Sommaire de l'article
- Différents bloqueurs de compassion
- Les causes de ces bloqueurs de compassion
- Des causes totalement extérieures à la personne
- Éviter la honte : un facteur anticompassion pour les autres et pour soi
- L’autoritarisme de droite : un facteur anticompassion ethnocentrique qui peut être augmenté par l’extérieur
- La dominance sociale : un facteur anticompassion individuel alimenté par les environnement sociaux
- La triade noire : narcissisme, psychopathie, machiavélisme
- Les actes de cruauté
- La suite et fin : En conclusion… Le hacker social doit-il se mettre à méditer ? À être altruiste ? À être plus compatissant ?
Précédemment, nous avons vu ce qu’était la compassion :
Ainsi que la façon dont elle pouvait s’inscrire dans un mouvement collectif au sein d’une organisation :
Aujourd’hui, nous voyons ce qui peut la bloquer chez une personne.
Cet article peut être lu sans avoir lu les articles le précédent, mais il fait également parti d’un dossier que voici :
- introduction :La pleine conscience et la compassion… néolibéralisation ou hack social ?
- Qu’est-ce que la pleine conscience ?
- Comment la pleine conscience peut-elle être néolibéralisée ? McMindfulness, Travail, Google
- La pleine conscience est-elle un cheval de Troie dans le monde néolibéral ?
- Comment les dirigeants d’entreprise se transforment après un programme de pleine conscience ?
- La pleine conscience est-elle en lien avec la créativité, l’autodétermination, le flow ?
- Que faire pour éviter la néolibéralisation de la pleine conscience ?
- Qu’est-ce que la compassion ?
- Comment pratiquer la compassion ?
- Les programmes de compassion à l’école, pour les profs et les élèves, néolibéralisation ou non ?
- La compassion selon Google : une stratégie pour mieux se faire obéir
- Comment serait un leader compassionnel ?
Ce dossier est disponible en ebook :
Différents bloqueurs de compassion
Bien que la vertu d’un comportement, d’une action et d’une motivation compatissante ou altruiste, soit assez unanimement reconnue comme « bonne » dans une grande majorité de cultures, la compassion peut être bloquée pour de nombreuses raisons, situationnelles, contextuelles, personnelles, sociales : on peut la bloquer sous différentes facettes, c’est-à-dire soit :
- s’interdire toute autocompassion,
- s’interdire d’en recevoir d’autrui,
- ou encore refuser d’en donner à autrui.
Et selon les personnes, une ou plusieurs facette peut être bloquée : par exemple, les personnes vont être compatissantes pour autrui, mais pas envers elles-mêmes ; ou dans un profil inverse, être autocompatissante, accepter de recevoir de la compassion, mais refuser d’en donner à autrui.
Ces blocages peuvent être d’une nature très différente :
- il peut y avoir des conditions extérieures qui s’opposent à l’activité compassionnelle d’une personne, et ce malgré sa volonté d’aider. En cela le problème n’est pas qu’elle manquerait de compassion, mais que l’environnement social l’empêche de l’exercer par des conditions et des politiques anti-compassion (par exemple, le manque de moyen à l’hôpital bloque les personnes dans leur élan de compassion, puisqu’elles sont empêchées d’agir de façon idéale).
- l’individu peut éviter la compassion par conformisme dans une situation où personne n’est compassionnel (l’effet spectateur par exemple). Autrement dit, on imiterait la non-action d’autrui ou encore son action anti-compatissante, parce que nous analysons leurs comportements d’indifférence ou d’inaction comme un probable modèle de « que faire » face à la souffrance.
Sur l’effet spectateur :
- l’individu peut avoir un comportement anticompassion par soumission à l’autorité : quand un autorité ordonne de faire des actes non-bienveillants, une majorité de personnes obéit malgré une conscience de la douleur de la cible.
Voir l’expérience de Milgram sur la soumission à l’autorité :
https://www.youtube.com/watch?v=D3aShsV0HJw
Et sa réplique avec le jeu de la mort :
- l’individu peut avoir un comportement anticompassion par pression sociale, parfois appelé par les spécialistes du génocide « soumission horizontale » (J. Semelin E. Straub). L’individu a des comportements anticompassion parce que ses pairs, collègues, proches, son groupe, l’incitent à en avoir.
- Il peut y avoir un soutien à des politiques, à des mesures, à des conditions qui causent la souffrance chez autrui par une « croyance en un monde juste » de l’individu : par exemple « si l’autre souffre, c’est «qu’il l’a sans doute mérité/bien cherché » ou « qu’il ne mérite pas ma compassion parce qu’il n’a fait aucun effort » :
Sous cette vidéo sur les violences conjugales, une personne déclame que les cibles de ces violences ne méritent pas de compassion
la vidéo :
Le commentaire et un échange où l’on découvre qu’en fait la personne (en rouge) est dans la croyance en un monde juste (elle est agressive envers les cibles parce qu’elle ne peut rien faire pour elles, or quand elle peut faire quelque chose, elle peut avoir un comportement altruiste) :
- Il peut y avoir un soutien à des politiques, à des mesures, à des conditions qui causent la souffrance chez autrui par autoritarisme de droite (Cf RWA ou encore personnalité autoritaire) : ce profil a un fort ethnocentrisme (il discrimine les exogroupes, supériorise son propre groupe), une agressivité autoritaire (tendance à adhérer à toutes mesures contre des exogroupes), une soumission à l’autorité et un conventionnalisme (qui est une forme de conformisme et de tendance à la soumission horizontale).
- Il peut y avoir un soutien à des politiques, à des mesures, à des conditions qui causent la souffrance chez autrui par dogmatisme (cela peut être un dogmatisme de n’importe quel parti politique, comme un dogmatisme sur un sujet moins directement lié à la politique)
- l’anticompassion est également lié à un statut supérieur et à la dominance sociale (cf SDO) : plus l’individu est favorisé dans la société ou a des conditions favorables (statut professionnel, bon revenus, n’est pas discriminé défavorablement) moins il éprouvera d’empathie, de compassion ou d’altruisme pour autrui. Il sera anti-égalité et favorisera ce qui le favorisera lui, n’éprouvera pas de compassion pour l’exogroupe.
- Et enfin, L’individu peut n’avoir aucune motivation à compatir, ni à être altruiste ou faire des actes prosociaux parce qu’il a des traits de la « triade noire », attitudes, comportements, dispositions antisociale (sadisme, machiavélisme narcissisme, psychopathe…) : à noter que le SDO est très lié au narcissisme et au machiavélisme.
Les causes de ces bloqueurs de compassion
Ces bloqueurs de compassions sont déterminés à la fois par des causes situationnelles, liés aux environnements sociaux proximaux (l’entreprise ou l’institution dans laquelle travaille l’individu, l’école, sa famille…) ou distaux (culture, politique, situation économique du pays…) et par des causes dispositionnelles (des traits de personnalités, des attitudes…). Cependant, même les causes dispositionnelles ont souvent pour cause première les environnements sociaux qui ont permis d’exprimer certaines dispositions : par exemple les actes de très haut sadisme dans les génocides sont toujours permis par un contexte issu de politiques particulières ordonnant, incitant ou permettant l’expression d’actes sadiques. Selon Jacques Semelin, historien et psychologue social, les génocides ont toujours pour cause première les dominants d’une époque et d’un lieu, et jamais l’initiative « personnelle » d’un peuple, il y a toujours une influence descendante d’une élite, qu’elle soit politique, intellectuelle, culturelle, entrepreneuriale…
Des causes totalement extérieures à la personne
Lorsque les conditions extérieures bloquent la compassion, les causes sont totalement situationnelles, puisque l’individu veut être compatissant, altruiste, mais que l’environnement social l’en empêche. Le contexte peut poser d’immenses obstacles à ces actes et alors entraîner des épuisements type burnout : Brown, Crawford, Gilbert, Gilbert et Gale (2014) ont exploré les expériences de compassion des cliniciens dans les unités psychiatriques. Tous souhaitaient fournir des soins compatissants à leurs patients, mais ce qui a causé des problèmes et de la fatigue était contextuel : pénurie de personnel, bureaucratie, contraintes de temps sévères sur les rôles de soins, déclassement du personnel pour des économies de coûts, réorganisations constantes de la gestion, manque de soutien en cas de problème et incertitudes quant à l’avenir.
Les chercheurs en appellent à se méfier des interprétations1 qui diraient que l’empathie ou la compassion s’épuise (souvent dans le milieu hospitalier), comme si trop de compassion menait directement au burn-out : souvent ces études ne prennent pas en compte les conditions à laquelle sont soumises les personnes voulant aider, or ce sont ces conditions qui causent l’épuisement et non le fait qu’elles fassent preuve de beaucoup de compassion.
La solution est donc ici de s’attaquer aux obstacles qui empêchent les personnes d’œuvrer avec compassion, et ces obstacles se trouvent dans l’organisation, dans les politiques des environnements sociaux proximaux et distaux. Et comme ces situations sont à fort burn-out pour les personnes concernées, il y a pour les autres groupes à surmonter l’effet spectateur, car ces derniers peuvent les soutenir lors de leur revendication, ayant possiblement plus d’énergie à disposition.
Éviter la honte : un facteur anticompassion pour les autres et pour soi
Le conformisme, la pression sociale, la soumission à l’autorité, l’effet spectateur, lorsqu’il ne sont pas en lien avec un RWA ou un SDO élevé, sont liés à l’évitement de la honte, à l’évitement du jugement social ; mais cette peur du jugement social et cette honte sont des dispositions liées aux mauvais traitements des environnements sociaux proximaux et distaux. Ces environnements ont pu humilier la personne, saper son estime de soi, la dévaloriser, avoir des attentes démesurée à son égard voire impossible à atteindre (comme des injonctions paradoxales, telle que demander à être à la fois autonome et interdire l’initiative personnelle par exemple) : la personne tente alors d’éviter d’être humiliée à nouveau ou va se conformer pour tenter de restaurer son estime de soi, gagner une meilleure image auprès d’autrui.
Prenons l’exemple de l’effet spectateur : plus il y a de monde dans un endroit public, et que dans celui-ci il y a un individu en souffrance, moins les personnes lui viendront rapidement en aide. Et moins il y a de monde, plus l’individu en souffrance a de chances d’être sauvé rapidement. Ici la compassion est bloquée par la peur de se comporter d’une manière inappropriée en aidant (face à un individu en souffrance, l’individu lambda peut faire l’hypothèse que si les autres ne font rien, c’est pour une bonne raison, qu’il faudrait imiter). Ce n’est pas lié à un sadisme individuel ou à une absence généralisée de prosociabilité : la peur de la honte, de mal se comporter, d’être jugé négativement par tous ces gens présents supplante l’empathie, l’altruisme et la compassion. Ce n’est ni un sadisme, ni une faiblesse, ni « être con » : nous sommes des animaux sociaux, et les humiliations, l’ostracisation, nous causent une profonde douleur, similaire à des blessures physiques, ainsi il n’est pas anormal que nous cherchions à l’éviter.
L’inverse, à savoir faire acte de compassion, peut demander un courage social très élevé, parce qu’il demande de s’opposer à tout l’environnement social et à ses attentes, donc à accepter l’idée de cette souffrance sociale future, possiblement très violente selon les contextes (cf la personnalité altruiste des résistants et sauveurs durant la seconde guerre mondiale). On remarque d’ailleurs que le courage altruiste est également possible parce que l’individu se lance dans l’action compatissante sans réfléchir aux conséquences, par réflexe face à l’insupportable de la souffrance : réfléchir, ne pas être dans l’automatisme, est parfois nuisible à l’altruisme, pour la même raison que nous sommes des animaux sociaux et également parce que la souffrance perçue d’un autre est automatiquement insupportable. Mais s’ils peuvent eux, agir avec compassion malgré les conséquences, c’est également parce qu’ils ont la chance d’avoir des environnements sociaux exemplaires en terme de transmission de l’altruisme.
Mais cette peur de la honte, qui peut bloquer la compassion pour autrui dans certaines situations, bloque également l’autocompassion, et elle peut être liée à une haine de soi :
« La honte est une réponse défensive à la critique, à la moquerie ou au rejet des autres (Gilbert, 1998). La honte peut se concentrer sur nos propres autoévaluations négatives; se sentir personnellement inférieur, inadéquat, avec des défauts, ou avoir fait des erreurs ou pris de mauvaises actions (appelé honte interne). De plus, les gens peuvent se traiter avec une légère autocritique jusqu’à l’auto-persécution et la haine de soi. Ce sont des inhibiteurs majeurs de la compassion de soi, de l’acceptation de soi et du pardon de soi. […] Nous ressentons que les autres nous considèrent comme inadéquats, défectueux, indésirables, peu attrayants ou mauvais d’une manière ou d’une autre; nous nous sentons honteux, diminués ou rabaissés, dans les yeux et l’esprit des autres (appelés honte externe) (Gilbert, 1998, 2007). Il s’agit d’une perte concurrentielle majeure de statut social avec des implications potentiellement graves pour un engagement social confiant et pour garantir des relations utiles ».
Handbook of compassion science, Emma M. Seppälä, Emiliana Simon, Thomas Stephanie, L. Brown Monica C. Worline, 2017
On pourrait imaginer que se sentir honteux, amène donc à se « rattraper », être plus vertueux dans le corps social, notamment via des actes de compassion ; mais c’est généralement le contraire, la honte est plus susceptible d’être connectée à l’évitement de la responsabilité, à la colère, à la dissimulation, à l’agression (Stuewig, Tangney, Kendall, Folk, Meyer et Dearing, 2014; Tangney, Stuewig, 2007).
La honte pose une menace sur notre identité sociale, donc on peut craindre d’être honteux à nouveau, d’être rejeté ou attaqué : ce qui peut nous pousser à nous conformer à des comportements préjudiciables envers nous-même et envers les autres (Gilbert, 1998, 2007).
La peur de la honte peut inhiber la compassion, mais aussi supprimer le courage moral et la préparation à lutter contre l’injustice et les comportements non compatissants. La honte peut nous empêcher de tendre la main aux autres et nous empêcher de recevoir de la compassion et de la donner (Gilbert, 2017b)
Pour bien comprendre comment cette peur du jugement social, cette peur d’avoir honte nous empêche d’être compassionnel, l’expérience de Milgram est très parlante : de nombreuses situations où l’on doit agir pour arrêter de la souffrance demandent du courage, le courage de s’opposer à un autre, le courage d’entrer dans le conflit avec un autre, le courage d’assumer ses émotions négatives comme « vraies » et d’aller au bout de ce qu’elles demandent.
Ainsi, si être compatissant peut être très aisé lorsque l’environnement social est favorable à ces comportements, les valorise ou du moins ne les empêche pas, cela devient un défi qui demande du courage lorsque l’environnement social s’y oppose. C’est pourquoi les personnes dont l’estime de soi est diminuée, sont honteuses, peuvent se conformer de façon anticompassionnelle, parce qu’elles n’ont pas l’énergie psychique nécessaire pour engager cette démarche de courage qui apparaît comme très coûteuse en terme de risques de rejet, de distanciation avec autrui d’abandon social, bref en risque de sapage de proximité sociale.
Cependant, les chercheurs montrent que souvent les gens surestiment le coût des actes de compassion, que ce soit sur le plan des ressources à engager pour aider autrui (temps, énergie, argent) comme des conséquences négatives.
Individuellement, l‘antidote à ce blocage serait de tester l’acte compatissant, à petit pas, sans préjugé de ce que l’acte va « coûter » : par exemple les désobéissants dans l’expérience de Milgram ont tous commencé par poser des questions, par interagir avec l’autorité, ce qui leur a donné la force de dire non par la suite. Et cela s’est fait sans préjuger des conséquences, ni se baser sur des conséquences négatives qui ont eu lieu par le passé : les conséquences peuvent au contraire être positives et restaurer de l’estime de soi (via le courage qu’on se prouve à soi-même), nourrir la proximité sociale (l’autre est reconnaissant d’être aidé, on est lié positivement à lui), nourrir le besoin d’autonomie (on a exercé sa liberté malgré les obstacles à celle-ci), nourrir le besoin de compétence (on a réussi une action qui avait pourtant une certaine difficulté, qui « n’était pas gagnée d’avance») et apporter globalement du bonheur.
Transmuter la honte en culpabilité ?
Les chercheurs notent qu’au contraire la culpabilité, en tant qu’émotion connectée à la tristesse et au regret, est plus susceptible d’être associée à la compassion car cela implique une sensibilité à la souffrance de l’autre, d’une manière qui ne fait pas honte. Elle est davantage liée au sentiment de responsabilité, d’évitement des méfaits. Ainsi faudrait-il transmuter la honte en culpabilité ? La culpabilité peut être également « plombante », obscurcir les possibilités d’actions altruistes ; on peut aussi se sentir coupable de façon irrationnelle, alors qu’on n’a pas commis de fautes particulières (dans le cas d’une forte internalité par exemple, ou l’on a tendance à se blâmer soi même de fautes qui sont pourtant dues à des causes extérieures) : l’idée serait d’intégrer cette analyse de « culpabilité » dans un cadre d’autocompassion, afin d’éviter les analyses irrationnelles, la haine de soi et d’orienter vers les possibilités de réparation, de pardon, de soin, d’altruisme ou d’amélioration des situations, pour les autres comme pour soi-même.
L’autoritarisme de droite : un facteur anticompassion ethnocentrique qui peut être augmenté par l’extérieur
Le haut score en autoritarisme de droite mesure certes une attitude idéologique personnelle d’un individu, qui est en lien avec d’autres dispositions plus profondes (ils ont des traits de personnalité comme une basse ouverture à l’expérience, une conscienciosité élevée, une basse agréabilité ; des problèmes à résoudre des questions de raisonnement logique3), mais qui est modelé par les environnements sociaux : Altemeyer rapporte que ces hauts scores vivent souvent dans des communautés idéologiques fermées, qui connaissent très peu d’autres groupes de personnes ou leurs idées, le RWA corrèle aussi fortement avec un fondamentalisme religieux. Les situations et contextes ont un pouvoir sur le fait d’élever à la fois ce score chez l’individu comme de le baisser ; par exemple Altemeyer a pu voir qu’un parcours universitaire baissait les scores RWA4, notamment parce que l’université est un contexte à la population variée, les étudiants provenant de divers milieux, vivant des expériences communes (Altemeyer dit en plaisantant que ce sont plus les expériences dans les dortoirs que dans les cours qui ont eu cet effet positif). De même, une expérience en France sur les policiers montrent que leur RWA augmentent lorsqu’ils sont confrontés à des situations d’infériorité numérique, donc quand ils sont plongés dans un climat de menace5. On a vu que les actes conformistes ont pour cause première des hontes (tant personnelles que suscitée par les environnements sociaux), ici la cause première serait la peur (tant personnelle que suscitée par les environnements sociaux), qui causerait par rebond une plus forte adhésion à des politiques autoritaires agressives envers des exogroupes (qui leur font peur ou qu’ils estiment comme des menaces), qui augmente le conventionnalisme (parce qu’ils ont peur, ils préfèrent que tout reste pareil ou comme avant, parce que l’évolution, les changements ont toujours des parts d’incertitude) et la soumission à l’autorité (parce que cela leur offre un sentiment de sécurité, par peur des conséquences possibles de l’insoumission, etc.).
« Plus nous considérons le monde comme un endroit dangereux, nécessitant une attention particulière à la menace et à l’autoprotection, plus nous sommes conservateurs et moins concentrés sur les actions coopératives et compatissantes de partage des ressources (Janoff-Bulman, 2009). […]. Fait intéressant, les recherches sur l’échelle des peurs de compassion [peur de l’autocompassion de recevoir de la compassion, peur d’éprouver de la compassion pour autrui] suggèrent que les craintes de compassion pour les autres ne sont pas très corrélées avec les craintes d’être ouvertes à la compassion ou à l’auto-compassion »
Handbook of compassion science, Emma M. Seppälä, Emiliana Simon, Thomas Stephanie, L. Brown Monica C. Worline, 2017
Et d’autres études (Gilbert et al., 2011, 2013, 2014) montrent que cette absence de compassion n’est pas liée à une crainte d’éprouver de l’autocompassion ou à une crainte d’en recevoir (comme par exemple cela peut être le cas chez les personnes qui ont subi de graves traumatismes), mais touche uniquement la compassion pour les autres. Autrement dit, les individus qui considèrent le monde comme dangereux, où les « bons » (généralement leur endogroupe) sont constamment menacés par les « mauvais » (les exogroupes), bloquent la compassion pour les autres, mais pas leur autocompassion ou le fait d’en recevoir. Il en va de même pour ceux qui bloquent leur compassion pour les autres parce qu’ils ont une vision du monde « comme une jungle » (qu’on verra ensuite avec la dominance sociale).
Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, cette soumission et cette agressivité autoritaire ne sont pas liées à un manque de réflexion, d’intelligence ou encore liées au laisser tomber, à des instincts et à des automatismes « primitifs » : au contraire, dans une réplique de Milgram, un chercheur7 a tenté d’épuiser cognitivement des individus à haut RWA avant la passation de l’expérience de Milgram ; ces derniers ont ensuite moins obéi, parce qu’ils ont moins repoussé, dénié leurs émotions instinctives liées à l’aversion à la souffrance. La soumission à l’autorité non compatissante est, contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, un effort pour dénier ces émotions compatissantes (qui, elles, sont à l’origine de la désobéissance). Par conséquent, on peut imaginer que l’acceptation des émotions, leur compréhension et le désir de les vivre jusqu’à des formes de résolution (comme le propose les programmes de pleine conscience ou de compassion), c’est à dire l’absence d’efforts pour les enterrer pourrait aider ces profils à être mieux dans leur peau et à vivre plus pleinement, tout en protégeant les exogroupes de leur agressivité autoritaire.
La dominance sociale est une attitude antiégalité qui s’inscrit dans une vision compétitive des humains entre eux, elle promeut une hiérarchisation des personnes ; cette posture est déterminée par le statut supérieur de la personne, par les conditions favorables qu’elle a obtenu, non par des « efforts » mais par chance (être de telle ou telle couleur de peau, d’un genre, d’un groupe qui n’est pas discriminé négativement, à qui la société offre plus d’opportunités, plus facilement) : plus la personne est favorisée, plus son SDO (=social dominance orientation) monte. Plus elle est défavorisée, discriminée négativement, plus le SDO est bas. Il y a donc une forte détermination par les environnements sociaux qui fixent la règle de ce jeu inégalitaire et à qui les joueurs qui ont « gagné » adhèrent (et qu’importe si c’est une question de hasard), reproduisent, en justifiant qu’ils méritent ces faveurs plus que les autres, dénient l’injustice ou encore accusent les plus défavorisés de ne pas avoir fait assez d’efforts. Les hauts scores en SDO sont ceux qui ont également les plus haut score en ethnocentrisme, en préjugés, en soutien de mesures extrapunitives, en machiavélisme, en narcissisme8. On a ici un profil entièrement anti-compassion, qui est stable dans le temps, lié aux statuts et non aux situations différentes (par exemple, pour l’étude sur les policiers9, qu’ils affrontent une situation d’infériorité numérique ou non, le score de SDO n’a pas changé).
Ici, il ne s’agit pas d’une attitude liée à des peurs, à des sentiments d’insécurité, ni à voir les autres comme une menace, mais de percevoir le monde comme une jungle de tous contre tous, une compétition dans laquelle il faut dominer.
Via cette vision du monde, il y a donc un refus de la compassion (parce que la compassion est coopération, ce qui en est l’exact opposé de l’esprit compétitif des dominateurs sociaux) ainsi qu’une centration sur soi, son ego (puisque le dominateur social considère l’autre comme un concurrent, un opposant, un obstacle ou une « chose » qui peut servir pour obtenir des gains, il n’y a pas là à le considérer en tant que personne à part entière).
« L’une des conséquences ou même l’un des objectifs du comportement concurrentiel est d’augmenter le statut, le pouvoir et, par conséquent, le contrôle des ressources propices à la survie et à la reproduction. On pourrait penser qu’à mesure que les gens acquièrent davantage de ressources, de contrôle ou de statut, ils seront plus enclins à être généreux et compatissants. Malheureusement, les preuves montrent le contraire (Keltner, 2016) ».
Handbook of compassion science, Emma M. Seppälä, Emiliana Simon, Thomas Stephanie, L. Brown Monica C. Worline, 2017
Le but du jeu concurrentiel est implicitement de dominer, de se supérioriser à autrui, ainsi la conquête de « pouvoir » se fait au détriment du développement de la compassion :
« Il est maintenant de plus en plus évident que, à mesure que les gens deviennent plus puissants dans leurs groupes sociaux, ils deviennent en fait moins empathiques, moins sensibles à la souffrance des autres et moins compatissants (James, 2007; Keltner, 2016; Van Kleef, Overis, Lowe, LouKogan , Goetz et Keltner, 2008). Bien qu’il existe des exceptions philanthropiques évidentes, Piff (2014) a montré que l’augmentation de la richesse s’accompagne souvent d’un sentiment narcissique croissant d’avoir tous les droits et d’une moindre orientation vers le partage. En d’autres termes, l’augmentation de la richesse peut avantager les stratégies de type Triade noire et de type hubristique aux dépens potentiels des stratégies altruistes »
Handbook of compassion science, Emma M. Seppälä, Emiliana Simon, Thomas Stephanie, L. Brown Monica C. Worline, 2017
La soif de pouvoir, qui se manifeste tout d’abord par le fait de percevoir le terrain social comme une immense compétition, est déjà un facteur anti-compassion, mais le fait de « gagner » dans cette vision extrinsèque un statut, de l’argent, ou du pouvoir augmente encore plus cette anti-compassion notamment en réduisant la compassion, et en augmentant le narcissisme, le machiavélisme et les comportements psychopathes.
« En effet, l’élite riche de presque toutes les cultures à travers l’histoire a agi de cette façon – détenir et accumuler plutôt que de partager. Dans les sociétés modernes, les possibilités d’accumulation stimulent le désir de conserver ses ressources personnelles […]. Cela explique en quelque sorte comment de grandes disparités de richesse entre les nantis et les démunis qui se produisent alors, ne semblent pas causer de préoccupations morales à ceux qui les détiennent, et au contraire, les riches se mettent en quatre pour légitimer leur richesse et privilège (Sachs, 2012; Van Kleef et al., 2008) »
Handbook of compassion science, Emma M. Seppälä, Emiliana Simon, Thomas Stephanie, L. Brown Monica C. Worline, 2017
Le problème va donc bien au-delà de l’individu qui serait isolément concurrentiel, la société elle-même, la culture occidentale, son système économique et politique entraîne cet esprit chez toutes les personnes :
« Récemment, la Harvard Graduate School of Education (2014) a fait état d’une enquête auprès de 10000 élèves de collège et lycée de 33 écoles diverses explorant leurs motivations pour la réussite compétitive centrée sur soi par rapport à l’équité et pour aider les autres. Ils attirent l’attention sur le fait que le bonheur et la réussite axés sur soi sont considérés comme des valeurs personnelles beaucoup plus élevées que le souci des autres, et cette différence s’est accentuée au cours des 20 dernières années. Ils indiquent que les parents et les écoles ont récompensé et mis l’accent sur la compétitivité autocentrée et la réussite personnelle par rapport au comportement prosocial. Ce rapport met en évidence la manière dont notre culture croissante de compétitivité auto-centrée peut supprimer / inhiber de manière significative le souci des autres et l’engagement compatissant (Narvaez, 2017) »
Handbook of compassion science, Emma M. Seppälä, Emiliana Simon, Thomas Stephanie, L. Brown Monica C. Worline, 2017
« Réussir » sa vie est majoritairement perçu de façon extrinsèque,sous l’angle de la compétition ; la coopération, l’entraide sont des façons d’accéder au bonheur qui ne sont pas motivées ou valorisées dans les environnements sociaux, proximaux (école, famille, travail) comme distaux (culture, politique, économie). C’est pourquoi également certains chercheurs, comme nous l’avons vu, signalaient que la compassion était à l’opposé du capitalisme : en effet, il y a une antinomie entre percevoir la vie sociale comme une compétition et le fait de la percevoir comme une coopération interdépendante où l’entraide est fondamentale. Cependant, même lorsque qu’un organisation a pour but le profit, donc est concurrentielle, si ses membres cultivent néanmoins la compassion, donc l’entreaide et le soutien, elle fonctionne mieux. Cette culture de la compétition est donc aberrante même pour des modes de fonctionnement capitaliste. Cependant elle se comprend pour l’avantage d’une élite contre le reste du monde, mais là aussi il est illogique que la majorité des gens adoptent cet esprit concurrentiel qui n’apportera des grains qu’à une élite (en plus, simplement en terme de profit financier, ce qui est très loin d’être synonyme de bonheur) et les desservira d’une manière ou d’une autre (moins de relations sociales positives, moins de bons moments sociaux, moins de connexions, moins d’aide reçue, moins de joie à aider…)
Cette culture de compétition de tous contre tous, narcissisante, amène les organisations à élever les individus les moins susceptibles de compassion, notamment les narcissiques14.
En conséquence dans ce jeu concurrentiel, ceux qui ont « gagné », donc ont accès à plus d’argent, à un statut supérieur, voire même ont juste eu la chance de naître dans une famille plus favorisée, sont plus déconnectés du reste du monde pour être plus connectés à eux-mêmes et à leurs intérêts ; on le voit dans les liens entre statut, traits et attitudes liés à la compassion :
« Dans un échantillon représentatif de près de 3 000 adultes américains, une combinaison de revenus annuels du ménage, d’actifs, d’éducation et de prestige professionnel était négativement associée à l’agréabilité, un facteur clé de la personnalité comprenant des traits reflétant la compassion, la coopération et la confiance (Chapman, Fiscella, Kawachi et Duberstein, 2010) »
Handbook of compassion science, Emma M. Seppälä, Emiliana Simon, Thomas Stephanie, L. Brown Monica C. Worline, 2017
Voici quelques études et expérience qui soutiennent le fait que les classes supérieures ont moins de compassion et celles inférieures davantage de compassion :
- La classe sociale supérieure, évaluée à la fois objectivement (par exemple, en termes d’éducation parentale) et subjectivement (par exemple, en fonction du rang socio-économique perçu dans la société), est associée à un narcissisme et à un sentiment accru d’avoir « tous les droits » – des traits psychologiques caractérisés par un sentiment accru d’importance personnelle et de mérite plus important vis-à-vis des autres (Cai, Kwan, &Sedikides, 2012 ; Foster, Campbell, & Twenge, 2003 ; Piff, 2014).
- Kraus et al., 2012 ; Piff, Stancato et Horberg, 2016: les individus des classes supérieures sont plus concentrés sur eux-mêmes et la priorité qu’ils accordent à leur propre personne, alors que les individus des classes inférieures sont plus concentrés sur les états et les besoins des autres.
- Les personnes de classe inférieure (selon le niveau d’éducation) ont déclaré avoir des relations sociales plus étroites, des niveaux accrus d’émotions socialement engagées (par exemple, l’amabilité, la culpabilité) et des niveaux réduits d’émotions socialement désengagées (par exemple, la peur, l’anxiété, la peur de la mort). Les personnes issues de milieux défavorisés sont plus susceptibles de passer du temps avec les membres de leur famille, de s’occuper des autres et d’avoir des liens plus étroits avec la famille élargie (Argyle, 1994 ; Lareau, 2002).
- Les étudiants des classes inférieures (évalués en termes de niveau d’éducation des parents) étaient près de deux fois plus susceptibles de déclarer avoir des motifs interdépendants pour aller à l’université (par exemple, aider leur famille, redonner à leur communauté) que les étudiants des classes supérieures (Stephens, Fryberg, Markus, Johnson et Covarrubias, 2012).
- Dans une étude sur les interactions enregistrées sur vidéo avec des étrangers, les personnes de classe supérieure (selon le niveau d’éducation des parents et le revenu du ménage) ont montré un engagement social réduit (par exemple, des contacts visuels moins fréquents, moins de hochements de tête) et des comportements de désengagement plus importants, comme griffonner sur un questionnaire ou manipuler des objets proches, par rapport à leurs pairs de classe inférieure (Kraus & Keltner, 2009).
- Dans une autre étude, les participants ayant un statut socio-économique subjectif (SSE) inférieur ont déduit avec plus de précision les états émotionnels de leurs partenaires après une simulation d’entretien d’embauche, même après avoir contrôlé de nombreuses autres covariables (par exemple, les effets du sexe de l’acteur/partenaire, de son origine ethnique et de son caractère agréable). Lors d’une expérience de suivi, les participants qui se sont sentis supérieurs en termes de statut socio-économique subjectif – en se comparant à une personne située tout en bas de l’échelle socio-économique – ont été moins efficaces pour estimer les états émotionnels des individus sur la base d’images de la région oculaire du visage (test « Reading the Mind in the Eyes » ; Baron-Cohen, Wheelwright, Hill, Raste, & Plumb, 2001), par rapport aux participants qui se sont sentis inférieurs en termes de statut qui s’étaient comparés à une personne située tout en haut de l’échelle socio-économique. En plus d’un indicateur objectif du statut de classe sociale supérieur (éducation), les simples perceptions du statut de classe sociale relativement supérieur – même celles déclenchées par des processus de comparaison sociale momentanés – semblent nuire à la précision empathique (Kraus, Côté et Keltner, 2010).
Un antidote à ces effets ?
Contrairement aux études du RWA et de la personnalité autoritaire, je n’ai pas trouvé d’études, d’expériences, ou même de commentaires de chercheurs montrant qu’il était possiblement de diminuer cette vision du monde en compétition, avec les problèmes d’anticompassion qu’elle suppose ; ou encore dans lesquelles on aurait des pistes pour débloquer des formes d’empathie, de bienveillance chez des personnes à haut SDO : elles ne sont bienveillantes que si cela leur permet de conserver leurs pouvoirs, possessions, leur place supérieure. On ne peut donc pas parler de compassion dans ces cas là. Il semblerait même qu’il y ait plus de preuves du contraire : on a vu que les programmes de pleine conscience avaient un effet négatif sur les narcissiques qui ensuite éprouvaient encore moins d’empathie pour autrui16. Certes, l’étude sur les dirigeants montraient quelques signes positifs de prosociabilité, mais aucun ne rapportait d’actes de compassion ou d’altruisme. Le narcissisme dans une population est néanmoins moins élevé lorsque celle-ci a connu des crises économiques17, ce qui renforce l’idée que tous ces problèmes que nous avons évoqués sont profondément liés à la société, aux environnements proximaux et distaux, peu à l’individu : ainsi des solutions « individuelles » ne fonctionnent pas, car c’est la société qu’il faut changer. Et le cœur de ce changement réside dans cette vision compétitive entre humains : si l’on souhaite plus de compassion, d’altruisme, il y a à créer des environnements dont les règles du jeu reposent sur la coopération, l’entraide, l’égalité, l’interdépendance, parce que ces environnements coopératifs transmettront une autre vision de l’humanité, non en compétition avec elle-même, mais où les individus se soutiennent mutuellement pour tendre vers un monde meilleur pour tous, ensemble. Tant que l’individu est forcé d’entrer dans le jeu de la compétition sur un point ou un autre, ces travers perdureront.
La triade noire : narcissisme, psychopathie, machiavélisme
Il s’agit de traits de personnalités peu communs, peu répandus dans la population, qui tendent à produire des comportements anticompassion, non-altruistes. Il y a des déterminations individuelles à ces traits, mais les environnements sociaux ont un poids déterminant sur les comportements futurs de ces personnes. On l’a bien vu avec le cas des narcissiques, ils sont principalement un énorme problème pour la société car les personnes leur donnent du pouvoir, légitiment l’attitude narcissique, la vante bien trop souvent. Concernant les psychopathes, malgré le manque d’automatisme dans leur empathie, ils peuvent en être capable, mais doivent faire un effort pour mettre en œuvre celle-ci, contrairement aux personnes typiques pour qui l’empathie est souvent automatique. Les environnements sociaux peuvent rendre une personne psychopathe, qui a de fortes dispositions au machiavélisme et à l’anti-empathie, en une personne motivée par un travail altruiste, qui sait canaliser ses élans antisocial, qui sait prendre soin d’autrui.
L’exemple de James Fallon18 est assez signifiant à ce sujet : c’est un chercheur en neurosciences qui s’est découvert psychopathe en observant ses propres scans (qui révélaient une faible activité des zones liés à l’empathie, à la moralité et au contrôle de soi), puis une analyse génétique qui a révélé qu’il portait en plus des gènes liés à l’agressivité (Mao) : il n’a jamais tué ou violé, mais il raconte que lorsqu’il joue à des jeux de sociétés avec ses petits enfants, il veut gagner, il est hors de question de les laisser gagner qu’importe leurs réactions. Il a également une évaluation de ses actes assez hors-norme, considérant que mettre le feu à des voitures ou jouer avec des explosifs, ce qu’il pratiquait avec une forte fascination, était une bêtise assez typique de l’adolescence, assez banale.
Il dit aimer mentir, manipuler, mais cela est sublimé : il manipule pour des objectifs prosociaux ou liés à la connaissance, et il ne prend pas plaisir à la souffrance de l’autre, il le fait davantage pour « gagner », selon des motifs de compétitivité. Il explique que son propre cas de psychopathie n’a pas « dérapé » vers la violence, malgré des déterminants biologiques assez forts, car il a été un enfant aimé, il a toujours été soutenu et reçu le soin d’autrui. Les environnements sociaux lui ont transmis l’importance d’avoir des buts prosociaux. Peut être que dans un autre contexte, comme ses 7 ancêtres meurtriers, il en aurait été autrement.
Autrement dit, même si l’individu a des dispositions antisociales, très problématiques au niveau de l’empathie, présageant « du pire », les environnements sociaux peuvent transmettre des façons de vivre empathique, prosociale, bienveillantes, que le psychopathe va adopter comme mode de fonctionnement.
Les actes de cruauté
C’est la démonstration ultime de l’anticompassion. Certains actes cruels peuvent être liés au RWA/SDO (par exemple, les féminicides ou violences conjugales sont fortement lié à des visions stéréotypées et infériorisantes de la femme, c’est-à-dire la voir comme un objet), mais il ne s’agit pas que d’individualités problématiques, c’est toujours connecté à des formes systémiques d’une culture discriminante, de conditionnements divers et variés à inférioriser des personnes de façon arbitraire. Par exemple, la cruauté massive, celle liées à des contextes de guerres, de génocides, de lynchages, est majoritairement enclenchée par les dominants d’une société :
« Green, Glaser et Rich (1998) ont examiné les documents historiques pour le lien entre les conditions économiques défavorables (par exemple, un taux de chômage élevé) et les crimes de haine (lynchage et passages à tabac) dirigés contre les minorités. Selon la sagesse actuelle, avec l’augmentation de la pauvreté relative, l’envie et la frustration s’accumulent, entraînant une augmentation des crimes de haine, mais ce lien s’est avéré faible. Green et al. (1998) estiment qu’un facteur important de la montée des crimes de haine est l’émergence de dirigeants et d’élites au pouvoir qui dirigent et orchestrent la violence à leurs propres fins ou pour leurs propres raisons. Lindholm (1993) et Gay (1995) ont conclu la même chose. Certes, dans de nombreux conflits à travers le monde aujourd’hui, la violence est orchestrée par des élites au pouvoir, tandis que ceux qui sont réellement engagés dans le combat peuvent souffrir intensément (Kelman et Hamilton, 1989; Pratto, Sidanius, Stallworth et Malle, 1994). En fait, il est étonnamment facile d’inciter les gens à se comporter de manière agressive et nuisible aux autres (Zimbardo, 2006) »19
C’est également le constat d’historiens spécialistes du génocide tel que Jacques Semelin20 qui démontre que dans tous les génocides, quel que soit leur époque ou leur pays, les facteurs de crise (chômage, crise économiques, conflits passés…) ont certes un poids dans le futur génocide, mais l’élément déterminant est une élite qui stimule la haine contre un groupe, oriente la violence.
« Gay (1995) décrit comment la rhétorique politique peut facilement stimuler la peur, la haine de l’étranger parmi un public et parallèlement stimuler un sentiment de supériorité ou de « plus de droit » (que le groupe étranger). Cela supprime les motivations à la compassion. L’une des tragédies des Balkans et bien d’autres guerres telles que les guerres rwandaises a été la manière dont des personnes ethniquement différentes, qui étaient auparavant des voisins compatissants et amicaux, ont été si facilement incitées par leurs dirigeants à se retourner les uns contre les autres de manière plutôt horrible sous le régime de la bannière d’un «État-nation». Il est reconnu que c’est généralement l’impact d’un groupe de mâles agressifs et nationalistes (Ingnatiff, 1999) ».
Handbook of compassion science, Emma M. Seppälä, Emiliana Simon, Thomas Stephanie, L. Brown Monica C. Worline, 2017
Et comment tout cette haine prend ? Avec une élite à la triade noire assez marquée ou qui a « adoptée » ces traits à mesure que son pouvoir augmentait (par opportunisme parfois), a acquis un certain pouvoir d’influence, parce que les individus se conforment à l’autorité, ont des dynamiques de honte ou de dégradation de soi (donc se soumettent à l’autorité), ont peur (elles adhérent vivement à l’explication que cette peur soit liée à l’origine d’un groupe autre), veulent se supérioriser (en écrasant l’autre ou en suivant un leader dont ils envient la puissance). Quant aux personnes qui voudraient être compatissantes, elles peuvent se voir empêchées ou punies pour leur action altruiste avant et pendant le génocide (les premières victimes sont celles qui aident le groupe discriminé, même pour des gestes amicaux très simples, comme aider un voisin). On en revient donc à toutes les catégories vues précédemment, il y a une sorte de machine anticompassion qui, une fois toutes ces pièces assemblées, se met à l’œuvre d’une façon dramatique jusqu’au génocide.
A noter que ce terme d’élite ne concerne pas que le champ des dominants en politique, mais peut concerner des acteurs culturels ayant une forte influence : par exemple au Rwanda, des animateurs radio « humoristes » très populaires ont eu un influence terrible sur la perception des Tutsi les présentant comme des « cafards » à abattre.
Même à un niveau moins politique et moins directement meurtrier, par exemple en entreprise, il peut y avoir des emballements systémiques qui sont à l’origine d’élites, de dirigeants sans compassion, dont des stratégies façon triade noire sont adoptées par toute la chaîne hiérarchique ; par exemple France Télécom, qui suite à une privatisation, va amorcer une stratégie pour se débarrasser de plus de 20 000 subordonnés par des moyens cruels, « par la porte ou par la fenêtre » selon les propos de Didier Lombard. Pour cela, le harcèlement moral sera institutionnalisé avec la formation de managers chargé de faire littéralement suivre un schéma de deuil aux subordonnés, en leur rendant tout d’abord la vie infernale au quotidien, par des mutations à des postes inadaptés à leur compétence ou à leur vie familiale, des pressions, des injonctions contradictoires, des impossibilités, puis en les amenant à prendre conscience que c’est fini, qu’ils doivent faire leur deuil, autrement dit qu’ils doivent partir de l’entreprise22.
Les mécanique anticompassion, lorsqu’elles deviennent organisationnelles, impulsés par un ou plusieurs leaders fortement marqués par le SDO, une triade noire, sont dramatiques.
Mais, malgré l’écrasante souffrante de cette machine anticompassion, la prévention est simple à comprendre (mais difficile à mettre en œuvre) : la compassion doit être à l’honneur dans les organisations, ainsi les caractéristiques façon triade noire y seront vues comme des défauts et ne permettront pas aux personnes qui les porteraient d’accéder au pouvoir ; il s’agirait de substituer l’esprit de concurrence par de la coopération (pas seulement dans les modèles de fonctionnement organisationnel, mais dans nos têtes, par exemple en laissant tomber toute comparaison sociale concurrentielle) ; il s’agirait de prioriser l’entraide et l’altruisme pour surmonter la haine de soi, la honte et la peur ; à la place du sentiment de menace ou de la quête de domination, on substituerait l’autocompassion responsable et l’affiliation entre les personnes.
Cependant, dans la littérature, il y a très peu de solutions pour sortir les individus de leur forte orientation à la dominance sociale, celle-ci étant fortement liée au statut donné et au fait que le monde social soit régulé sous des aspirations extrinsèques : il n’y a pas d’autres choix que de changer le monde pour que cette orientation ne soit plus une stratégie de réussite, et pour le changer la seule prévention réside en une éthique compassionnelle à aspiration intrinsèque. L’une des façons qui serait sans doute efficace, du moins pour amorcer un changement de paradigme et de nouvelles formes d’organisations, de nouvelles structures, serait d’avoir des leaders qui ne soient pas atteints des biais anti-compassion que l’on a vu, et qu’au contraire ils visent celle-ci. Ils feront pont, tel qu’on l’a vu dans un article précédent.
La prochaine fois, on passe à la conclusion !
1 que nous estimons allégeantes car elles suppriment les causes extérieures
3 The authoritarian, Bob Altemeyer, 2006. https://www.theauthoritarians.org/options-for-getting-the-book/
4 Highly Dominating, Highly Authoritarian Personalities, Bob Altemeyer, 2004
5 Autoritarisme et préjugés dans la police : l’effet d’une position d’infériorité numérique et le rôle du contexte normatif Juliette Gatto et Michaël Dambrun, 2010 https://www.cairn.info/revue-internationale-de-psychologie-sociale-2010-4-page-123.htm#
7 Rôle des mécanismes d’autorégulation dans la soumission à l’autorité, Lepage 2017
8 The Other “Authoritarian Personality”, Bob Altemeyer, 1998 ; Social Dominance, Felicia Pratto, Jim Sidanius, 2004
9 Autoritarisme et préjugés dans la police : l’effet d’une position d’infériorité numérique et le rôle du contexte normatif Juliette Gatto et Michaël Dambrun, 2010 https://www.cairn.info/revue-internationale-de-psychologie-sociale-2010-4
14 « Handbook of Trait Narcissism Key Advances, Research Methods, and Controversies », Anthony D. Hermann, Amy B. Brunell, Joshua D. Foster (éditeurs), Springer
16 « Does mindfulness meditation increase empathy? An experiment » Anna Ridderinkhof, Esther I. de Bruin, Eddie Brummelman & Susan M. Bögels https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/15298868.2016.1269667
17 « Handbook of Trait Narcissism Key Advances, Research Methods, and Controversies », Anthony D. Hermann, Amy B. Brunell, Joshua D. Foster (éditeurs), Springer
18 The psychopath inside, James Fallon, 2013
20 Dans « Purifier et détruire : usages politiques des massacres et génocides », 2005
Merci d’avoir pris le temps de compiler et synthétiser toutes ces informations.
[…] Qu’est-ce qui bloque la compassion ? (hacking-social.com) […]
[…] On a parlé aussi du lien entre profil autoritaire et absence de compassion pour autrui : https://www.hacking-social.com/2020/07/13/quest-ce-qui-bloque-la-compassion-conformisme-ethnocentris… À noter, pour les hackers sociaux, que si les hauts scores n’éprouvent aucune compassion […]
[…] que ceux supérieurs (ce qui entraine plus de coopération, de relations sociales positives) : https://www.hacking-social.com/2020/07/13/quest-ce-qui-bloque-la-compassion-conformisme-ethnocentri… ; La référence des études : Cai, Kwan, & Sedikides, 2012 ; Foster, Campbell, & Twenge, […]
[…] Qu’est-ce qui bloque la compassion ? Conformisme, ethnocentrisme, dominance sociale, triade noire… […]