⬟ [PA1] La personnalité altruiste

Pourquoi certaines personnes vont aider les autres sans rien attendre en retour, parfois en prenant des risques considérables ?

C’est que nous allons explorer dans ce dossier de quelques articles, avec une étude de psychologie sociale (The altruistic personality, Samuel P. Oliner, Pearl M.Oliner 1988) hors du commun qui investigue l’altruisme en condition extrême : le sauvetage durant la Seconde Guerre mondiale.

Ce dossier est disponible en intégralité et gratuitement en ebook :

Il est aussi intégré dans ce livre disponible à l’impression :

 

Pourquoi ce dossier ?

Précédemment, nous avions étudié avec Adorno la personnalité autoritaire, un profil de personne perméable aux idéologies fascistes, prompt à la soumission à l’autorité, à l’agressivité autoritaire, et à l’ethnocentrisme. Ces personnes étaient susceptibles de souffrir elles-mêmes de cette fermeture à l’autre et à la vie, et de faire souffrir autrui par leur déconsidération, leur méfiance, leur adhésion à des politiques destructives.

Les caractéristiques du potentiel fasciste (étude adorno)

Cette adhésion fasciste avait été corroborée en partie en faisant passer des questionnaires à des groupes ouvertement néonazis et même à un échantillon de plus de 200 SS.

Plus d’informations sur ces chiffres : https://www.hacking-social.com/2017/02/27/f6-le-facho-est-il-celui-qui-traite-de-facho-critiques-de-lechelle-f/

Les chercheurs avaient, à titre de groupe contrôle, étudié également des profils inverses aux autoritaires (= bas scores), et bien qu’ils aient trouvé des caractéristiques communes comme la capacité à se relier à autrui et au monde, l’amour désintéressé pour leurs activités et proches, l’ouverture… ce « bas score » restait néanmoins un mystère, car contrairement aux « hauts scores », leurs vies ne se ressemblaient pas du tout, étaient difficilement prédictibles.

Les caractéristiques des non potentiellement fascistes

Cette étude des Oliner que nous allons voir dans ce dossier apporte indirectement une réponse à ce profil s’opposant à celui des autoritaires : ici les personnes n’ont pas été étudiées sur la base de leurs opinions ou mécanismes psychologiques, mais parce qu’ils se sont effectivement opposés aux autoritaires de par leurs actes de résistance civile (actes liés au sauvetage des cibles des nazis, parfois cumulés avec des actes de résistance) et dans leurs façons de le faire. Ces actes n’étaient pas rigides, destructifs et autoritaires, mais vivement tournés vers la résolution de problèmes sociaux et logistiques complexes, demandant une forte flexibilité et astuce, une résistance psychique et une audace qui les surprenaient eux-mêmes, et enfin une empathie, une capacité à se lier à l’humain, à l’inconnu, un anti-ethnocentrisme ferme. Vous l’aurez compris, c’est également parce que c’est extraordinairement inspirant en terme de hacking social que j’avais envie d’en parler.

J’ai d’abord étudié cette question dans le cadre d’une recherche pour tenter de donner raison à ceux pensant que l’homme est un loup pour l’homme, qu’il est mauvais ou encore qu’il a en lui une indécrottable pulsion de mort. J’ai voulu chercher à leur donner du crédit, quand bien même ce n’est pas vraiment mon opinion ; j’émets des doutes quant à la possibilité de décrire pour de bon et de façon catégorique une « nature » de l’humain. De plus, tous ces penseurs avaient vécu plus ou moins à proximité de contextes de guerre, ils avaient une expérience extraordinairement différente de mon vécu sans guerre : j’étais peut-être trop ignorante à ce sujet, voilà pourquoi je ne comprenais pas leur posture ferme sur l’idée que l’homme est mauvais. J’ai donc étudié les génocides, tant dans leur versant horreur que dans leurs aspects de résistance, de désobéissance et d’altruisme en condition extrême.

Quand on croit que la nature de l’homme est monstrueuse, qu’il est égoïste, ou encore stupide mouton impuissant, ce genre d’altruisme – surtout en condition extrême — est un mystère total, il est littéralement surnaturel, impossible. Alors certains adeptes de l’idée de l’Homme égoïste expliquent par exemple que les altruistes rendraient service pour se valoriser, ce serait en fait des actes profondément égocentriques. Mais les faits contredisent tout de même cette idée, étant donné que le sauvetage implique de mettre sa vie en danger, ou de vivre dans des conditions stressantes pendant des années parfois (d’autant que les individus ne savent pas si cette condition s’améliorera un jour). Autrement dit, être altruiste n’est clairement pas un bon calcul égocentrique étant donné le coût des actes, en stress, en efforts, en émotions négatives, et en incertitude des lendemains. Ce n’est pas vraiment une forme d’égoïsme. À moins que l’homme soit trop stupide pour avoir conscience des risques de souffrance et de mort ? Ce n’est pas ce que rapportent les données de cette étude, les sauveteurs étaient conscients des risques.

Les adeptes de la « pulsion de mort » (comme Freud, mais certains la nommeront autrement, via le prisme de l’égoïsme, comme Felix le Dantec) , moins catégoriques sur la monstruosité de l’humain (il n’y voit qu’une pulsion de destruction plus ou moins vive en chacun), dirait que ces altruistes ont dénié leur pulsion de mort en se concentrant sur la vie, par une autre forme d’égoïsme qui est la quête d’amour, de sexe et autres récompenses libidinales.

Quelles que soient les postures, il y a chez ces penseurs un rejet de la question de l’altruisme pour l’altruisme, ce n’est souvent pas considéré comme un acte fait pour lui même.

J’ai donc cherché à leur donner raison en étudiant la question des génocides, des massacres, des tortures, des tueries, au travers d’un voyage dans les écrits des idéologues (Mein Kampf, les écrits du tueur Incel Eliott Rodgers…), des entretiens avec les tueurs (par exemple les témoignages des Hutus génocidaires rapportés brillamment par Hatzfeld ; ceux du 101e bataillon rapporté par Browning), le témoignage des cibles (Viktor Frankl, Primo Levi, les témoignages des Tutsis rapportés par Hatzfeld…), et toutes sortes d’analyses en histoire, en psycho, en philo, sur toutes les mécaniques du massacre et de la résistance (les recherches de Jacques Semelin, d’Ervin Straub et sur la psychologie de la paix). Et même en étudiant le pire du pire, je ne peux pas expliquer rationnellement que ces choses insoutenables s’expliqueraient par le fait que l’homme serait mauvais, stupide, mouton impuissant ou égoïste : les mécanismes en jeu sont multiples, complexes, ils évoluent avec des critères très particuliers et des circonstances très spécifiques. C’est une machinerie du génocide qui a de très nombreux mécanismes, qui sont à la fois psychologiques, sociologiques, politiques, historiques ; mécanismes qui sont en plus des constructions (ou plutôt des destructions) à la fois individuelles, collectives, systémiques, qui ne cessent d’interagir l’une l’autre dans tous les sens.

Certes, je ne peux nier que la soumission (dans son acceptation large incluant le conformisme, la pression sociale,la soumission librement consentie, le besoin d’appartenance et la soumission à l’autorité) reste un travers assez sidérant tant il peut nous amener à basculer à accepter des actes épouvantables ; je ne peux nier qu’il existe véritablement des personnes sadiques ou qui sont transformées par d’autres pour le devenir ; mais en quoi ce serait là signe d’une « nature » de l’humain, étant donné que les déterminants les plus dramatiques proviennent bien souvent des structures et non des individus ?

De plus, l’inverse est tout aussi possible, et plus étonnant encore, parfois même alors que les personnes – futurs massacreurs comme futurs désobéissants – sont tout autant soumis à de mêmes forces. Dans certains cas, on voit des bourreaux sauveurs, des sauveurs qui deviennent bourreaux, et des personnes qui dans une banalité extraordinaire désobéisse avec une facilité extrêmement déconcertante au vu la machinerie de guerre à laquelle ils sont – en principe – soumis.

Cette étude sur l’altruisme est un contradicteur majeur de ces idées catégoriques sur la nature de l’homme, montrant des individus ni moutons ni loup, ni de gentils agneaux purs ; on y voit des personnes puissantes de par les responsabilités qu’elles se donnent, créatives, étonnantes, et je ne vous le cache pas, profondément touchantes. Il est vraiment très étonnant de sentir chez eux à la fois cette puissance qu’on a tendance à qualifier d’héroïque, et en même temps d’y voir des personnes très ordinaires.

Avec le recul, j’ai l’impression que ces penseurs de l’Homme mauvais, au-delà du fait de l’impact totalement compréhensible de l’expérience traumatique de la guerre sur leur pensée, en venaient à conclure l’humain « loup » par manque de savoir sur l’humain dans ces facettes constructives. Aujourd’hui, on possède plus de données historiques, psychologiques, sociologiques ou autres, pour voir au-delà des uniques caractéristiques négatives, ce qui permet d’être plus mesuré quant au jugement sur l’humain. Cependant l’idée de l’homme mauvais, stupide, mouton, impuissant, oriente malheureusement beaucoup trop les politiques (au sens large) des environnements sociaux, ce qui a pour conséquence de nous maintenir sous un effet spectateur, d’augmenter notre irresponsabilité.

Le contexte fortement historique de cette recherche sur l’altruisme ne l’en isole pas du présent pour autant : au contraire, il y a un pont direct entre les conclusions des chercheurs et des problématiques actuelles pourtant radicalement différentes. Comprendre comment naît, persiste et s’active concrètement la personnalité altruiste a un écho sur les blocages écologiques que nous connaissons actuellement, notamment sur la question de l’irresponsabilité de ceux qui ont pourtant le pouvoir ou les moyens de changer les drames. C’est l’une des immenses bonnes surprises que m’a apportées la lecture de cette recherche.

Les Oliner ont découvert que le mécanisme phare commun aux altruistes héroïques est ce qu’il nomme l’extensivité : c’est la tendance à endosser des responsabilités et des engagements envers divers groupes de personnes. L’extensivité inclut la notion d’attachement, le fait de s’attacher, nouer des liens avec autrui (et non chercher à le posséder) et l’inclusivité, la diversité des groupes envers lesquels la personne altruiste met en œuvre sa responsabilité. Cette extensivité est liée à une conscience de l’interdépendance des vies humaines, et des éléments de l’environnement au sens large, et une conscience qui ne perçoit pas le monde comme à exploiter ou dominer, mais à vivre via la relation, le lien, la connexion, l’attention, l’appréciation, « l’être » plutôt que l’ « l’avoir ». On verra que c’est exactement ce qui manque à certains profils d’individus exerçant une domination dans notre société via des postes à pouvoir, et qui se refusent à utiliser leurs pouvoirs ou moyens pour la sauvegarde de notre planète.

Bien évidemment, cette étude permet aussi de penser un monde humain plus bienveillant, moins violent, moins oppressant, notamment en mettant le doigt sur ce qui manque dans les environnements de vie des « hauts scores » pour les libérer de la peur, de la méfiance et de la haine, mais également sur ce qui favoriserait dans nos environnements sociaux plus de coopération très diversifiée. Il ne s’agit pas de « gentillesse », de pitié, de charité, de bons sentiments de surface, très clairement l’altruisme est ici perçu avant tout comme une puissante responsabilité qui nécessite une force psychique importante et qui nécessite d’endosser sa vie avec un fort courage.

À ceux qui penseraient « olala y en a marre des nazis et des juifs, POINT GODWIN !! »

Je me dois d’écrire ce petit chapitre à l’intention de ceux qui estiment que tout discours sur la Seconde Guerre Mondiale en dehors d’une perspective exclusivement historique serait dépourvu d’intérêt en terme d’informations éclairantes quant à notre présent. On m’a en effet déjà reproché de parler de l’antisémitisme lors de l’étude sur la personnalité autoritaire, et dès que j’évoque une information sur les nazis, je sais qu’il y en aura toujours quelqu’un pour invoquer le point godwin, comme pour passer à autre chose.

Précisons que même l’auteur du point godwin a du rappeler qu’il fallait suspendre l’invocation du point Godwin pour parler du nazisme, afin qu’on nomme bien un nazi un nazi et qu’on cesse d’éluder le sujet du fascisme sous prétexte qu’on utilise le terme « fascisme »: https://www.numerama.com/tech/282190-linventeur-du-point-godwin-souhaite-quon-appelle-les-nazis-des-nazis.html ; Cette photo a été prise en 2017 à Charlottesville aux USA

Il ne s’agit pas ici d’étudier cette période dans une perspective historique, mais de comprendre des mécanismes humains dans un contexte si extrême que l’a été la Second Guerre. Les mécanismes qui poussent à l’horreur comme à la responsabilité altruiste, se retrouve en temps de paix mais les conséquences bien moins visibles. Nous trouvons intéressant, pour ne pas dire indispensable, de chercher à savoir comment se développe ses capacités altruistes en de telles circonstances, comment éviter la passivité d’un effet spectateur, passivité qui laisse l’horreur se propager en amenant les individus à se soumettre à des actes atroces.

Ces mécanismes, on les retrouve dans tous les génocides, qu’importe leur époque, leur continent : dans « Purifier et détruire », Jacques Semelin décrit parfaitement de mêmes phénomènes humains que ce soit durant la Seconde Guerre, que durant le génocide rwandais de 1994, ou qu’en ex-Yougoslavie. Dans « comment deviens-t-on  tortionnaire», Françoise Sironi a effectué des entretiens avec un tortionnaire khmer rouge dont le conditionnement, l’obéissance aveugle sont très similaires à Stangl, commandant de Treblinka (900 000 morts ; entretiens menés par Gitta Sereny dans « Au fond des ténèbres ») ; il en va de même lorsqu’on entend les tueurs du génocide rwandais et leur propos sur l’obéissance. Les mécaniques sont les mêmes, bien que le contexte, les motifs, les politiques, la culture soit extrêmement différents et que les cibles soient Tutsis, Juifs, Musulmans, Mécréants, femmes, gens dits aristocrates, ou n’importe quel groupe soudainement décrété comme « eux », « ennemis à abattre ».

Ervin Straub, spécialiste en génocide qui a notamment participé aux programmes de réconciliation entre Tutsis et Hutus, explique dans ses études que ces mécanismes de violence le « nous contre eux » et le drame des spectateurs qui n’emploient pas leurs pouvoirs, on les retrouve dans bien d’autres contextes très modernes, en temps de relative « paix » : les harcèlements, les violences policières, les violences entre groupes, les agressions….

Au fond, il s’agit juste là d’observer les attitudes et comportements humains dans un contexte extrême, l’extrémité du contexte poussant proportionnellement ces mécanismes à leur extrémité. On a beau avoir énormément parlé de la Seconde Guerre mondiale, c’est tout de même la seule étude en psychologie sociale (et même pas traduite en français…) a avoir cherché à comprendre comment naissaient les actes héroïques de sauvetage, c’est la seule à avoir cherché à extirper des mécanismes clairs, mécanismes qu’on peut stimuler, car on sait comment ils fonctionnent. Ce serait dommage de l’ignorer juste pour éviter un point Godwin. On peut tous trouver des forces et de l’inspiration quand on cherche à comprendre comment d’autres ont eu un courage qu’il n’imaginait parfois pas avoir eux-mêmes. Et encore une fois, c’est extrêmement inspirant pour nourrir sa pratique de hacker social.

Le sauvetage

 

Jozef Jarosz montre la cachette où sa famille cachait 14 Juifs ; plus d’infos ici : https://www.lepoint.fr/monde/pologne-une-cachette-intacte-de-juifs-erigee-en-lieu-de-memoire-17-03-2016-2026106_24.php

Il y aurait eu moins de 1 % de la population européenne durant la Seconde Guerre mondiale s’attelant de prés ou de loin à sauver, ce qui est extrêmement peu. Les chiffres oscillent entre 50 000 et 500 000 sauveteurs, et il est très difficile de faire le compte, car beaucoup de sauveteurs sont morts, d’autres ne se sont pas révélés, même après la fin de la guerre, gardant leurs actes secrets : il a fallu que les sauvés, les rescapés les retrouvent et en parlent entre eux pour les découvrir. L’activité de sauvetage était hautement dangereuse, les sauveteurs avaient appris à ne rien dire d’elle, à tout cacher, à mentir pour ne pas mettre des vies en danger, que ce soit la leur, celle de leur famille et des rescapés. Le réflexe est resté après la guerre, parce que la fin de celle-ci n’a pas mis fin à l’antisémitisme et ils avaient peur d’être cible de groupes encore nazis ; beaucoup n’ont pas parlé également de leur activité parce qu’elle leur paraissait être une activité normale, il ne voyait rien d’extraordinaire à leurs actes.

L’étude de Samuel Oliner que nous allons voir à présent a porté sur 406 sauveteurs européens qui ont été sélectionnés sur de stricts critères :

— Ils n’avaient pas sauvé en contrepartie de récompenses ou d’avantage.

— Ils étaient volontaires (ce n’était pas une obligation commandée par d’autres, mais soit une initiative personnelle ou un « oui » à une proposition d’aider de la cible ou d’un intermédiaire).

— Ces sauveteurs étaient reconnus comme Juste (personnes non juives qui, au péril de leur vie, ont aidé des Juifs persécutés par l’occupant nazi https://yadvashem-france.org/les-justes-parmi-les-nations/qui-sont-les-justes/) par l’institution Yad Vashem, et les chercheurs ont interrogé également les sauvés afin de corroborer les témoignages. Généralement ce sont les rescapés qui les ont signalés à Yad Vashem, et non les personnes qui se sont autodéclarés.
Ainsi les chercheurs de cette étude ont aussi pu s’entretenir avec les rescapés, ce qui a permis de corroborer les témoignages et d’avoir une meilleure vision des motivations des sauveteurs.

Ils ont également étudié deux autres groupes de personnes à titre de groupes contrôle :

— les non-sauveteurs : qui ont été actifs durant la guerre, via pour la plupart des actes de résistance (70 % d’entre eux) ou des petites activités de sauvetage, mais soit qui ont été interrompus précocement ou n’entraient pas dans le cadre de sélection des sauveteurs (ils avaient reçu une rémunération ou c’était un échange contre quelque chose ; ou encore c’était directement ordonné par un intermédiaire)

— les spectateurs : ils n’avaient ni sauvé des personnes, ni résisté et ils tentaient de perpétuer leur activité habituelle durant la guerre. C’est-à-dire qu’ils n’ont effectué ni acte de protestation ni d’opposition, qu’ils se sont accommodés de la situation (sans pour autant y être en accord d’ailleurs).

Les témoignages sont anonymisés, n’a été gardé dans les témoignages que la nationalité des sauveteurs, afin de se représenter le contexte dans lequel ils sauvaient : les Polonais par exemple, étaient plus souvent que les autres à proximité des camps, ghettos, lieux de fusillade, ils étaient parfois beaucoup plus conscients de l’horreur, l’ayant vue de près voire sentie. Les Français résistants devaient à la fois s’opposer aux nazis et au régime de Vichy. La résistance allemande, encore plus le fait d’aider des juifs, était extrêmement périlleuse, étant donné que cela faisait d’eux des traîtres à leur propre nation, sans compter le bain idéologique dans lequel était baignée la population depuis plusieurs années.

Il est noté simplement en bas ou haut de témoignage « sauveteur polonais/français/… », on ne sait généralement pas s’il s’agit de femme ou d’homme, sauf indice dans le témoignage lui-même. Ainsi le mot « sauveteur » peut représenter une « sauveteuse ».

Je désignerais les chercheurs (Samuel et Pearl de leurs prénoms) parfois par leur nom de famille qui est le même, en disant les « Oliner » ; l’étude se trouve principalement dans The altruistic personnality, 1988 ; et ses conclusions ont été discutées et étayées dans Embrassing Others (en libre accès) par de nombreux autres chercheurs, notamment dans des champs autres comme la philosophie et la sociologie.

L’importance du mot spectateur ou « tiers »

Le terme « spectateur » (bystander) employé par les chercheurs pour désigner ceux qui n’ont pas résisté et sauvé, renvoie à l’effet spectateur : c’est lorsqu’on est témoin d’une souffrance, mais que l’on ne devient pas acteur pour tenter de résoudre la situation de souffrance. C’est un « biais » très courant, très vérifié en psychologie (souvent avec une personne exprimant sa détresse en lieu public), ce n’est pas forcément dû à un manque d’empathie, cela provient plutôt d’un effet de conformisme (« les autres ne font rien, donc je ne fais rien »), ou lié à une confusion au sujet de l’interprétation de la situation (on a du mal à comprendre ce qui se passe, et si on comprend on a du mal à savoir ce qu’on pourrait faire ou encore on n’ose pas parce qu’on ne voit personne agir). Ici, le spectateur n’est pas forcément témoin d’une détresse directe, mais on le verra, il sait les souffrances et problèmes de la situation.

Nous avons parlé de l’effet spectateur dans cette vidéo :

Dans le champ historique, Jacques Semelin préfère les appeler « tiers », car ce « spectateur » peut être une nation et des organisations qui ne sont pas actrices dans la situation, mais y assistent, et peuvent aussi soit devenir spectatrice, sauveteuse ou collaborer au massacre. Cette notion de tiers ou de spectateur est fondamentale dans toute situation difficile (que ce soit une agression, un harcèlement, un conflit…), car le tiers a une position de pouvoir, de par sa sécurité (il n’est pas accablé ou engagé directement dans le conflit), ses moyens mieux préservés (il n’est pas directement soumis à une propagande de guerre ni ruiné par la défense ou l’attaque, il en va de même individuellement, il n’est pas ravagé émotionnellement par le conflit) et il peut s’interposer de façon plus neutre (il n’est pas encore étiqueté d’ennemi ou de traître). Les sauveteurs, ici étudiés, mais aussi les populations civiles qui seront ensuite résistantes ou collaboratrices, sont tous au départ « spectateurs », étant donné qu’ils ne sont pas encore cibles du génocide ou assujetti aux Nazis. Ce rôle de spectateur concerne aussi les institutions, les groupes : l’administration, l’éducation nationale, les groupes professionnels comme les médecins, les psychanalystes, les personnes s’occupant des chemins de fers… Ils peuvent « ne rien faire » et tomber progressivement dans la collaboration (en faisant des concessions, ou en restant zélés dans leur travail même s’ils sont au service des nazis) ou devenir acteurs résistants de diverses façons (via l’aide aux cibles, le détournement de leur travail, le sabotage direct ou social, la protestation ouverte…). Être spectateur, en situation de conflit est souvent un état passager, soit le « spectacle » est insupportable et on résiste (par l’action d’aide et/ou de protestation) soit on s’y accommode, accommodation qui est très souvent d’une grande aide pour le groupe qui attaque, commet des souffrances : « qui ne dit mot consent », il peut continuer son activité sans être empêché, et que cela paraisse acceptable aux yeux du plus grand nombre. Cet état de spectateur se transforme assez dramatiquement en une collaboration par la passivité, et parfois même en une collaboration totale avec l’oppresseur via des manipulations habiles de celui-ci. C’est un rôle très étudié dans les recherches sur les génocides, notamment par ceux qui cherchent aussi à comprendre la résistance ou tout moyen de prévention contre des massacres, car l’abandon du rôle de spectateur peut être à même de stopper l’escalade d’un conflit ou du moins son nombre de morts, surtout quand cet ex-spectateur est une coalition de nations. L’ONU est par exemple une institution qui tente d’être un tiers actif et tente d’éviter l’effet spectateur des nations face aux divers conflits, en les incitant à aider, à s’interposer aux massacres par exemple.

De quel type de sauvetage on parle ?

Ce sauvetage pouvait prendre l’aspect de diverses activités, parfois cumulées par les sauveteurs :

— apporter un soutien aux juifs, en cachant leurs affaires, en leur apportant des ressources ou des informations précieuses pour se sauver. Cela paraît « peu » comme action, mais celle-ci est déjà extrêmement risquée :

« J’ai décidé d’aller au siège de la Gestapo pour demander la permission d’apporter des vêtements pour les enfants. La salle d’entrée était remplie de nombreuses personnes assises en rangs et elles ont dit : “Va-t’en ! N’entre pas là-dedans, l’homme là-bas est un monstre, un tueur.” Je suis allé le voir quand même. Il m’a demandé : “Es-tu un ami de ces Juifs ?” J’ai répondu : “Non, je n’étais qu’un secrétaire pour cette famille pendant douze ans.” Il m’a donné la permission, mais je ne me sentais pas en sécurité. J’ai demandé à mon ministre [religieux] s’il viendrait avec moi à Westerbork et il a accepté. Il y avait des soldats allemands tout autour, et tout était clôturé. Sur le chemin, une dame a frappé à la fenêtre de sa belle et grande maison et nous a dit : “Vous ne sortirez jamais si vous y entrez.” Elle nous a donné une tasse de thé et nous avons poursuivi notre chemin. Je n’oublierai jamais ça. Les mères cherchaient leurs enfants, les épouses cherchaient leur mari. Tout le monde criait. Quand j’ai vu les gens, j’étais paralysé. Quelqu’un a couru vers moi et m’a dit : “Qu’est-ce que tu fais ici ?” J’ai dit que je cherchais X. Il a dit : “Tu ne sortiras jamais d’ici. Partez tant que vous le pouvez.” J’ai dit : “Nous verrons. Je suis chrétienne.”Je l’ai trouvée et je lui ai remis les vêtements. Elle était reconnaissante — très reconnaissante. Nous sommes sortis. [sauveteur néerlandais] »

— cacher des personnes dans des endroits, chez soi ou dans des cachettes non loin. Cela demandait parfois de faire des gros travaux, par exemple fabriquer de faux murs, creuser des cachettes dans les jardins. Cacher des résistants ou des alliés étaient plus tolérés par les voisins (mais pas par les nazis, il y avait des menaces d’envoi dans les camps ou de mort pour le fait d’héberger des alliés anglais ou américains), mais pas les juifs, à cause d’un fort antisémitisme ; parfois même ils se retrouvent dans des situations assez stressantes où ils sont amenés à héberger des juifs et des soldats allemands :

« Les Allemands m’ont obligé à avoir des officiers allemands chez moi, mais je n’avais pas peur pour les filles [juives]. Les Allemands ont vu les enfants, mais cela n’a posé aucun problème, car ils étaient dans un pensionnat à Marnande. Les enfants sont partis lundi matin, sont revenus mercredi soir, sont retournés à l’école vendredi matin et sont revenus samedi soir. Les Allemands ne se sont donc jamais doutés de rien et ils ne m’ont posé aucune question concernant les filles. Les filles n’étaient pas un problème, mais les garçons [juifs] — j’avais peur pour eux. [sauveteur français] »

Une cachette ; plus d’infos ici : https://www.lepoint.fr/monde/pologne-une-cachette-intacte-de-juifs-erigee-en-lieu-de-memoire-17-03-2016-2026106_24.php

— organiser les fuites dans d’autres pays ou hors des ghettos :

« J’ai eu un laissez-passer permanent pour entrer dans le ghetto via la compagnie Leszczynski. Chaque jour, des camions quittaient le ghetto pour se rendre à l’atelier de Leszcznyski, rue Zabia. Alors on prenait ceux à faire fuir et on leur mettait des uniformes de travailleurs avec l’Étoile de David et on les conduisait à l’atelier. J’avais un accord avec l’un des portiers de la porte de Nowolipki, et quand il me voyait arriver, il me laissait toujours passer. Cela coûtait quelque chose — de la vodka, un cadeau ou quelque chose du genre. […] Les gardes étaient très gourmands parce qu’ils envoyaient toujours ces friandises en Allemagne. Lorsque le fourgon est entré dans l’atelier de Leszcznyski, les évadés sont sortis, ont ôté leurs guenilles et sont partis. C’était beaucoup plus difficile avec les enfants ; nous ne pouvions pas les faire passer pour des travailleurs. Alors une fois, quand nous avons dû sortir de jeunes garçons, nous avons fabriqué une cage — une boîte avec des fils ajourés. Nous avons mis la cage sur la plate-forme de la fourgonnette, y avons mis les garçons et l’avons recouverte d’un tas d’uniformes. De cette façon, ils pouvaient respirer.[sauveteur polonais] »

Des soldats allemands conduisent des Juifs capturés lors du soulèvement du ghetto de Varsovie au lieu de rassemblement pour déportation. Pologne, mai 1943. Source : https://encyclopedia.ushmm.org/content/en/photo/jews-captured-during-the-warsaw-ghetto-uprising?parent=en%2F2014

— falsifier des papiers :

« Je travaillais dans la préfecture de Poitiers, où ils délivraient les nouvelles cartes d’identité. Je ne me souviens plus qui m’a demandé la première fois des cartes d’identité, mais j’ai quand même décidé de le faire. Au début, je ne savais pas comment faire, alors j’ai essayé toutes sortes de choses. J’ai commencé par chercher quel bureau à la préfecture tapait des cartes. Je prenais mon déjeuner avec moi et, quand tout le monde était parti, entre midi et 14 heures, j’allais dans ce bureau, prenais des cartes vierges et — en utilisant la même machine à écrire — je les remplissais. Je mettais aussi la photo, le timbre et ajustait également la date de naissance, mais ce n’était pas une très bonne idée, car si quelqu’un vérifiait, les numéros ne correspondraient pas aux registres de dossiers conservés au bureau. J’ai donc décidé de voler deux de ces classeurs et d’utiliser ces numéros pour les identifiants, car personne ne pourrait les vérifier. Mais plus tard, j’ai trouvé que c’était trop dangereux et j’ai remplacé les classeurs. Quand j’ai appris que tous les papiers de la ville de Nantes avaient été détruits à cause des bombardements, j’ai utilisé cette ville comme lieu de naissance, car elle aussi n’aurait pas pu être contrôlée. Finalement, j’ai trouvé quelque chose de bien meilleur. Il m’a fallu beaucoup de temps pour l’apprendre, car je devais regarder autour de moi et regarder les autres, et j’étais également très occupé. J’ai réalisé que tout ce dont vous aviez besoin pour obtenir une nouvelle identité était une ancienne. J’ai donc décidé de faire vieillir mes cartes. Je les piétinerais pour les rendre vraiment sales ou les laverais à la lessive. Les personnes pouvaient alors apporter ces cartes au bureau approprié et en demander de nouvelles. [sauveteur français] »

— Organiser et coordonner les sauvetages. Ici le témoignage d’un soldat allemand :

« Au printemps 1942, j’ai été affecté à la Tunisie en tant que parachutiste. Nous devions soutenir le retrait en toute sécurité des troupes africaines de Rommel, car la guerre en Libye était en train de se perdre. Les SS rassemblaient des Juifs, non pour les éloigner de la région, tels que les camps de concentration, mais pour effectuer des travaux sur le terrain au front. Nous avions pris position face aux Américains, à quarante kilomètres au sud de Tunis. Les Américains, provoqués par nos troupes, ont lancé une attaque de parachutistes. Beaucoup de prisonniers ont été faits. Un Italien est venu nous voir avec un récit d’espions cachés dans une ferme entre les lignes. il a affirmé que les espions avaient divulgué nos positions aux Américains. J’ai été chargé de diriger l’assaut à la ferme. Nous avons capturé cinq jeunes Juifs ; l’Italien nous a dit qu’ils étaient juifs. Deux étaient des fils de médecin à Tunis. Tous les cinq étaient des amis âgés de 16 à 20 ans. Les juifs ont été interrogés ; ils avaient très peur. Nous étions des monstres pour eux. Ils avaient peur de quiconque portait un uniforme allemand. L’interrogatoire a été mené par un capitaine de SS. Il avait été affecté à notre unité, comme il était de coutume à l’époque, d’affecter des membres du parti nazi à des unités militaires. La décision était que ces Juifs devaient être abattus parce qu’ils avaient été retrouvés au front. J’étais dans une position de leader (Regiments- gefechtsfuhrer), et ils m’ont été affectés. Ils ont été emprisonnés dans une gare. Un rapport a été envoyé à la division, mais a été retardé par l’action de l’ennemi. Les Juifs ont donc été mis au travail pour creuser des tranchées. Un sous-officier des jeunesses hitlériennes est venu les superviser pendant la journée. Ils ont creusé des tombes. L’agent a tenu un pistolet sur le tempe de l’un d’entre eux et a menacé de tirer. Le soir de leur retour, j’ai par hasard engagé une conversation avec l’un des fils du médecin. Il parlait allemand. Son père avait étudié en Allemagne ; ils ont grandi en Sicile, mais étaient allés dans une école allemande là-bas. Le sous-officier m’a fait part des menaces. Comme j’avais tous les documents, je savais que ces cinq hommes n’étaient entrés dans la situation actuelle que par hasard et je savais qu’ils allaient être fusillés simplement parce qu’ils avaient été trouvés en territoire ennemi. J’ai décidé de les aider d’une manière ou d’une autre. Je leur ai dit que je les libérerais de leur détention et les aiderais à fuir. Ils avaient très peur, soupçonnant que nous allions leur tirer dessus pendant leur fuite. Mais je les ai convaincus que je les aiderais. Je leur ai fourni de la nourriture et une carte leur expliquant la frontière militaire et expliquant comment ils devaient passer par les lignes. Je leur ai aussi donné un pistolet. J’ai renvoyé le gardien de prison pendant un moment et je l’ai laissé sortir de la prison. Ils ont commencé leur fuite dans l’obscurité du soir. »

Des pêcheurs danois ont utilisé ce bateau pour transporter des Juifs en lieu sûr en Suède pendant l’occupation allemande. Danemark, 1943 ou 1944. Source : https://encyclopedia.ushmm.org/content/fr/gallery/rescue-photographs

— Jouer des rôles complètement inattendus pour extirper des personnes des camps ou les protéger ; ici un exemple avec une française qui s’est décrite aux chercheurs comme habituellement extrêmement timide :

« J’étais à Toulouse quand j’ai appris que cette femme avait été arrêtée et qu’elle avait probablement été emmenée au camp du Vernet. J’ai entendu dire qu’il y avait des possibilités exceptionnelles de sortir du camp. J’avais un cousin, un type très gentil, qui avait été soldat et qui s’était évadé de prison. Au cours du premier mois qui a suivi son évasion, il a travaillé pour le gouvernement de Vichy, chargé des dossiers des habitants des camps. Alors j’ai pris le train et je suis allé à Vichy le voir. Il m’a dit qu’il serait en mesure d’arranger ça, car il venait d’aider un policier, qui lui devait quelque chose. Il m’a assuré qu’il s’en occuperait. Je suis donc rentré à Toulouse, mais je ne pouvais pas me reposer. Je me suis dit que je ne pouvais vraiment pas faire confiance au personnel administratif. Je ne sais pas exactement ce qui m’a pris, mais j’ai décidé d’aller voir le préfet de Toulouse. Quand je suis arrivé au siège, on m’a dit qu’il assistait à une réunion qui serait probablement terminée dans quelques minutes. Je ne savais pas à quoi ressemblait le préfet. J’avais une petite somme d’argent avec moi et je me suis adressé à l’huissier pour lui demander de me montrer le préfet lorsqu’ils quitteraient la réunion. Il désigna un grand homme et je le regardai monter les marches. Je l’ai suivi. Je suis entré dans son bureau sans invitation et je me suis assisse. J’ai dit : “Monsieur, nous sommes très surpris à Vichy de constater que vous ne suivez pas les ordres ici.” Puis j’ai prononcé un grand discours sur le fait qu’il n’était pas surprenant que nous ayons perdu la guerre et qu’il y avait beaucoup d’histoires sur comment les ordres n’étaient pas suivis. Il m’a demandé ce qui se passait. J’ai dit : “Ce qui se passe, c’est que le commissaire de terrain a donné des instructions précises pour qu’une femme en qui il s’intéresse particulièrement soit libérée, mais cela n’a pas été fait.” Il a ajouté : “D’accord, on s’en occupera. Donnez-moi simplement le nom de la personne.”J’ai dit : “Non, cela ne suffit pas. Vous êtes le supérieur de l’homme responsable du camp. J’aimerais que vous l’appeliez et que vous lui disiez de libérer la femme.”Il a accepté et a appelé l’homme en charge. J’ai dit : “Je vais faire rapport à Vichy de ce que vous avez fait” et je suis partie. Mais je n’étais toujours pas satisfaite et je me suis dit : “Ce n’est pas assez.” Je suis donc remonté dans le train et je suis allé au camp du Vernet. Là, on m’a annoncé que des instructions avaient été reçues et que la femme serait libérée. Quand je l’ai vue, elle ne m’a pas reconnue au début et a pensé que j’étais simplement une autre personne qui avait été arrêtée. Je lui ai fait signe afin de lui faire comprendre. Un policier nous a escortés hors du camp et nous a même offert des billets de train gratuits. En chemin, nous avons également sorti un bébé d’un panier. Plus tard, les gens ont pensé que j’avais réussi à le faire parce que je connaissais personnellement le préfet, mais ce n’était en réalité qu’une rumeur. Je ne le savais pas à ce moment-là, mais j’ai appris plus tard que le préfet était impliqué dans une activité de résistance. »

C’étaient des activités dangereuses, illégales, menées en contexte difficile : des sauveurs se sont retrouvés encore plus affamés qu’ils ne l’étaient auparavant, parfois ils devaient mentir à leur propre famille de crainte qu’ils désapprouvent leur activité ou qu’elle soit connue ; globalement cela nécessitait de falsifier sa vie, de maintenir des mensonges élaborés :

« Mon beau-père a vécu avec moi pendant la guerre, mais il n’avait aucune idée de ce que je faisais. La fille juive que je gardais chez nous, pensait-il, était muette. Je lui ai dit de ne jamais parler en sa présence. Quand la guerre fut finie, je lui ai dit la vérité et il a été en colère, mais pas pour longtemps. “Quel miracle”, a-t-il dit. La seule personne à qui je pouvais parler était ma sœur aînée, qui en faisait partie. Mon mari était absent — il a été enrôlé dans l’armée et était en Allemagne. La femme juive que je gardais ne connaissait pas le français, uniquement le yiddish. Ma propre fille a commencé à avoir un accent yiddish — ils lui ont dit ça à l’école. J’ai dit à la femme de faire semblant d’être sourde et muette ; ma fille savait la vérité, mais elle savait aussi qu’elle ne pouvait rien dire [sauveteur belge]. »

Parfois même alors que la situation était déjà compliquée pour cause de menace directe, de pauvreté, eux-mêmes en situation d’illégalité, ils cherchaient à sauver encore plus de personnes ou se mettaient encore plus en danger volontairement, en faisant de très longs trajets avec des enfants juifs pour qu’ils puissent voir au moins une fois leurs parents.

Pourquoi avoir ce comportement qui va vers toujours plus de risques, vers plus de mauvaises conditions de vie, d’insécurité et de réels dangers alors que la situation était de base très difficile ? Pourquoi persister toujours plus fort à risquer tout pour des personnes qui leur étaient majoritairement totalement inconnues et étrangères de religion ?

C’est une attitude d’autant plus sidérante lorsqu’on voit à quel point le « non », même pour les situations de petite désobéissance chez les acteurs du massacre, leur semble comme impossible (voir les témoignages de Stangl, Eichmann, le 101e bataillon) tant ils ont peur du moindre petit rejet. Quant bien même ils sont franchement exposés à des scènes cauchemardesques (impliquant des cadavres, des effusions de sang, des meurtres et tortures) qu’ils trouvent épouvantables (Stangl par exemple en parle de façon catastrophée dans ses entretiens, et clairement, ce n’est pas un jeu d’acteur au vu de ce que rapporte son interlocutrice Gitta Sereny), non seulement ils continuent à travailler à ce massacre, mais ils le font avec zèle (Stangl recevra des acclamations des nazis pour sa gestion exceptionnelle de Treblinka). On a d’un coté donc des personnes qui ne semblent même pas pouvoir envisager de moins bien travailler au massacre et d’autres qui résistent ou désobéissent parfois immédiatement sans même avoir vu l’horreur de leurs yeux ni être bien informés de la situation, et en courant des risques beaucoup plus considérables que la simple déconsidération de leur travail.

Les Oliner ont tenté d’explorer quels étaient les facteurs qui poussaient à cette décision de sauver, d’un point de vue à la fois situationnel :

— Y avait-il des facteurs de la situation qui déterminaient plus certaines personnes à sauver, par exemple de forts moyens financiers, plus de sécurité ou le hasard de certaines rencontres ?

et dispositionnel :

— les sauveurs avaient-ils une personnalité particulière qui différait des spectateurs ? Si oui, qu’est-ce qui avait participé à former cette personnalité altruiste dans leur vie passée ? Quelles étaient leurs motivations ?

La prochaine fois nous commencerons par voir les facteurs situationnels.

La suite : [PA2] Commettre des actes altruistes : un hasard ?

Viciss Hackso Écrit par :

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17 Comments

  1. […] (Eichmann, Stangl) et durant le génocide de 1994 au Rwanda (800 000 morts en 3 mois). Par exemple le dossier sur la personnalité altruiste, qui étudie les sauveteurs, ces désobéissances et résistants altruistes durant la Seconde […]

  2. léti
    21 mai 2020
    Reply

    Bonjour!
    J’ai remarqué qu’il y a une erreur. Quand on essaie de télécharger l’epub sur la personnalité altruiste, on télécharge celui sur le narcissisme à la place, que ce soit sur cette page ou sur la page « Productions »

    Sinon, merci beaucoup pour votre travail 🙂
    J’apprécie vraiment vos articles et ça me fait du bien de les lire ! 😀

    • Viciss Hackso
      22 mai 2020
      Reply

      Merci beaucoup !
      Normalement le lien est de nouveau bon pour l’epub ; merci d’avoir prévenu !

  3. […] ♦  J’ai exposé ici de précieux témoignages de résistants-sauveteurs durant la Seconde Guerre mondiale, si jamais vous déprimez, je vous le conseille vivement, parce que leur force, leur tactiques de hack social, leur altruisme héroïque regonfle le moral, montre que même dans le pire des cas, on peut œuvrer de façon non autoritaire, contre l’autoritarisme. Ce sont vraiment des modèles exemplaires et cette force vous est accessible : https://www.hacking-social.com/2019/03/25/pa1-la-personnalite-altruiste/ […]

  4. […] voir ce que cela donne. L’inverse serait par exemple ce qu’on a pu voir dans le dossier sur les personnalités altruistes, qui sont au final complètement dans l’action et où leur ego disparaît ; c’est sans doute […]

  5. […] Par exemple Chiune Sugihara, diplomate Japonais délivra des visas de transit par le Japon aux juifs, malgré le refus de sa hiérarchie. Il sauva environ 6000 juifs. « il est exclu du corps diplomatique japonais en 1945. Ce n’est qu’après sa mort que l’État japonais l’a réhabilité. Quand on lui demanda pourquoi il avait risqué sa carrière, voire sa vie, pour aider d’autres personnes, il aurait répondu, citant un adage samouraï : « Même un chasseur ne peut tuer l’oiseau qui vole vers lui en cherchant un refuge ». » source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Chiune_Sugihara et https://encyclopedia.ushmm.org/content/en/article/chiune-sempo-sugihara et « Auschwitz, l’impossible regard » de Fabrice Midal  On parle d’autres sauveteurs ici : [PA1] La personnalité altruiste –  […]

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