reconnaître que d’autres en ont moins et leur laisser de la place. C’est comme si plutôt que de jouer au Monopoly sans rien dire, il suffirait d’y jouer mais en reconnaissant qu’on a eu le privilège obtenu plus de cartes chances ou de tomber en premier sur les bonnes rues, mais sans rien changer au jeu lui-même. Vous voyez qu’au fond, cela ne change rien aux règles qui causent l’inégalité. Ce qu’il faudrait, c’est changer directement les règles, par exemple décider de ne pas faire payer untel qui passerait dans sa rue, voire en redistribuant l’argent gagné.
Beaucoup d’individus s’approprient un discours de gauche autour des discriminations et inégalités pour jouer aux alliés, en feintant le fait de se savoir privilégié et reconnaissant les discriminations en plaignant les cibles de l’injustice, en jouant les ex-coupables, etc. Mais, ils ne font rien pour partager ces privilèges en question ou pour remettre une dose de justice dans la vie, voire pire, ils jouent au jeu nul en ciblant d’autres personnes ce qui me semble une diversion voire un sabotage des causes en question.
C’est comme si je reconnaissais à un invité pauvre et affamé que j’avais la chance d’avoir un frigo plein, que je parlais de ma chance et que je compassais à l’injustice qu’il vit, mais que je ne l’invitais jamais à partager un repas : ce n’est qu’hypocrisie. Un privilège dans les milieux collectivistes que j’ai connus, tu le partages directement et tu en fais profiter en collectif, sans avoir besoin de tenir un discours public sur tes privilèges. On horizontalise et on collectivise les intérêts qui n’auraient dû être que personnel en célébrant ensemble, parce qu’encore une fois, le jeu coopératif c’est là où se trouve la multiplication des plaisirs. Alors, oui j’ai peut-être une politique un peu fièrement barbare à ce sujet, mais ça a le mérite d’être des règles très claires : les gens qui partagent directement ces privilèges n’ont pas besoin de discourir à ce sujet, parce que les faits de partage parlent pour eux, dans leurs actes. Les gens qui ne font que parler à ce sujet pourraient faire mieux en montrant par les faits plutôt qu’en travaillant uniquement leur éloquence et image. Bref, la mesure d’un jeu réellement coopératif et s’opposant aux inégalités se mesure à des actes concrets, sur le plancher des vaches.
La compétition ?
On pourrait aussi avoir tendance à rejeter toute idée de compétition au vu de son association avec les croyances à sommes nulles et les conséquences que cela entraîne. On pourrait même rejeter tout jeu compétitif comme l’ennemi car perçu comme jeu à somme nulle, par exemple en insultant tous les sportifs et en les méprisant. Vous voyez qu’on retombe encore dans le piège du jeu à somme nulle en voulant le combattre, mais sans penser à sortir du logiciel nul avant.
Or regardons directement les jeux : on peut par exemple jouer aux échecs, et pourtant le faire avec un esprit coopératif qui ne casse pas du tout les relations mais au contraire les renforcent, les bons adversaires reconnaissants chacun leurs compétentes, l’intelligence de leurs stratégies, leurs innovations, etc. Gagner ou perdre dans un jeu à somme nulle mais pris selon une approche coopérative change tout, au point qu’on peut être aussi content de perdre que de gagner, parce que dans tous les cas, on a noué une relation avec l’autre personne et le jeu, on a appris quelque chose, on a vécu un moment d’apprentissage tant sur le jeu, sur nous, que sur l’autre, et réciproquement.
C’est pourquoi les situations de compétitions dans la recherche peuvent avoir des effets qui varient allant du très sapant des besoins psychologiques fondamentaux comme du plus nourrissant. La théorie de l’autodétermination nous apprend qu’en réalité ce n’est pas tant la structure compétitive le problème, que la façon dont elle est organisée socialement. Si c’est géré de façon contrôlante, ça n’ira pas du tout, si c’est fait de façon autodéterminatrice, ce sera émancipateur.


Plus précisément, dans une compétition autodéterminatrice, plutôt que d’être focalisé sur sa personne (ou que sur l’environnement nous pousse à l’être), on est focalisé sur le lien à l’activité, le défi qu’elle comporte et comment la réussir en soi, et non sur ce que ça va rapporter en statut, en image ou en richesse. L’information devient donc ce qui compte le plus pour réussir le défi, et les ratés ou l’échec peuvent justement être source d’informations pour accomplir les défis. Et je pense que c’est également ce qu’il se passe lorsqu’on résiste à un jeu à somme nulle, les résistants témoignant d’une très haute concentration sur tous les petits détails stratégiques et oubliant totalement leur égo, les risques personnels. Autrement dit, les territoires objectivement à somme nulle (comme les jeux compétitifs, mais ça pourrait porter aussi sur d’autres situations objectivement compétitives), pourraient être des terrains d’exercice pour se défaire des travers de la pensée à somme nulle, voire même tester des modes de résistance à celle-ci en restant coopératif, empathique.
On pourrait encore disserter pendant des lustres sur les façons de revivifier des jeux coopératifs ou d’autres inclassables, parce que la vie est pleine de possibilités même si les jeux à somme nulle sont extrêmement doués pour nous emmener dans leur marécage et rendre binaires ces possibilités, voire allant jusqu’à vomir sur nos possibilités coopératives pour les rendre abjectes
, avant même qu’on ait eu le temps de les observer. Je n’ai mis ici que quelques points qui là,
actuellement, me semblaient utiles de partager à la date ou j’ai publié cet article sur Internet.
Ceci étant, la recherche en a testé bien d’autres, et vous avez très certainement quantités d’idées, de capacités à imaginer, voire des possibilités autres que vous pouvez emprunter ou que vous avez déjà emprunté avec succès pour neutraliser les souffrances causées par les jeux nuls. La biblio pourra peut-être vous aider à aller plus loin, mais l’inspection de vos expériences ou de vos nouvelles expériences aussi. Ainsi, je vous souhaite d’excellentes sessions de prise de perspective aux informations précieuses, de joie collective et d’invention de nouveaux jeux 😉 !
Note de bas de page
La biblio complète du dossier est disponible également ici : Σ0 : bibliographie
1 C’est ce qu’on voit neurologiquement chez les désobéissants, l’émotion n’est absolument pas déniée et c’est qui donne la force d’agir, cf. Lepage 2017.
- ↩︎
- Wilkins, C. L., Wellman, J. D., Babbitt, L. G., Toosi, N. R., & Schad, K. D. (2015). You can win but I can’t lose: Bias against high-status groups increases their zero-sum beliefs about discrimination. Journal of Experimental Social Psychology, 57, 1–14. https://doi.org/10.1016/j.jesp.2014.10.008 ↩︎
- Documentaire Accidental Courtesy : Daryl Davis, Race & America et Daryl Davis, Klan-destine Relationships ↩︎
- Par exemple chez Kevin Mitnick, l’art de la supercherie ↩︎
- https://pmc.ncbi.nlm.nih.gov/articles/PMC4721918/#:~ : text=We%20examine%20the%20hypothesis%20that,This%20minor%20intervention%20boosted ↩︎
- Johnson, S., Zhang, J. & Keil, F. Consumers’ beliefs about the effects of trade. SSRN https://doi.org/10.2139/ssrn.3376248 (2019). ↩︎
- Frederick, S. Cognitive reflection and decision making. J. Econ. Perspect. 19, 25–42 (2005) ↩︎
- Johnson, S. G. B., Zhang, J. & Keil, F. C. Win–win denial: the psychological underpinnings of zero-sum thinking. J. Exp. Psychol. Gen. 151, 455–474 (2022). ↩︎
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