⬟ [PA5] Un monde plus responsable

Dernière partie de ce dossier ! Comment créer un monde plus altruiste, donc plus responsable ?

Cet article est la suite de :

Photo d’entête : il ne s’agit pas d’une vraie baleine, mais de l’œuvre d’un collectif d’artiste « Captain Boomers Collective » qui l’a créée pour faire réfléchir aux conséquences des masses de plastique dans nos océans. La photo a été prise par [-ChristiaN-] ; La baleine s’est aussi retrouvé à Paris, photo ci-dessous.

Ce dossier est disponible en intégralité et gratuitement en ebook :

 


Vers un monde plus altruiste ?


Selon les Oliner, la caractéristique principale que nous avons à développer et à favoriser dans nos environnements sociaux pour voir émerger un monde plus altruiste est l’extensivité (tant dans sa caractéristique attachement qu’inclusivité, les deux se modérant positivement).

En introduction à ce dossier, je disais que les Oliner faisaient le parallèle entre ce besoin de plus d’extensivité dans nos environnements sociaux et les problématiques écologiques. Cette connexion de sujet peut ne pas paraître évidente ; les chercheurs l’expliquent principalement par la notion d’interdépendance qui est liée à l’extensivité : quand un individu est altruiste, il se sent responsable, car il sait que son action peut avoir un effet, et il sait que toutes les personnes dépendent les unes des autres, c’est pourquoi tous les actes comptent dont les plus petits qui ont leur importance. L’altruiste voit le monde sous forme de relations possibles et non d’exploitations possibles, il est en relation avec l’autre et cela lui plaît en soi, il n’a pas besoin de le posséder ou d’en tirer un profit personnel. Être en relation, devient un mode de vie qui apporte du sens et du bien-être, davantage que la possession et l’exploitation. Or c’est cette inclination de vouloir posséder toujours plus, d’exploiter toujours plus, de dominer toujours plus, qui bloque totalement des initiatives écologiques de grande envergure : tant qu’il n’y a pas ce plaisir à la relation sans exploitation ni ce besoin de possession, il ne peut émerger cette envie de préservation à long terme de l’environnement et de ses acteurs. La personne qui ne voit que le monde au travers de ses possibles exploitations et possessions, ne voit la vie réduite qu’à sa propre vie, clôturé par son petit cercle perceptif, donc avec un champ de vision très faible qui ne balaie que le court terme.

La seule préservation souhaitée dans la posture « détachement » ou/et « exclusion » est celle des « possessions » accumulées à soi, comme dans un musée personnel égocentrique de choses inertes, mortes, sans relations si ce n’est qu’on se l’attribue, confondant le « à moi » avec le « moi ». Pour les altruistes, la relation, la vie que cela génère, n’a pas besoin d’être possédée, mais juste d’être vécue, on « est », sans besoin d’avoir pour être ; parce que la relation est plus importante, il y a décentration de son unique point de vue : les altruistes veulent que la vie continue en général, d’une façon heureuse.

Mais prenons un exemple concret et actuel  ; bien avant de commencer mes lectures sur la personnalité altruiste, je suis tombée par hasard sur un article assez sidérant :

« [Douglas Rushkoff est un écrivain, journaliste, chroniqueur, conférencier, graphiste et documentariste américain, spécialiste de la société de l’information] L’année dernière, j’ai été invité à donner une conférence dans un complexe hôtelier d’hyper-luxe face à ce que je pensais être un groupe d’une centaine de banquiers spécialisés dans l’investissement. On ne m’avait jamais proposé une somme aussi importante pour une intervention – presque la moitié de mon salaire annuel de professeur – et délivrer mes visions sur “l’avenir de la technologie”. […]
À mon arrivée, on m’a accompagné dans ce que j’ai cru n’être qu’une vulgaire salle technique. Mais alors que je m’attendais à ce que l’on me branche un microphone ou à ce que l’on m’amène sur scène, on m’a simplement invité à m’asseoir à une grande table de réunion, pendant que mon public faisait son entrée : cinq gars ultra-riches – oui, uniquement des hommes – tous issus des plus hautes sphères de la finance internationale. Dès nos premiers échanges, j’ai réalisé qu’ils n’étaient pas là pour le topo que je leur avais préparé sur le futur de la technologie. Ils étaient venus avec leurs propres questions.

Ça a d’abord commencé de manière anodine. Ethereum ou Bitcoin ? L’informatique quantique est-elle une réalité ? Lentement mais sûrement, ils m’ont amené vers le véritable sujet de leurs préoccupations.

[…] Enfin, le PDG d’une société de courtage s’est inquiété, après avoir mentionné le bunker sous-terrain dont il achevait la construction : “Comment puis-je conserver le contrôle de mes forces de sécurité, après l’Événement ?”

L’Événement. Un euphémisme qu’ils employaient pour évoquer l’effondrement environnemental, les troubles sociaux, l’explosion nucléaire, le nouveau virus impossible à endiguer ou encore l’attaque informatique d’un Mr Robot qui ferait à lui seul planter tout le système.

Cette question allait nous occuper durant toute l’heure restante. Ils avaient conscience que des gardes armés seraient nécessaires pour protéger leurs murs des foules en colère. Mais comment payer ces gardes, le jour où l’argent n’aurait plus de valeur ? Et comment les empêcher de se choisir un nouveau leader ? Ces milliardaires envisageaient d’enfermer leurs stocks de nourriture derrière des portes blindées aux serrures cryptées, dont eux seuls détiendraient les codes. D’équiper chaque garde d’un collier disciplinaire, comme garantie de leur survie. Ou encore, si la technologie le permettait à temps, de construire des robots qui serviraient à la fois de gardes et de force de travail.

C’est là que ça m’a frappé. Pour ces messieurs, notre discussion portait bien sur le futur de la technologie. Inspirés par le projet de colonisation de la planète Mars d’Elon Musk, les tentatives d’inversion du processus du vieillissement de Peter Thiel, ou encore les expériences de Sam Altman et Ray de Kurzweil qui ambitionnent de télécharger leurs esprits dans de super-ordinateurs, ils se préparaient à un avenir numérique qui avait moins à voir avec l’idée de construire un monde meilleur que de transcender la condition humaine et de se préserver de dangers aussi réels qu’immédiats, comme le changement climatique, la montée des océans, les migrations de masse, les pandémies planétaires, les paniques identitaires et l’épuisement des ressources. Pour eux, le futur de la technologie se résumait à une seule finalité : fuir. […]

Quand ces responsables de fonds d’investissement m’ont interrogé sur la meilleure manière de maintenir leur autorité sur leurs forces de sécurité “après l’Événement”, je leur ai suggéré de traiter leurs employés du mieux possible, dès maintenant. De se comporter avec eux comme s’il s’agissait des membres de leur propre famille. Et que plus ils insuffleraient cette éthique inclusive à leur pratiques commerciales, à la gestion de leurs chaînes d’approvisionnement, au développement durable et à la répartition des richesses, moins il y aurait de chances que “l’Événement” se produise. Qu’ils auraient tout intérêt à employer cette magie technologique au service d’enjeux, certes moins romantiques, mais plus collectifs, dès aujourd’hui.

Mon optimisme les a fait sourire, mais pas au point de les convaincre. Éviter la catastrophe ne les intéressait finalement pas, persuadés qu’ils sont que nous sommes déjà trop engagés dans cette direction. Malgré le pouvoir que leur confèrent leurs immenses fortunes, ils ne veulent pas croire en leur propre capacité d’infléchir sur le cours des événements. Ils achètent les scénarios les plus sombres et misent sur leur argent et la technologie pour s’en prémunir – surtout s’ils peuvent disposer d’un siège dans la prochaine fusée pour Mars […]

Être humain ne se définit pas dans notre capacité à fuir ou à survivre individuellement. C’est un sport d’équipe. Quel que soit notre futur, il se produira ensemble. »

https://laspirale.org/texte-575-douglas-rushkoff-de-la-survie-des-plus-riches.html

La première idée qui m’ait passé par la tête est d’être outrée d’un tel égoïsme ; mais en réfléchissant mieux, ce comportement ne l’était pas vraiment, car une personne pensant prioritairement à son intérêt se serait activée pour éviter des drames (sociaux ou écologiques) qui pourraient la toucher,ne serait-ce que pour vivre « libre » et non pas dans un bunker avec la menace d’être attaqué… Même une personne extrêmement narcissique aurait pu voir dans cette situation de crise une opportunité pour son ego, en se faisant « sauveur de monde ».

Ce n’était pas de l’égoïsme ni du narcissisme, et c’est en me penchant sur cette étude sur l’altruisme que j’ai compris qu’en fait ces personnes sont en quelque sorte, des « spectateurs ». Ni égoïstes, ni narcissiques, ni égocentriques, ni idiots, mais spectateurs : leur absence manifeste de responsabilité ou de vouloir en prendre, ne serait-ce que pour sauver réellement leur peau (c’est-à-dire en conservant leur liberté dans un environnement préservé, non dangereux pour leur vie) alors qu’ils ont les moyens et les statuts de pouvoir qui leur confèrent beaucoup plus de possibilités que la majorité d’entre nous, correspond totalement à ce qu’on voit chez les spectateurs dans l’étude des Oliner. Excepté qu’ici, il n’ont pas sur le dos un contexte d’oppression,ne vivent pas dans un climat de guerre stressant,ni ne vivent dans de mauvaises conditions, mais disposent de pouvoirs dont peu d’individus peuvent se targuer.

Cependant, toutes leurs questions et l’irresponsabilité qu’elles portent, montrent que leur motivation principale face aux futures catastrophes se réduit à s’accommoder tant bien que mal en fuyant. Leur pouvoir sur la société et la responsabilité qui en découle, qui pourrait vraiment leur apporter en félicitations, en joie populaire, en avantages assez directs, est ignorée, préférant lui substituer une culpabilité de leur inaction car ils ont décrété qu’il ne leur était pas possible de faire quoi que ce soit.

On voit d’ailleurs que l’auteur a intuitivement saisit ce problème de l’extensivité, en leur proposant d’imaginer que les employés soient à soigner comme des membres leur famille, il essaye là d’étendre des attachements plus accessibles, d’ouvrir à l’inclusivité d’autres groupes. Mais il semble qu’on est à un autre niveau de non-extensivité chez ces individus : si effectivement il semble assez net qu’ils ont un problème d’inclusion (ils englobent les non -ultra-riches comme leurs potentiels futurs ennemis) sans doute liés à leurs actes non-inclusifs passés (en faisant du profit sans redistribution équitable, en les exploitant, en ne tissant aucune relation réciproque avec eux), il y a un fatalisme de spectateur qui prend des proportions énormes, au point d’envisager comme seule solution la fuite vers d’autres planètes ou le développement d’armée de robots pour les protéger. Ils comptent plus sur un développement technologique très complexe et coûteux pour sauver leur peau que sur leurs propres capacités à réparer les dégâts ou fautes sociales qu’ils auraient pu commettre. Cela ne semble pas être de la malveillance ou de l’égoïsme, c’est signe d’une incapacité à se relier en tant que personne responsable à l’autre, au monde. On est là face à une sorte de déficience, certes ahurissante, à œuvrer socialement en tant que personne responsable,davantage qu’à un élan maléfique.

En fait, plutôt que de ressembler aux « spectateurs » étudiés par les Oliner, ils ressemblent bien plus à ces autres spectateurs, qu’on pourrait plus classer comme « obéissants » qu’on trouve dans les témoignages de Stangl (et Stangl lui-même) : ces officiers et personnes soumis aux ordres nazis qui se désolaient des camps, trouvaient cela horrifiant, mais qui disaient « qu’est ce qu’on aurait pu faire ? C’était impossible de faire autrement ». Ce faisant, ils continuaient à participer avec zèle au bon fonctionnement du système nazi, dans des postes à haute responsabilité. Ils leur étaient non seulement impossibles de penser à leurs pouvoirs de « changement » (ne serait-ce qu’en travaillant moins bien), mais en plus il y avait une déconnexion totale entre leurs actes et leur conscience. Seulement la comparaison s’arrête là, parce que les individus dont parle Douglas ne sont pas dans un système autoritaire, sous ordres ; au contraire il semble que ce soit eux qui les donnent, les ordres, et qui contribuent à maintenir le système social et économique. Ils ne croisent pas de menace réelle pour leur vie, ils ne voient pas de morts, il n’y a pas de guerre. Ils ont des moyens, et la liberté de les mettre en œuvre. Ainsi, ce n’est pas un mur qui se dresse devant eux et les empêchant d’agir pour éviter « l’Événement, », mais un gouffre, dont le vide n’est autre que l’absence de conscience.

Il est tout de même assez paradoxal que nous ayons des « spectateurs » au pouvoir et que nous les laissions avoir plus de ressources que les autres alors qu’ils n’en font rien pour améliorer la situation.

Voilà pourquoi il est important de développer l’extensivité. Non pas à titre individuel, même si évidemment il serait préférable pour tout le monde que ces individus le soient, ainsi qu’un maximum de personne, mais à titre structurel. Ce sont nos structures, nos systèmes qui doivent l’être dans leur mécanisme.

À titre personnel, je pense qu’actuellement, avec nos structures, que des personnes extensives ne voudraient même pas grimper cette échelle sociale, étant donné leur peu d’intérêt à l’exploitation et à la possession. Ce sont nos structures qui permettent que ces profils spectateurs-égoïstes s’accaparent toutes les ressources, le pouvoir. De plus, leur manque d’inclusivité et d’attachement ne les amènent pas à engager ces gains dans la construction de liens meilleurs, que ce soit entre humains ou avec tout ce qui compose la planète.

On ne peut pas compter sur le hasard pour que quelques personnes extensives, responsables, acceptent de jouer le jeu de la compétition humaine, tout en restant intègres malgré ces étapes nécessitant d’exploiter autrui, et changent toutes les modalités de ce jeu une fois qu’elles sont arrivées tout en haut de l’échelle. Je ne pense pas qu’on puisse rester intègre si on doit quotidiennement réaliser des actes s’opposant à notre éthique et brisant peu à peu les liens que nous avons avec autrui.

Ce sont les environnements sociaux qui devraient être conçus pour nourrir, valoriser, développer l’extensivité ; cela n’est pas possible si leur mode d’organisation est compétitif, injuste, autoritaire, qu’il est vertical, qu’il n’incite pas à la responsabilité en ne laissant aucune autonomie aux personnes. Comment peut-on envisager de la responsabilité chez les personnes si toutes leurs vies on les prive de leur autonomie, de leurs initiatives portées vers des changements profonds ? Le problème du manque d’extensivité est tant chez ces « spectateurs » aux grands pouvoirs que dans notre accommodation (et donc validation) à des structures valorisant cette attitude de spectateur pour les postes à pouvoir, notre accommodation à toutes sortes de conditions et d’actes nuisibles. Au fond les graines de l’effet spectateur se nichent à tous les niveaux de notre société, se cachent même parfois dans cette activité forcenée… à maintenir tout exactement à la même place.

Ainsi, développer l’extensivité demande de tout reconstruire.


8 processus sociaux à favoriser dans l’organisation de nos environnements sociaux


Les Oliner exposent 8 processus sociaux qu’il faudrait favoriser dans l’organisation de nos environnements sociaux, processus qui sont principalement « non-rationnels » selon les chercheurs et s’influencent mutuellement. La rationalité est un processus parmi d’autres qui a son rôle à jouer, mais l’extensivité repose sur des mécanismes tout autres.

4 d’entre-eux participent à des comportements de soin à autrui :

  • créer des liens

  • empathie

  • normes de soins à autrui

  • participer à des comportements de soins

Et ces 4 autres-là participent à créer des liens inclusifs et à former des connexions globales :

  • diversifier les liens et connexions

  • mise en réseau

  • stratégies de résolution de problèmes

  • connexions globales

Les exemples que je donnerais sont ceux que j’ai trouvés, non ceux des chercheurs ; il pourrait également y en avoir bien d’autres, dans d’autres secteurs.

⇒ créer des liens

Se lier signifie créer des attaches émotionnelles durables avec des personnes et des lieux : les personnes se sentent liées, affiliées, identifiées avec l’environnement de vie (social ou non) ; si cet environnement se transforme, disparaît, il reste néanmoins vivant dans le monde intérieur des personnes. L’égocentrisme et les besoins excessifs (vouloir toujours plus, que ce soit argent, possessions, statuts… Bowlby 1969 ; Rutter 1979 ; Shengold 1989) sont associés à un manque de ces liens durant l’enfance. Ce lien peut se faire hors du domaine familial, comme à l’école, ou au travail…

Les environnements à liens humains ont pour caractéristiques d’être stimulants, d’offrir suffisamment de confort, d’opportunités de jeu, et procurent un sentiment de sécurité (psychologique et physique) ; il favorisent l’autonomie, point essentiel pour le développement de l’altruisme. Ces environnements à liens humains favorisent le développement d’une identité connectée : les personnes ont une identité autonome, personnelle, tout en étant connectées aux autres. Autrement dit, les personnes arrivent à rester elles-mêmes en collectivité, tout en ayant une bonne inclusion dans le groupe : ni soumises au groupe, ni détachées de celui-ci.

Par exemple, au dessus ce professeur a eut l’idée de faire rencontrer ces classes de différents niveaux, les grands aidant les plus petits : les plus petits se sont sentis fiers d’être les sujets de l’attention des grands, les grands retrouvent de la confiance en eux parce qu’on leur confie une responsabilité d’aider, et cela leur permet aussi de prendre connaissance du chemin qu’ils ont parcouru par constates avec les plus petits. De plus apprendre par des pairs ou faire apprendre ses connaissances renforcent celles-ci, leur donnent du sens ne serait-ce que parce qu’elles sont utilisées via un lien social.

⇒ l’empathie

L’empathie signifie comprendre les pensées et les sentiments des autres, les ressentir avec eux. L’empathie est développée par l’expérience : avoir l’expérience de clarifier ses propres valeurs et ses sentiments ; avoir l’occasion de prendre le point de vue d’autrui (via le jeu de rôle, en interprétant les sentiments et pensées d’un autre). Bien évidemment cette prise de perspective peut malheureusement permettre de servir des fins égoïstes : les chercheurs rappellent que cela conduit plus souvent à davantage de prosociabilité, y compris quand ce jeu de rôle a été amorcé par des fins égoïstes, les personnes peuvent néanmoins changer et développer de vraies préoccupations empathiques au passage.

La photo provient du programme de littérature de Q2L : IOP self on the stand

Par exemple, l’école Quest to learn (dont nous avons expliqué les principes ici et ) a un programme de littérature qui repose sur l’empathie avec les personnages étudiés dans le roman ; cela est couplé avec des séquences de théâtre, ainsi que des composantes créatives (imaginer des alternatives à l’histoire). Je livrerais la traduction bientôt, en attendant voici la version anglaise : IOP self on the stand

⇒ les normes de soin à autrui

Les normes de soin, une fois intégrées, sont en quelque sorte un système d’autosurveillance ; elle sont transmises implicitement et explicitement par les environnements sociaux, et sont vraiment intégrées lorsque les autorités de ces environnements sociaux obéissent à des modèles de bienveillance réelle.

Il peut s’agir par exemple de toutes les normes de politesse ; elles peuvent être transmises de façon véritablement sociale et altruiste (on explique à l’enfant que dire « merci », c’est montrer sa gratitude à l’autre, donc partager du bonheur ; que dire « bonjour », c’est reconnaître et apprécier la présence de l’autre, lui souhaiter le meilleur) ; comme toute norme, elle perd totalement en valeur si son sens social profond n’est pas transmis (c’est-à-dire avec les vrais sentiments accolés), n’est qu’une injonction, un ordre auquel obéir et que ceux qui veulent son application ne sont pas un modèle du respect de ces normes, font l’inverse, voire ont des attitudes paradoxales (dire bonjour avec haine, remercier à quelqu’un avec un ton et des expressions moqueuses…).

⇒ la participation au soin à autrui

Certains chercheurs pensent que l’intériorisation des normes altruistes produit des actes altruistes, mais d’autres recherches (notamment dans le champ de l’engagement psychologique) montrent le contraire : l’acte altruiste ferait développer la norme susdite.

Quoi qu’il en soit, au-delà de la norme, la responsabilité quant au fait d’initier des actes est plus susceptible de se produire lorsque les individus sont encouragés à y réfléchir eux-mêmes, et à agir avec autonomie. C’est par exemple ce qui se produit lorsque ce sont à la fois les parents, les élèves et les enseignants qui créent les règles ; lorsque ce sont les employés ou ouvriers qui définissent eux-mêmes les règles liées à la qualité du travail, et tout ce qui concerne des initiatives à responsabilité sociale (pour l’écologie ou pour des problématiques sociales). Cela crée des communautés bienveillantes, mais encore faut-il lier ces communautés à la société dans son ensemble, via d’autres attachements inclusifs, notamment par le processus de diversification.

Des structures qui privilégient l’autonomie favorisent aussi l’altruisme par rebond ; l’entreprise FAVI a supprimé toutes ces instances de contrôle des ouvriers (pointeuse, verrous sur les stocks, normes de production, suppression des postes de surveillance…) et tous ont les informations sur l’état de l’entreprise, ils prennent tous part aux grandes décisions, y compris en temps de crise. Résultat, une personne faisant du ménage, s’est occupée un soir d’un client qui était arrivé trop tôt, en s’organisant et en passant des coups de fil pour son hôtel ; alors que c’était la crise, plutôt que de renvoyer des intérimaires, les employés ont décidé de baisser provisoirement leur salaire pour permettre à leurs camarades de conserver leur poste. L’entraide émerge seulement si les personnes peuvent être autonomes, responsables.

L’ancien directeur de favi parle de la confiance à donner aux salariés :

https://youtu.be/WX5VSzlVncw

⇒ Diversification

La diversification consiste à faire en sorte que des personnes qui habituellement n’interagissent pas entre elles puissent le faire, avec des relations signifiantes. Il s’agit de mélanger des populations, non pas juste en « voisinage », mais afin qu’elles puissent vivre réellement ensemble. Pour que cela fonctionne, les personnes doivent à la fois se percevoir comme semblables grâce à des conditions favorables via la réduction de stéréotypes négatifs et l’augmentation d’interaction positives, et à la fois se concevoir de manière distincte les unes des autres : les individus doivent apprendre à apprécier les autres dans leur spécificité, dans leur singularité.

Cette diversification ne concerne pas que le mélange d’êtres humains, mais permet aussi d’apprendre et de vivre des expériences signifiantes, « liantes » avec le monde non-humain : les animaux, les végétaux… Ces expériences doivent mettre l’accent sur la relation et non l’exploitation.

Par exemple, nous avons eu la chance à Belfort lors de la 5D non seulement d’animer un atelier sur l’éducation (qu’on a résumé ici), mais aussi de participer à l’événement dans d’autres ateliers. On se réunissait autour d’un sujet et tous tentaient d’y réfléchir, d’y apporter des solutions, des alternatives, de faire preuve de créativité. Les réponses étaient denses, sur plein de facettes et points de vue différents, car il y avait une forte diversité : il y avait des étudiants, des chômeurs, des entrepreneurs, des professeurs, des employés, des cadres supérieurs, des jeunes, des moins jeunes… En se focalisant tous sur une question, chacun apportait une expérience radicalement différente, non seulement le sujet et ses difficultés apparaissaient bien plus clairement, mais les idées de solutions, d’alternatives étaient plus vastes. Automatiquement, l’entraide a émergé, chacun se conseillant mutuellement, et les liens se faisant en quelques minutes seulement. J’ai pu aussi observer ces bienfaits de la forte diversification dans une formation sur le handicap, où toutes les personnes concernées par ce handicap de près ou de loin étaient présentes (professeurs, AVS, ATSEM, directeur et employé de CMPP, parents…) : les discussions sont beaucoup plus riches, réalistes, et l’expérience très singulière de chacun mène directement à l’entraide. Ces exemples, parce qu’ils sont liés à un « but », concernent aussi le point suivant.

⇒ la mise en réseau (networking)

Il s’agit de coopérer avec d’autres dans la poursuite d’objectif commun. La mise en réseau élargit les possibilités de coopération et crée des coalitions entre divers groupes. La poursuite d’un objectif commun est essentiel pour lier les personnes, augmenter l’empathie.

Mais pour coopérer, il faut percevoir l’autre comme faisant partie de la solution plutôt que du problème ; d’où l’importance de développer des stratégies communes de résolution de problèmes.

Par exemple, à Quest to learn, les élèves ont investigué sur les causes du harcèlement, puis ont monté une opération concernant l’école entière (le but était d’établir le pacte ci-dessus pour n’être jamais un spectateur passif face au harcèlement). Régulièrement, les élèves vont enseigner aux écoles maternelles à proximité, ou encore créent des opérations concernant la ville.

⇒ résolution de problèmes

La résolution de problème nécessite de se concentrer sur des objectifs communs et sur des résultats positifs communs, d’utiliser des compétences en matière de négociation et de résolution de conflits, de trouver des solutions rationnelles sur la base de preuves logiques et empiriques. L’altruisme nécessite de comparer, organiser les informations et de construire des concepts, de développer des capacités à raisonner applicables aux problèmes de société.

Toujours à Quest to learn, les enseignants ont développé un jeu « socratic smackdown » (image au dessus) pour apprendre à débattre sans conflit, avec une argumentation rationnelle ; ils ont des méthodes d’investigation systémique ; on pourrait aussi citer les méthodes de communication non violente, qui dans une certaine mesure, donne de bons outils pour la gestion de conflit. Ces compétences et outils lient souvent à la fois intelligence au sens stéréotypé du terme (logique, raisonnement…) et intelligence sociale (prendre soin de l’autre, savoir gérer son ego, voir l’interdépendance des facteurs et causes, savoir s’abstenir de juger pour mieux comprendre, comprendre ses émotions et celle des autres…). Ces deux intelligences sont ici indissociables. Voici le jeu au complet : IOP_PrintPlay_SocraticSmackdown_v1

⇒ former des connexions globales

Il s’agit d’établir des liens globaux à l’ici et maintenant, à la nature globale de la vie, d’être en mesure de saisir l’interdépendance de tous les éléments, et que ceci forme un tout ; ainsi en conséquence, les personnes comprennent que de petits comportements, qu’ils soient altruistes ou destructeurs, ont des effets en « cascade ». Cet altruisme demande un certain empowerment, et aide l’individu lui-même, et pour réussir l’aide doit réussir à préserver la dignité et l’autonomie de l’aidé : cela ne doit pas se réduire à une forme de la charité consistant à se hisser au dessus de l’autre ou ni se réduire à une bonne action consistant uniquement à soulager sa conscience.

Encore une fois, l’exemple très concret de Quest to learn développe d’excellents programmes sur la pensée systémique (c’est un exemple de ce qu’ils produisent au-dessus) ; l’aide humanitaire aussi nécessite une pensée systémique, une forte information sur les situations, nécessite d’écouter les personnes concernées par le problème et ne pas se supérioriser.

L’altruisme est une responsabilité et une protestation active

Les processus sociaux favorisant l’altruisme ne sont pas une tâche de développement personnel, un travail individuel, bien qu’on puisse évidemment se donner pour objectif de développer des liens plus profonds avec autrui par exemple ; mais cela est parfaitement improductif si par ailleurs on continue à suivre les règles d’un environnement social professionnel qui empêche d’avoir un échange bienveillant et honnête avec autrui, qu’il soit client, subordonné ou autre. Le seul moyen d’éviter l’incohérence ou le conflit mental, face à cette trahison de sa valeur personnelle altruiste, est de s’opposer à cette règle, de désobéir : c’est pour cela que d’autres chercheurs dans Embrassing others, rappellent que le comportement altruiste est indissociable d’une forme de protestation. On peut avoir un comportement altruiste qui ne nécessite pas de protestation, par exemple face à l’adversité, en sauvant une personne qui se noie par accident ; mais si c’est une autorité qui l’a lancée à l’eau, c’est forcément une remise en question de l’autorité, du système social qui autorise de noyer les gens. Aider devient donc un affront à ce système, affront qu’il faudra supporter (dans la résistance à la menace, et dans la volonté d’aller au-delà des dangers) et poursuivre à plus haute envergure ensuite.

Cet exemple peut paraître assez improbable alors voici un exemple concret où un acte altruisme est puni par les autorités, en temps de paix, et en « démocratie » :

« Article L622-1  Toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers, d’un étranger en France sera punie d’un emprisonnement de cinq ans et d’une amende de 30 000 Euros. » https://www.legifrance.gouv.fr/affichCode.do?idSectionTA=LEGISCTA000006147789&cidTexte=LEGITEXT000006070158&dateTexte=20090408

Cette loi a été assouplie récemment, mais rien n’est vraiment très acquis. Des aidants passent encore devant un tribunal et doivent se battre pour ne pas être condamné d’avoir aidé ; des ONG se font harceler parce qu’ils aident autrui (l’ONU a du rappeler à l’ordre la France à ce sujet, ainsi que de faire respecter les droits de l’homme pour tous https://news.un.org/fr/story/2018/04/1010321).

Un excellent reportage qui en parle :

On a là des dérives dangereuses, que d’être attaqué pour avoir aider, et cela se produit parce que l’altruisme, implicitement, est une forme de protestation contre certains systèmes, notamment tous ceux qui oppressent les aidés. Alors les « systèmes » s’en défendent, montrant leur immoralité encore plus vivement…

On est donc très rapidement, même avec un comportement de petite aide, face à une problématique systémique qui nous oppose à de plus ou moins grandes structures, privées ou publiques. L’aide peut être une protestation indirecte contre la structure qui a fait souffrir l’aidé ; et aider pour de bon implique une protestation qui va au-delà de la « réparation » des dégâts causés par cette structure, en appelant à une reconstruction plus humaine de cette structure, à une reconstruction extensive. Cela demande de construire de nouvelles structures (comme Quest to learn, par exemple), de construire des structures s’opposant à d’autres par leur modèle (l’exemple de Buurtzorg, entreprise de soins à domicile, qui s’est totalement construite en opposition de la déshumanisation du soin) ou de changer des structures déjà existantes de l’intérieur (comme Favi qui a mis plusieurs dizaines d’années à déconstruire le modèle hiérarchique et contrôlant, en supprimant tous les mesures, les instruments et postes de surveillance).

Sur Buurtzorg :

https://youtu.be/zszZ9NBSPUI

Cependant, ce n’est pas parce que le travail concerne les environnements sociaux, que les actes individuels seraient inutiles : au contraire, on voit dans les témoignages recueillis par les Oliner que l’élan individuel menait certains sauveteurs à se mettre à participer à de grandes opérations et organisations collectives de sauvetage ou de résistance. La responsabilité altruiste peut être un élan individuel, mais qui ne naît réellement que dans la connexion à d’autres, à des environnements et à des oppositions concrètes.


D’autres idées pour un monde plus responsable


 

⇒ Faire connaître l’effet spectateur et apprendre à ne plus l’être

C’est l’un des cheval de bataille d’Ervin Straub pour la bonne raison que dans tous les conflits violents (génocide, harcèlements, agressions, violence policière…), il y a une cible, un attaquant et des tiers spectateurs trop souvent passifs. Or, ce sont eux qui peuvent intervenir pour stopper l’escalade de violence. Ils ont plus de moyens, sont plus libres, moins aux prises avec la situation, donc ils ont plus de pouvoir pour l’arrêter. On aura peut-être l’occasion de reparler de son programme pour les tiers, contre les violences policières, mis en place par des institutions policières aux USA.

⇒ Changer nos préjugés sur la force, l’héroïsme, la responsabilité, l’altruisme.

Être « fort »… n’est pas être un bon soldat, si par force on entend « pouvoir d’action » et maîtrise de soi. Beaucoup d’éléments de nos cultures occidentales valorisent la destructivité obéissante : par exemple, l’aliénation viriliste qui ampute certains hommes de leurs compétences relationnelles pour en faire des outils soumis au travail ou pour en faire des armes en temps de guerre. Cela a pour conséquence de les frustrer en leur privant de relations sociales simples (amicales comme amoureuses) puisqu’on ne leur apprend pas l’attachement et l’inclusivité ; cette aliénation peut d’ailleurs être partagée par les femmes, en tant que cibles ou aliénées, ce virilisme étant structurellement très présent dans des organisations (via des normes de compétition, de hiérarchisation des individus, d’absence d’entraide, de moquerie et de dévalorisation de toute inclination bienveillante). Il n’y a là aucune force à être amputé d’une part de son humanité pour être au service et à l’image de stéréotypes. L’inclination ferme à la construction, à l’altruisme, à la désobéissance est aussi à considérer en tant que force à part entière.

L’héroïsme… n’est pas que destructif : il y a cette idée que la force et l’héroïsme ne pourraient qu’être destructeurs et violents, tel le guerrier soumis aux injonctions de la guerre qui verrait son allégeance à ceux qui le dominent comme une forme d’honneur. Or, on a ici vu que l’héroïsme peut être réparateur, et impliquer un degré de courage énorme. Une force peut être non-violente, mentale, aimante, sociale, altruiste, et viser la construction d’un meilleur environnement plutôt que l’unique destruction d’un ennemi.

L’altruisme n’est pas un pur sacrifice inaccessible au commun des mortels : l’altruisme on l’a vu, demande une forte flexibilité qui est à l’opposé du suivi d’un dogme de pureté morale, du fait d’être un « saint ». Parfois, pour aider, il faut mentir, trahir, détourner, être dans l’illégalité, faire des actes parfois considérés comme contraire aux mœurs en temps de paix. Parfois, on y trouve un plaisir partagé avec les aidés, des amitiés, de la valorisation, de la passion pour l’activité, de la joie, ce n’est pas pour autant qu’on l’a fait pour ces « récompenses », c’est une conséquence heureuse plus qu’un calcul égoïste. Cependant, quand bien même l’altruisme serait calculé pour obtenir de la joie partagée avec les sauvés, cela serait-il pour autant moralement condamnable ? Cela devrait-il être rejeté car l’intention considéré comme impure car intéressée et calculatrice ? L’altruisme peut donc être simple, œuvre de personnes banales, avec de petits actes sans prétention. Il n’y a là rien d’inaccessible.

Le sentiment de responsabilité ne consiste pas à se sentir coupable, à se mettre sur le dos les fautes des autres ou encore à vouloir dominer les autres comme des pions afin d’éviter les erreurs et les fautes. On a tendance à en rester sur la définition juridique de la responsabilité, comme le fait de porter ses fautes ou celles de ceux dont on nous a confié la responsabilité. Ici les Oliner parlent d’une responsabilité non allégeante : les sauveteurs voient les difficultés dans l’environnement social, sans y tenir au préalable un statut particulier, et ils décident de passer à l’action pour régler ces difficultés. Ils endossent la situation, comme si c’était leur situation, comme s’ils étaient chargés de cette mission. Cette mission, ce sont leurs principes, leur empathie, ou leurs valeurs de groupe qui les en chargent. Ils n’agissent pas en responsable comme des « petits chefs » ordonnant, tentant de contrôler les autres comme des pions : c’est un travail de coopération, avec bien d’autres sphères, c’est un travail autonome qui peut changer du tout au tout au vu des circonstances. Ils n’agissent pas non plus en se soumettant et se sacrifiant aux sauvés, en s’infériorisant. La responsabilité consiste ici à se donner en quelque sorte un nouveau travail dans une situation (souvent secrètement mené), à engager ses compétences pour une nouvelle mission qui est raccord avec son éthique et qui s’oppose aux mécanismes de la situation qui nous choquent ; c’est s’activer d’une façon dont on pense qu’elle est plus juste au regard de la vie humaine.

L’intellect, la raison, ne fait pas l’altruisme. Dans les études sur la personnalité autoritaire, Adorno et ses collaborateurs remarquaient déjà que le problème n’était en rien un manque de connaissances ou d’acquisition intellectuelles, que l’éducation, celle des années 50, n’aidait en rien à développer une personnalité ouverte, non soumise, altruiste, autonome (les profils F n’étaient pas moins intelligents et ni moins éduqués que les autres, ils l’ont vu en voyant leurs niveaux de diplômes et test de QI). Les Oliner confirment également que les motivations altruistes, bien qu’elles demandent de l’astuce dans l’action, de l’intelligence (par exemple être flexible dans ses stratégies, savoir résoudre des problèmes logistiques et organisationnels complexes),cela ne repose pas exclusivement sur l’intellect, celle-ci n’étant qu’une composante parmi d’autres. Plus globalement, nous pourrions dire que l’intelligence (celle définie par le QI) n’est pas suffisante à déterminer nos comportements dans un sens comme dans un autre. Les Oliner disent que les motivations altruistes sont d’abord « irrationnelles » en ce sens que leur élan est très souvent d’ordre émotionnel, que ce soit empathique ou encore des émotions liés à la perception d’injustice (cependant, nous ne sommes pas d’accord avec ce terme d’irrationnel, nous pensons personnellement qu’il est justement irrationnel de nier ces émotions ou tenter de les supprimer, mais c’est juste un désaccord sur le mot employé). Ils rappellent également que nous avons une vision individualiste du héros qui intellectuellement aurait fait son chemin altruiste seul, avec ses compétences intellectuelles à lui : or les actes moraux naissent dans d’autres parcours, notamment beaucoup certains plus ancré dans la sociabilité, le collectif, l’émotionnel partagé. Les environnements sociaux, notamment l’école, n’apprennent pas ce pan « émotionnel » empathique et relationnel qui est pourtant la base de la sagesse tout autant que la raison théorique. On sait maintenant avec les dernières recherches en neuro (cf les travaux de Damasio) que des individus lésés cérébralement de leurs zones émotionnelles sont incapables de prendre des décisions : l’émotion travaille de concert avec les « hauts » processus cognitifs de la raison, c’est un duo qui pour fonctionner doit danser ensemble, consciemment, et non pas s’opposer. Il ne faut pas confondre incapacité à réguler ses émotions (qui peut conduire à des impulsivités effectivement néfastes, comme tout casser quand on est un tout petit peu contrarié) et émotions tout court ; les émotions sont une force lorsqu’on sait les identifier, les comprendre, les interpréter correctement, les vivre (et pas tenter de s’en débarrasser au plus vite), les réguler.

Idem, des recherches sur le paradigme de Milgram (Lepage, 2017) montrent que l’obéissance destructive n’est pas du tout un laisser tombé de la raison, mais au contraire une activation de processus intellectuel dit « supérieurs », qui inhibent les émotions. Cette pure intellectualisation permet ici de continuer à torturer une personne plutôt que de désobéir. Autrement dit nos processus « intelligents » les plus coûteux, élaborés (l’inhibition notamment), peuvent nous conduire à faire le pire ; et inversement nos automatismes « bas », communs aux animaux, liés à l’émotion, peuvent nous conduire à des réactions certes irréfléchies, mais altruistes. Il y a donc des visions élitistes de l’intelligence à déconstruire, tout en rétablissant le rôle des émotions dans nos considérations. L’école, mais aussi d’autres environnements sociaux, devraient veiller à prendre en compte les facettes « émotion », relationnelle, empathique qui sont tout aussi importantes ne serait-ce que pour mieux apprendre, pour s’émanciper, pour être plus autonome. Carl Rogers donne aussi une analyse très instructive du « comment apprendre » : il est impossible d’intégrer des nouvelles connaissances s’il y a une insécurité émotionnelle liée à cette connaissance, car les nouveaux savoirs détruisent souvent les anciens, l’individu doit se sentir en sécurité émotionnelle pour accepter de vivre ces petites révolutions d’idée. Accepter des savoirs est indissociable des sphères émotionnelles (et aussi de façon positive, les émotions d’émerveillement et d’étonnement sont un sacré motivateur à poursuivre). Là encore, il recommande des façons de s’organiser qui sont guidés par l’autonomie et la relation (dans son ouvrage « Liberté pour apprendre »).

⇒ Investiguer, chercher et apprendre des organisations possiblement altruistes, possiblement extensives, tant par leurs erreurs que de ce qu’elles ont réussi.

On a tous un biais à la menace : on se concentre sur les menaces (pour les éviter souvent) plutôt que sur les facteurs positifs ; parfois on se fait traiter de naïf ou de bisounours si on ose se concentrer sur des phénomènes non-menaçants. Et cette étude des Oliner montre que prendre le temps d’investiguer les comportements, phénomènes positifs, permet aussi de trouver des antidotes aux phénomènes négatifs, et ce n’est en rien naïf, au contraire : les altruistes sont au cœur de la guerre, avec toute l’horreur que cela suppose parfois de regarder les choses en face. Ce biais à la menace nous fait globalement être à l’image du spectateur et nous amène à regarder ailleurs, et ce n’est pas là un regard lucide sur les problèmes que nous avons, mais plutôt une façon de retrouver sa zone de sécurité et de confort habituel loin des champs de bataille. Et ce n’est pas grave : parfois on n’a effectivement pas la force d’entrer dans une thématique potentiellement dure. C’est pourquoi l’angle « positif » peut être à la fois une façon de sortir de cet effet spectateur et du biais à la menace, en apprenant comment d’autres se responsabilisent, mettent en œuvre leurs capacités, comment se construisent des organisations pacifiantes, altruistes, comment elles font face aux difficultés et problèmes. Depuis peu de temps, je me suis réconciliée avec la géopolitique en m’intéressant au travail de l’ONU, ces news, ces rapports, parce qu’ils tentent d’œuvrer pour la paix : cet angle positif permet réellement de regarder les malheurs de la planète sans être plombé d’impuissance (contrairement aux JT qui me plongeaient dans un désespoir spectateur), puisqu’il y a au moins des tentatives d’y remédier.

Il y a un triple intérêt à regarder le pire via des organismes qui ont un but « positif » : d’une part cela nous permet de ne pas fuir mentalement et d’accepter de regarder vraiment les problèmes en leur fond, cela permet de voir comment des organisations arrivent à remédier ou non à de gros problèmes (et donc d’avoir de l’inspiration et contre-inspiration), cela permet d’avoir des modèles de non-spectateurs y compris à un niveau distal sur les organisations sociales.

Évidemment, on peut trouver d’autres organisations (ONG, associations…) ou même auteurs dont les œuvres sont implicitement ou explicitement tournées vers des buts positifs ; je pense personnellement à Jacques Semelin ou Ervin Straub qui étudient les massacres, mais tout autant les façons dont les personnes résistent ou font le contraire malgré des circonstances hautement oppressantes ; je pense à l’exceptionnel travail journalistique et l’inspirante patience de Gitta Sereny qui a pu faire parler Stangl, jusqu’à même l’exploit de lui faire prendre conscience de ses actes. Et je suppose qu’il y en a bien d’autres auteur.es ou chercheur.ses qui savent transmettre leur regard tourné vers l’espoir, la restauration, les solutions et la construction, même dans l’exploration ou la confrontation avec le pire.

⇒ Des environnements à autonomie

Tous ces environnements sociaux qui sont extensifs visent aussi l’autonomie, cela semble indissociable, la responsabilité altruiste ne peut naître sans une autonomie de l’individu. Voici quelques ressources que j’ai croisées qui montrent des structures, organisations, environnement où l’autonomie (et non pas l’indépendance, l’autonome s’inscrit au contraire dans une interdépendance dont il a conscience) est valorisée :

  • Certaines initiatives écologiques valorisent cette autonomie et sont assez extensives, couplant protestation et altruisme, on trouve plein d’exemples dans « un million de révolutions tranquilles » de Bénédicte Manier  ; dans le film « Demain » de Cyril Dion et Mélanie Laurent. Toute les initiatives dites écologiques ne sont cependant pas forcément extensives ou favorisant l’autonomie, il y a à les regarder dans le détail.
  • Des organisations basées sur la liberté et relation, en université, à l’école primaire sont expliquées et montrées par Carl Rogers dans « Liberté pour apprendre » ;
  • Les écoles Quest to learn ; Voici des liens externes qui en parlent :
  • Les écoles ou programmes dits alternatifs type Montessori et celles réactualisées avec nos connaissances en neuro apprennent l’autonomie et la proximité sociale ; « les lois naturelles de l’enfant », Céline Alvarez ; le film « une idée folle », de Judith Grumbach.
  • Tout le pan de la justice restauratrice, qui propose des résolutions de conflit particulièrement bénéfique d’un point de vue psychologique ; on en avait parlé un peu ici : https://www.hacking-social.com/2015/09/02/reparer-la-justice-une-troisieme-voie/
  • Les organisations et institutions citées par Frédéric laloux, tout particulièrement Buurtzorg, entreprise de soins à domicile qui est extrêmement connecté et liée à tous un tas de communautés et ESBZ une école allemande (ici une présentation, mais c’est beaucoup plus détaillé dans le livre en français Reinventing organizations) :

  • Le reportage « le bonheur au travail », d’Arte, on retrouve aussi des organisations valorisant l’autonomie et l’extensivité.
  • Self-determination Theory, Deci et Ryan : à ce jour le meilleur manuel que j’ai connu qui donne des théories, des expériences, des études et des modèles précis pour construire l’autonomie, pour changer les environnements sociaux pour qu’ils aident plus à l’autodétermination (qui inclus forcément une haute responsabilité extensive et incluse sur tout les plans).

Sources


J’ai extirpé cette série d’articles d’un ouvrage que je suis en train de concevoir, ainsi la bibliographie est plus large que le sujet lui-même. J’ai préféré vous donner tout ce qui a nourri directement et indirectement cet écrit.

Sur l’altruisme et les facteurs s’opposant à la destructivité

  • The altruistic personnality, rescuers of jews in Nazi Europe, Samuel P. Oliner, Pearl M. Oliner, 1988
  • Embracing the Other: Philosophical, Psychological, and Historical Perspectives on Altruism, Pearl M. Oliner Samuel P. Oliner, Lawrence Baron, Lawrence A. Blum, Dennis L. Krebs,M. Zuzanna Smolenska 1992 Disponible en open access ici : https://www.jstor.org/stable/j.ctt9qg24m
  • The Psychology of Good and Evil, why Children, Adults, and Groups Help and Harm Others, Ervin Straub, 2003
  • Handbook on Building Cultures of Peace, Joseph de Rivera, 2009
  • Découvrir un sens à sa vie, avec la logothérapie, Viktor E. Frankl, 1959
  • Avoir ou être, Erich Fromm, 1976
  • Self-determination theory, Deci et Ryan, 2017
  • Pour sortir de la violence, Jacques Semelin, 1983
  • Sans armes face à Hitler, Jacques Semelin, 1998
  • La résistance aux génocides, Jacques Sémelin, Claire Andrieu, Sarah Gensburger, 2008
  • Un si fragile vernis d’humanité : banalité du mal, banalité du bien, Michel Terestchenko, 2005
  • Plaidoyer pour l’altruisme, Matthieu Ricard, 2013
  • L’entraide, l’autre loi de la jungle, Pablo Servigne, 2017
  • Pour une enfance heureuse, Catherine Guéguen, 2014

Sur les massacres et leurs mécaniques

  • Purifier et détruire, usages politiques des massacres et génocides, Jacques Semelin, 2005 : si vous n’avez qu’un livre à lire pour comprendre les mécanismes humains (psychologiques, politiques, sociaux, historiques) dans les génocides, c’est celui là car c’est vraiment un ouvrage extraordinaire pour comprendre, sans pour autant être « plombé » de désespoir. C’est extrêmement bien expliqué, accessible sans pour autant sacrifier en sérieux, et passionnant. J’en dirais de même globalement pour tous les ouvrages de Semelin.
  • Des hommes ordinaires : le 101e bataillon de réserve, Christopher R. Browning, 1992
  • Au fond des ténèbres, un bourreau parle : Franz Stangl commandant de Treblinka, Gitta Sereny, 1974
  • Dans le nu de la vie, récits des marais rwandais, Jean Hatzfeld, 2000 : là également, tous les témoignages recueillis par Hatzfeld sont extrêmement informatifs, de plus les Rwandais ont une façon de parler formidable, ils expliquent très bien, sans rien cacher ce qui s’est passé. Cependant, ce dont ils témoignent souvent sans faux-semblants sont des situations vraiment terribles, donc cela est très dur émotionnellement.
  • Une saison de machettes, Jean Hatzfeld, 2003
  • La stratégie des antilopes, Jean Hatzfeld, 2007
  • Eichmann à Jérusalem, Hannah Arendt, 1963
  • J’ai serré la main du diable, Roméo Dallaire, 2004
  • Comment devient-on tortionnaire ?, Françoise Sironi, 2017
  • The Lucifer Effect, Philip Zimbardo, 2007
  • Du bon usage de la torture, où comment les démocraties justifient l’injustifiable, Michel Terestchenko, 2008
  • Si c’est un homme, Primo Levi, 1947
  • Les naufragés et les rescapés, Primo Levi, 1989
Viciss Hackso Écrit par :

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2 Comments

  1. Rv L'arbre
    20 mars 2023
    Reply

    Salut Viciss. Merci pour ce travail formidable qui ne m’a pas laissé de marbre. J’ai lu les cinq chapitres ce matin. C’est un travail titanesque que j’ai beaucoup apprécié et qui m’a appris pas mal de chose sur « moi » et mon comportement passé. Je suis antifa, anarchiste, anti-raciste et nationaliste (si la nation est le peuple) et j’ai lu du horrifiant comme du bon dans cette analyse, horrifiant, comme pour le directeur de treblinka, qui parle de son effroi devant le travail qu’il doit faire mais qui le réalise avec le plus grand sérieux, et du bon, comme cette institutrice qui parle des enfants qu’elle a aidés à sauver, pas pour elle mais pour les humains qu’ils sont.
    Merci de nous permettre d’en disposer, c’était très instructif et vraiment pertinent. C’est un dossier à mettre entre toutes les mains. Merci encore.
    Au plaisir.

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