♦ [PA2] Commettre des actes altruistes : un hasard ?

On continue de décortiquer l’étude sur la personnalité altruiste de Pearl et Samuel Oliner (1988), cette fois en se posant la question du poids de la situation : est-ce que l’altruisme des sauveteurs était déterminé par la situation, donc par un certain hasard ?

Cet article est la suite de :

Photo d’entête : André Trocmé et Magda Trocmé (en 1940), ils ont participé à impulser le sauvetage dans le village de Chambon-sur-Lignon, village reconnu comme Juste dans son ensemble.

Ce dossier est disponible en intégralité et gratuitement en ebook :


Les sauveteurs étaient-ils plus informés que les autres sur le sort que les nazis réservaient aux juifs ?


Est-ce que les sauveteurs auraient été plus au courant de ce que tramaient les nazis, et donc que le choc des informations qu’ils auraient obtenu plus tôt que les autres les auraient poussé à agir plus vite, plus fort ?

La plupart étaient peu aux faits des projets d’Hitler avant son accession au pouvoir (16,2 % des non-sauveteurs, 14,9 % des spectateurs l’étaient) mais les sauveteurs l’étaient légèrement plus (23,2 %), notamment des Allemands qui étaient allés voir des meetings nazis. Et on pourrait de plus interpréter ce surplus d’informations, non comme un hasard situationnel, mais comme un élan personnel à se préoccuper plus de politique.

Cependant, la plupart, à cette époque, ne sont pas au courant. Durant la guerre, cela change, et les statistiques montrent qu’ils sont tous informés (75,8 % des sauveteurs, 76,9 % des non-sauveteurs, 76,1 % des spectateurs) ; certains sauveteurs polonais le sont encore plus vivement étant donné leur proximité géographique avec les camps : ils savent parce qu’ils voient les fumées, les odeurs, les cadavres, les fosses, les trains, les exécutions.

Ils peuvent être informés de façon moins directement morbide, par exemple en voyant ou en étant au courant des expulsions :

« Nous avons entendu parler de l’Allemagne dans la presse. Nous avons eu beaucoup de réfugiés juifs en Pologne en provenance d’Allemagne et de Tchécoslovaquie. Les perspectives étaient plutôt sombres. [non-sauveteur polonais] »

« Lorsque les Allemands occupèrent l’Autriche, un groupe de Juifs fut expulsé de Vienne. Maman voulait aider ces personnes, alors elle a trouvé à Varsovie un réfugié capable de coudre. Cette personne nous a dit quelle était la situation pour les juifs en Autriche occupée[sauveteur polonais]. »

Ou juste via les médias :

« Nous avons lu les journaux et avons entendu parler de l’antisémitisme en Allemagne. Je me souviens de Kristallnacht [nuit de cristal]. C’était une connaissance générale, connue de tous ceux qui lisaient les journaux. J’ai lu à ce sujet dans les journaux à tout moment. Beaucoup de Juifs allemands sont venus dans notre pays dans les années trente [non-sauveteur néerlandais]. »

Mais cette actualité peut être interprétée différemment, que ce soit chez les sauveteurs ou les autres  :

« Je savais ce qui se passait pour les Juifs en Allemagne, mais je ne savais pas ce que cela signifiait pour les Juifs en France, du moins jusqu’en 1942.[sauveteur français] »

Enfant portant l’étoile de David à Prague ; Source : https://encyclopedia.ushmm.org/content/en/photo/a-jewish-boy-wearing-the-compulsory-star-of-david

Ils verront quasiment tous l’étoile imposée aux Juifs (86 % des sauveteurs, 88,4 % des non-sauveteurs, 92,4 % des spectateurs), sauf ceux vivant dans la zone de Vichy par exemple. Mais là aussi ce signe est interprété différemment. 8 % des sauveurs, 14 % des non sauveteurs et 18 % des spectateurs l’ont considéré avec curiosité ou indifférence :

« Quand j’ai vu un Juif portant une étoile de David jaune, j’en ai ri. Ma petite amie et sa mère la portaient – ainsi que plusieurs personnes dont je ne savais même pas qu’elles étaient juives [sauveteur néerlandais]. »

« Je pensais que l’étoile était une sorte de passe pour eux. [non-sauveteur français] »

« Quand j’ai vu des Juifs portant l’étoile de David jaune, j’ai pensé qu’ils avaient peut-être commis une sorte de crime. Nos dirigeants ne nous ont jamais dit pourquoi ils portaient l’étoile [non-sauveteur roumain]. »

« Cela ne signifiait rien pour moi. Je n’étais simplement pas intéressé par les Juifs [non-sauveteur polonais]. »

Mais la plupart, sauveteurs comme non-sauveteurs, ont été choqués (réaction empathique rapportée à 91,9 % des sauveteurs, 86 % des non-sauveteurs, 82,2 % des spectateurs), mais ce choc prend des allures différentes selon les personnes et là encore ce signe est interprété de façon très différente :

« Injuste ! Inexplicable ! [sauveteur français] »

« C’était scandaleux. Je me suis senti plein d’amertume [sauveteur allemand] »

« J’étais bien content de ne pas être juif. Ils portaient l’étoile. Puis ils ont commencé à disparaître. C’est devenu effrayant à l’époque [non-sauveteur néerlandais]. »

« Terrible ! Terrible ! Je me sentais si mal pour tout le monde, de voir qui ils étaient – ce que ça représentait et comment ils devaient se sentir [non-sauveteur néerlandais] »

« J’ai entendu dire que lorsque les Juifs portaient les Étoiles jaunes de David, tout le monde pouvait les frapper, les tuer ou les blesser de n’importe quelle manière [sauveur Polonais]. »

« Comme tout le monde, je pensais que les Juifs, ainsi que les Polonais, allaient mourir [non-sauveteur Polonais]. »

L’information venait aussi des proches : les sauveteurs avaient statistiquement plus d’amis juifs avant la guerre (59 % des sauveteurs en rapportent, 34 % des non-sauveteurs en avaient, et seulement 25 % des spectateurs) ; ou alors c’était leur conjoint.e qui avaient des amis juifs (46 % des sauveteurs en rapportent, 25 % des non-sauveteurs en avaient, et seulement 16 % des spectateurs), donc ils étaient mis au courant par ces amis, collègues ou proches juifs.

Avoir de l’information est important dans la future prise de décision (on ne fait rien si on ne sait pas qu’il y a un problème), mais pas nécessaire à l’action : certains assistent à des choses horribles mais vont tenter de l’oublier, de le dénier. C’est le cas des acteurs du massacre comme Stangl ou Eichmann, qui non seulement rapportent l’horreur de ce qu’ils ont vu, leur choc, leur dégoût, mais continuent néanmoins à travailler avec zèle à organiser le génocide avec les nazis.

D’autres, comme l’échantillon des non-sauveteurs, vont choisir plutôt de s’engager dans le combat direct contre les nazis, via la résistance et le sabotage.

L’information peut également ne pas être crue, si les individus ne voient rien :

« Les gens l’ont découvert par le bouche-à-oreille, mais c’était difficile à croire. C’était pratiquement inimaginable [non-sauveteur français]. »

« Je dois admettre que je savais que les Juifs étaient transportés, mais je n’avais pas la moindre idée qu’ils étaient tous massacrés. Les rumeurs étaient là, mais je ne pouvais pas croire qu’ils [les nazis] pouvaient se comporter de façon si bestiale ; c’était incompréhensible. J’ai entendu beaucoup d’histoires [non-sauveteur allemand]. »

« Nous habitions en banlieue, où tout était très calme et tranquille. Ma mère a rencontré une voisine qui avait passé la nuit avec des amis en ville. Ils se sont réveillés au milieu de la nuit à cause de l’agitation. Ils ont regardé par la fenêtre et ont vu des gens se rendre dans l’un des grands magasins, y ramasser des vêtements et les jeter à la rivière. Ils se sont faufilés et se sont rendus au poste de police et les ont prévenus. La police a dit qu’elle était au courant et qu’elle s’en occupait. C’était un magasin de vêtements. L’incident n’a jamais été publié dans les journaux. Ma mère pensait que c’était un magasin de vêtements qui appartenait à des Juifs. Ma mère est revenue à la maison avec cette histoire et a pensé que c’était horrible, mais elle ne savait pas s’il fallait ou non y croire [non-sauveteur allemand]. »

Être informé n’était pas un déterminant majeur dans le fait de sauver ou non : on voit qu’il faut encore une phase où l’information doit être crue, perçue comme importante, ne pas être déniée. Plus encore, il doit y avoir une étincelle minime de « je peux faire quelque chose contre cette horreur » ; une étincelle qui est parfaitement absente des témoignages des acteurs du massacre (Stangl et ses collègues de travail interrogés par Gitta Sereny par exemple) qui se sont tous crus parfaitement impuissants à faire autre chose qu’obéir avec zèle. Cette étincelle était au contraire totalement réflexe, instantanée, automatique chez les résistants ou sauveurs qui n’ont absolument pas pesé le pour et le contre avant d’agir, y compris lorsqu’ils étaient eux-mêmes du côté nazi. Voici un témoignage qui n’est pas dans l’étude des Oliner (mais dans « le 101e bataillon » de Christopher Browning) mais qui montre que des personnes dans le camp nazi arrivaient à désobéir et à ne pas participer au génocide ; ici le travail ordonné était de fusiller des femmes et des enfants juifs :

« Je dois souligner que, dès les premiers jours, je n’ai laissé aucun de mes camarades douter du fait que je désapprouvais ces meurtres, et je ne me suis jamais porté volontaire pour y prendre part. Ainsi, lorsque, au cours d’une des premières rafles de Juifs, un de mes camarades a matraqué une femme juive en ma présence, je l’ai frappé au visage. On rédigea un rapport, et, de cette façon, mes supérieurs furent mis au courant de mon attitude. Je n’ai jamais été officiellement puni. Mais pour quiconque sait comment fonctionne le système, il est évident qu’il existe, outre les punitions officielles, des possibilités de tracasseries qui les valent largement. Par exemple, on me faisait travailler les dimanches et on me collait des gardes spéciales »


Les sauveteurs disposaient-ils de plus de moyens pour sauver ?


L’un des facteurs « hasard » de la situation qui peut avoir un poids très important est le fait d’avoir des moyens matériels d’aider ou non. Il semble assez logique qu’aucun moyen matériel, comme la pauvreté, un petit logement, ne pas être propriétaire de celui-ci, peut poser une impossibilité de secourir : il y avait besoin d’argent pour nourrir les sauvés, leur faire des faux papiers, construire des cachettes, pour le transport vers d’autres pays, etc. Tout cela pouvait représenter une logistique coûteuse en argent, en moyen, en temps.

Voici la répartition en professions des sauveurs et non sauveurs et tiers avant et pendant la guerre, et leur perception de leurs moyens ci-dessus (qui correspond effectivement à leurs moyens réels)

Après statistiques, les chercheurs ont déduit que les ressources économiques ont permis effectivement de faciliter le travail de sauvetage, mais ne constituaient pas un facteur déterminant pour la décision de sauver, car les plus pauvres ont également sauvé.

Il n’y a pas eu de différences significatives concernant aussi le fait d’être bien loti (par exemple avoir une cave, un grenier, de la place pour héberger et aménager des cachettes) : 48 % des sauveteurs, 41 % des non-sauveteurs et 44 % des spectateurs avaient une maison, 45 % des sauveteurs étaient propriétaires contre 51 % des non-sauveteurs et 50 % des spectateurs. Presque tous avaient un grenier (80 % des sauveurs, 74 % des non-sauveurs et 80 % des spectateurs) ou une cave (83 %, 69 % des non sauveurs, 81 % des spectateurs) Pour le nombre de pièces à disposition également, cela facilite le sauvetage, il y avait par exemple un pourcentage important de sauveteurs ayant de 7 à 9 pièces (19 % d’entre eux contre 5 % des spectateurs), mais d’un autre côté certains sauveurs n’avaient ni grenier, ni cave et une seule pièce à disposition. Ils aidaient parfois en organisant des cachettes ailleurs que chez eux.


Étaient-ils plus sollicités que les autres ?


À la gare de Budapest, Raoul Wallenberg (à droite, les mains croisées dans le dos) sauve les Juifs hongrois de la déportation en leur fournissant des laissez-passer. Budapest, Hongrie, 1944. Raoul Wallenberg a sauvé environ 20 000 juifs. Source de l’image : https://encyclopedia.ushmm.org/content/en/photo/raoul-wallenberg-rescues-hungarian-jews

Dans l’échantillon interrogé, certains sauveteurs initiaient le sauvetage : ils proposaient d’eux-mêmes de sauver autrui ou chercher à le faire ; d’autres avaient la proposition de sauvetage via leur réseau de résistance (44 % des sauveteurs étaient dans un réseau de résistance, 70 % des non-sauveteurs, 0 % des spectateurs). Ils étaient sollicités autrement par des proches, des connaissances de connaissances, parfois même par des inconnus. Parfois, c’était les juifs eux-mêmes qui leur demandaient de l’aide ou alors le hasard les faisait croiser des personnes s’étant échappées des camps.

L’activité de résistance des non-sauveteurs était difficilement cumulable avec l’activité de sauvetage, souvent les personnes rapportent de terribles dilemmes à ce sujet :

« Il y avait une petite fille, sale et en lambeaux. La pauvre petite marchait. Je me sentais terriblement désolé pour elle. Je lui ai demandé : “D’où viens-tu ?” Et elle a répondu : “Du ghetto”. Elle avait environ huit ou neuf ans. Et à ce moment-là, nous étions tous cachés, mon groupe et moi. Nous étions cachés dans notre imprimerie de la rue Solna. Nous y dormions, mangions, etc. Nous devions changer de quartier en permanence – nous étions vraiment des errants sans abri. Alors je l’ai amenée là-bas et j’ai dit que nous pourrions l’aider, puisqu’elle était blonde [il était plus facile d’aider des juifs qui avaient des caractéristiques physiques comme les cheveux clairs, ils passaient plus inaperçus auprès des nazis]. J’ai dit : “Les garçons, prenons soin d’elle, et nous nous débrouillerons d’une façon ou d’une autre.” Et elle est restée avec nous pendant un petit moment. Nous lui avons même appris à lire. Mais l’un de nos amis a déclaré : “C’est trop risqué. Savez-vous d’où elle vient ? ». Il continua à parler comme ça. Alors j’ai finalement accepté qu’elle devrait partir, mais j’ai insisté pour que nous ne l’abandonnions pas, mais la placions quelque part. Alors ils ont trouvé une place quelque part ; je ne sais pas où. [polonais non-sauveteur] »

Il était très difficile de concilier sauvetage et résistance, mais les réseaux de résistance percevaient les besoins en sauvetage et contactaient des personnes de confiance pouvant les héberger.

Ainsi, la majorité des sauveteurs a été contactée pour sauver, soit parce qu’ils avaient des proches déjà impliqués dans le sauvetage, soit parce qu’ils étaient connus pour leur préoccupation concernant le sort des juifs : les intermédiaires leur proposant de sauver savaient qu’ils pouvaient leur faire confiance, c’est-à-dire savaient qu’ils n’allaient pas les dénoncer et qu’ils étaient plus susceptibles d’accepter d’aider. Donc ce n’est pas vraiment un hasard, mais bien une connaissance préalable de leurs opinions, de leurs volontés, de leur comportement de la part des intermédiaires qui opéraient une « présélection ».

Ces intermédiaires pouvaient être des proches :

« Une de mes nièces a déclaré : “Xante, pouvez-vous nous aider un peu ? J’ai un petit garçon juif. Nous en avons déjà tellement que nous avons besoin d’une place pour lui.”“Oui” [sauveteur néerlandais]. »

« Ma copine est venue et m’a dit : « Thea, j’ai une petite fille. Son père a été tué par balle, sa mère s’est enfuie avec son frère et elle l’a fourrée dans un placard pour la cacher. Alors j’ai dit : “D’accord, amène-la.” C’était une petite fille juive âgée de quatre ans [sauveteur néerlandais]. »

Ou des personnes qu’ils ne connaissaient pas :

« C’était à l’hiver 1942 ou 1943. J’ai eu la visite d’un jeune médecin juif. Quelqu’un a dû lui parler de moi. Il m’a contacté – je n’ai pas demandé qui l’avait envoyé. Vraiment un homme très charmant. Il a demandé mon aide pour porter secours à quatre-vingts enfants juifs emmenés à Vichy par les Allemands. C’est comme ça que ça a commencé [sauveteur français]. »

Les chercheurs expliquent qu’ensuite il y a un effet pied dans la porte : une fois après avoir accepté le sauvetage, il leur a été demandé de sauver d’autres personnes, ils ont répondu « oui » à nouveau pour 15 % d’entre eux. Ceux qui disaient « non » ne pouvaient tout simplement plus sauver faute de moyens ou de cachettes disponibles, ou ils se méfiaient de l’intermédiaire, car c’était également une ruse des nazis pour débusquer les sauveurs que de se faire passer pour intermédiaire. Des fois, ils refusaient parce que cela devenait bien trop dangereux :

« À chaque nouvelle personne que nous avons acceptée, ceux qui s’y trouvaient déjà étaient menacés. Le danger pour ma famille aurait été disproportionné. Nous avions déjà assumé suffisamment de responsabilités [sauveteur allemand]. »

Mais plus généralement c’était à cause d’un manque de ressources et cela peut avoir des conséquences dramatiques :

« Une mère juive avec un enfant de neuf ans est venue louer une chambre, mais toutes étaient prises. Elle est partie et a empoisonné son enfant et s’est suicidée par désespoir. Avant de se tuer, elle a raconté aux gens que je l’avais traitée avec humanité, ce qui l’avait fait vivre quelques jours de plus. Je n’avais plus d’espace pour elle. Je ne savais pas qu’elle était dans un état aussi tragique [sauveteur polonais]. »

Pourquoi les non-sauveteurs et spectateurs étaient-ils moins sollicités ?

Certains non-sauveteurs ont été contactés et ont sauvé, cependant ils n’ont pas été inclus dans l’échantillon des sauveteurs, car c’étaient des sauvetages qui ont été arrêtés en cours de route :

« Un Juif est resté dans mon appartement pendant trois mois. Il était impossible que cela dure plus longtemps. J’étais célibataire alors. Je n’ai jamais connu son vrai nom – nous ne nous étions jamais rencontrés auparavant. Il a passé trois mois chez moi, puis il est allé chez un de mes collègues, S. Et c’est la dernière fois que j’ai entendu parler de lui [non-sauveteur polonais].

Ils ont été écartés des échantillons, car il y avait parfois rétributions contre l’aide, ou échange de service. Quant aux spectateurs, ils avaient coupé contact avec les juifs, donc personne ne venait solliciter leur aide.


Est-ce que les sauveteurs étaient moins en danger que les autres ?


Les sauveteurs avaient peut-être moins de risques que ceux qu’ils aidaient, par exemple en ayant la chance de vivre à la campagne, reculé de tout. C’était effectivement le cas pour 8 % d’entre eux (contre 2 % des non-sauveteurs). Si certes, la distance les protégeait des patrouilles nazies, ils n’étaient pas davantage à l’abri des voisins (85 % des sauveteurs avaient beaucoup de voisins). Certains de ces voisins apportaient également de l’aide, mais la plupart étaient une vraie menace, constante, pour les sauveteurs :

“Nous avons commencé à avoir des difficultés avec un gars de l’autre côté de la rue. Il a harcelé ma mère : ‘Madame W., cela se terminera par une pendaison.’Nous avons ensuite appris qu’il avait été arrêté et abattu par la Gestapo. Ma mère a dit : ‘Ne le crois pas ! Ce fils de pute va sortir de sa tombe pour nous persécuter’ et, en effet, avant la fin de la semaine, il était de retour, nous menaçant comme d’habitude de divulgation [sauveteur polonais].”

“Les maisons voisines étaient alignées et il y avait une immense cour commune. Parmi les locataires vivaient un concierge et son fils. Je ne devrais pas vous dire cela, car c’est tellement dommage que les Polonais aient pu faire ça. Mais il a sorti une femme du ghetto [des juifs] qui lui avait promis de l’or. Il l’a ramenée à sa maison et quelques jours plus tard, elle a été libérée. Je suis allé lui demander où elle était. Il a répondu : ‘Je ne sais pas. Je me suis levé le matin et elle n’était tout simplement pas là, la porte de l’appartement était ouverte.’ Mais quelqu’un m’a dit qu’après avoir obtenu l’or, il l’avait emmenée dehors la nuit et l’avait tuée. Et je ne pouvais rien dire, car un tel voyou aurait pu faire la même chose avec moi [sauveteur polonais].”

Mais d’autres, entre voisins, se sont solidarisés comme dans le village de Chambon-sur-lignon en France, qui est devenu en quelque sorte un village de sauvetage : 90 habitants y ont été reconnus comme Justes ; le pasteur André Trocmé et sa femme Magda ont impulsé l’aide ; entre 800 et 1000 juifs y auraient été sauvés (parfois les chiffres donnés sont plus hauts), sans compter les résistants et autres réfugiés qu’ils ont également cachés (l’étude The altruistic personnality n’en parle pas directement, mais les faits sont rapportés dans Un si fragile vernis d’humanité : banalité du mal, banalité du bien de Terestchenko, La montagne de justes, de Patrick Gérard Henry, La montagne refuge, Annette Wieviorka).

Groupe d’enfants juifs cachés à Le Chambon-sur-Lignon ; source : https://encyclopedia.ushmm.org/content/en/photo/jewish-children-who-were-sheltered-in-le-chambon

Le risque lié à la zone géographique n’était donc pas si déterminant : le danger ou la sécurité provenait surtout de l’attitude du voisinage qui pouvait repérer l’activité suspecte.

Un autre risque pouvait aussi subvenir quant à la présence d’enfants (les enfants des sauveteurs comme les enfants à sauver), car ils étaient susceptibles, par maladresse, de ne pas réussir à garder le secret et dévoiler les faits. 27,5 % des sauveteurs avaient des enfants, contre 17,5 % des non-sauveteurs et 19,2 % des spectateurs.

“Nos enfants connaissaient tous la vérité. Même les petits savaient ce qu’ils pouvaient ou ne pouvaient pas dire. Ce qui est amusant, c’est que parfois les enfants juifs ne savaient rien du tout. Un jour, j’ai trouvé une des filles juives dans le réservoir de l’un des Allemands qui se trouvait sur la voie où nous vivions. Les Allemands s’entraînaient avec les chars. Ils aimaient beaucoup les enfants, alors ils ont mis un groupe d’enfants dans le réservoir et les ont emmenés. L’un de ces enfants était l’un de nos enfants juifs. Nous étions à l’agonie en regardant par la fenêtre. Le soldat lui a demandé comment elle s’appelait. Elle a dit : ‘Je m’appelais d’abord Rachel, puis je suis devenue Marion et maintenant c’est Teresa.’ Elle l’a dit très sérieusement, mais heureusement, il n’a pas compris. Peut-être était-ce à cause de ses cheveux très blonds [sauveteur néerlandais].

Mais parfois les enfants sauvés, même très petits, arrivaient très bien à jouer le jeu :

‘Je m’occupais de l’enfant. Elle s’appelait Marinka. Elle avait cinq ou six ans quand elle est venue nous voir ; elle ne comprenait pas grand-chose à ce qui se passait. Mais je lui ai dit que j’étais sa tante, son seul parent vivant, et elle m’a cru. Nous l’avions baptisée avec le consentement de ses parents. À cette époque, elle était très pieuse. Bien qu’elle ne soit qu’un petit enfant, elle était profondément préoccupée par son baptême et par sa nouvelle foi. Un jour, il y a eu du chantage, et Marinka se cachait alors avec quelques Juifs. La police est venue avec les Ukrainiens en uniforme, l’escadron noir, comme tout le monde les appelait. Ils ont traîné tout le monde. Mais Marinka était à genoux, priant sur le lit. Un Ukrainien l’a approchée et lui a dit : ‘Tu es juive.’ Elle a crié : ‘Juif toi-même ! Je ne suis pas juive. Prouvez-moi que vous n’êtes pas un Juif.’ Cela la sauva. Il a été embarrassé et il l’a laissée seule [sauveteur polonais].’

Au risque se mêle un attachement particulier souvent très fort, ce qui donne aux événements une amplitude émotionnelle très dure à vivre :

‘J’étais à Borislaw le 15 août 1942. J’y suis allé m’acheter des vêtements. Je venais de rentrer du cloître et je n’avais pas de vêtements appropriés. Je suis allé dans une maison spéciale où je pouvais échanger des objets contre des vêtements. Une mère entra dans la chambre avec un beau bébé dans ses bras. C’était un garçon adorable, un garçon magnifique. Elle a commencé à me supplier de prendre le bébé parce qu’ils attendaient un pogrom ce soir-là. Ils étaient les derniers juifs de la ville. Ils [les nazis] avaient besoin d’ingénieurs et de techniciens et avaient permis à certains Juifs et à leurs familles qui remplissaient cette fonction de rester en vie. En voyant le bébé, j’ai tout de suite voulu aider. J’ai pris le bébé. La mère ne m’a pas donné de vêtements pour lui parce qu’elle n’en avait pas. Elle était très pauvre. J’ai pris une petite valise et je suis allée chez mes parents. Là j’ai présenté le bébé comme orphelin. Le bébé était absolument magnifique. Il n’a parlé que quelques mots. Peu de temps après, les gens lui demandaient : ‘Qui est ta mère ?’ Et bien que je ne lui ai jamais dit de le faire, il me montrait du doigt. C’était un enfant très beau et intelligent. Les voisins sont devenus curieux de la situation, et certains ont dit que c’était mon propre enfant – que j’avais été expulsé du cloître parce qu’il était illégitime. Mais d’autres ont dit : ‘Il doit être un enfant juif, car certaines personnes le font pour aider les juifs.’ J’ai eu très peur et j’ai décidé de partir. Je suis allé à Varsovie où habitaient mon frère et ma sœur. Ils travaillaient pour le métro mais ils n’étaient pas très heureux de me voir. Je n’avais pas d’argent et j’ai vendu la petite chaîne que la mère m’avait donnée et j’ai loué un appartement. Parfois, j’arrivais à gagner de l’argent, mais j’étais toujours pressé de retourner avec le bébé. Parfois, la police confisquait tout, alors je rentrais à la maison sans rien. Une fois, j’ai été arrêtée dans le train. Le policier a pris mon bébé et est allé l’examiner. Il a découvert qu’il était circoncis et m’a dit : ‘Tu es une Juive.’ J’ai répondu : ‘Non, je ne suis pas juive, mais c’est mon bébé.’ Ils nous ont emmenés en prison. J’ai pu m’enfuir quand le policier a été distrait par dix livres de beurre… J’ai dû déménager plusieurs fois. Le bébé était tellement émacié et malade. Il n’avait pas une bonne alimentation. Lorsque la guerre a pris fin, j’ai contacté la Croix-Rouge et découvert que la mère était en vie et vivait à Borislaw. En 1945, la mère est venue. Nous avons pris contact. Nous nous sommes rencontrés. Je lui ai rendu l’enfant. Il m’est très difficile de vous dire ce que je ressentais alors.[sauveteur polonais]’

On pourrait imaginer que les personnes percevaient aussi les risques de façon différente. Peut-être étaient-ils inconscients des risques ? Surtout que certains témoignages rapportent leur propre surprise quant à leur comportement risqué. Mais les statistiques montrent que s’ils se sont surpris de leur propre audace, de leur comportement de résistance civile, ils n’étaient pas pour autant inconscients des risques ; ni que les spectateurs étaient plus craintifs à cause d’un vécu douloureux avec les nazis : 75 % des non-sauveteurs et 88 % des sauveteurs n’avaient jamais subi personnellement de mauvais traitements de la part des nazis ; 65 % des sauveteurs avaient vu les mauvais traitements des nazis sur d’autres personnes que des juifs, donc cela a pu accroître le fait d’être conscient des risques personnels qu’ils prenaient. Les non-sauveteurs n’ont à 60 % vu que des juifs maltraités, ce qui fait conclure aux chercheurs qu’ils n’avaient pas plus de raisons d’avoir peur que les sauveteurs.

La prochaine fois, nous verrons les motivations personnelles des sauveteurs quant à leurs actes altruistes.

La suite : [PA3] Ce qui motive l’altruisme

Viciss Hackso Écrit par :

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