Précédemment nous avons vu ce qu’était la compassion :
Elle est enseignée dans des programmes proches de ce qui se fait dans les programmes de pleine conscience ; la pleine conscience et la compassion étaient issues à la fois des pratiques bouddhistes, de son éthique altruiste, et des recherches scientifiques à ce sujet. Cependant, la sécularisation de ces pratiques, notamment dans le monde professionnel, a entraîné une néolibéralisation de ses contenus, autrement dit l’éthique altruiste y a été remplacée par une éthique du marché, dont les signaux sont ceux-ci :
La compassion étant plus intrinsèquement altruiste, est-ce que même dans les programmes les plus vidés d’éthique, les plus néolibéraux, la compassion passerait tout de même telle quelle ? La compassion dans ces programmes est-elle un cheval de Troie altruiste bienvenue ? C’est que nous allons essayer de voir aujourd’hui.
Cet article peut être lu sans avoir lu les articles le précédent, mais il fait également parti d’un dossier que voici :
- introduction :La pleine conscience et la compassion… néolibéralisation ou hack social ?
- Qu’est-ce que la pleine conscience ?
- Comment la pleine conscience peut-elle être néolibéralisée ? McMindfulness, Travail, Google
- La pleine conscience est-elle un cheval de Troie dans le monde néolibéral ?
- Comment les dirigeants d’entreprise se transforment après un programme de pleine conscience ?
- La pleine conscience est-elle en lien avec la créativité, l’autodétermination, le flow ?
- Que faire pour éviter la néolibéralisation de la pleine conscience ?
- Qu’est-ce que la compassion ?
- Comment pratiquer la compassion ?
- Les programmes de compassion à l’école, pour les profs et les élèves, néolibéralisation ou non ?
Ce dossier est disponible en ebook :
L’enseignement de la compassion dans un programme de pleine conscience de Google
Précédemment, on a vu que les instructeurs de pleine conscience de Google considéraient le mot de « compassion » comme étant « non-vendeur » : ils disaient le cacher comme un cheval de Troie aux entreprises clientes de ces programmes. Leur discours était particulièrement confus et contradictoire, on avait ainsi l’impression que l’inverse apparaissait plus vrai : que la néolibéralisation avait été davantage un cheval de Troie dans la pleine conscience et avait effacé toute notion de compassion.
Voyons donc comment ils transmettent la compassion dans ces cours, à destination de manager :
« Le cours d’aujourd’hui, concerne le fait d’être aimé. Mais pas seulement être aimé, être aimé d’une manière qui vous permet de réussir en même temps, de faire en sorte que les choses soient faites1. Donc, nous avons cette dichotomie ou cette fausse dichotomie. Nous aimons penser que si nous sommes au travail, surtout si nous sommes managers, nous pensons que nous devons faire un choix entre être aimés et être efficaces. On pourrait penser qu’avoir les deux n’est pas possible. Si vous êtes aimé, les choses ne se font pas, et si vous faites en sorte que les choses soient faites, les gens vous détestent. Je veux insinuer que vous pouvez avoir à la fois le karma et l’argent du karma2. Qu’il est possible d’être aimé et efficace en même temps et c’est l’essence même du cours d’aujourd’hui. »
https://mindfulnessexercises.com/course/7-leading-with-compassion/
On voit que la posture prise est définitivement égocentrique (le but est d’être aimé soi, pas d’aimer autrui), et néolibérale (il s’agit de se faire obéir pour « réussir », rendre plus productifs les subordonnés). Cependant, il y a une volonté de casser un préjugé que lorsqu’on est aimé par les subordonnés, ils n’obéissent pas, et lorsqu’on arrive à les faire obéir, ils ne nous aiment pas. Cependant cela est hors sujet par rapport à la compassion, à l’empathie ou à l’altruisme. Il s’agit juste de la question du pouvoir sur autrui, de ses effets, dans le management.
L’instructeur argumente ensuite en parlant de découvertes scientifiques montrant que les leaders aimés ont un impact positif sur la performance des subordonnés, afin de convaincre que ce préjugé est infondé :
« Plus on aime quelqu’un, plus on est prêt à travailler pour lui et à améliorer la qualité de notre travail. C’est aussi simple que cela.
Ainsi, les managers qui sont aimés ont des personnes qui travaillent plus dur et produisent un meilleur travail, ce qui fait d’eux des managers plus efficaces. […] Donc, pour ce cours, nous traitons de trois sous-sujets principaux. Le premier sujet est « Diriger avec compassion ». Le deuxième est la communication avec perspicacité et le troisième est influencer avec bonté ».
Il va donc leur parler de compassion pour que ces managers soient plus aimés par leurs subordonnés, ce qui aura un impact positif sur la productivité. Dit ainsi, c’est une stratégie de management totalement extrinsèque, qui n’a rien à voir avec de l’altruisme mais davantage avec de l’égoïsme : la compassion, tout comme l’altruisme, n’en est pas une si on cherche un résultat autre que d’aider ou de prendre soin d’une personne, c’est juste une stratégie égoïste consistant à parvenir à ses propres fins, hors de propos du champ de la prosociabilité.
L’instructeur explique ensuite la définition de compassion, puis argumente en donnant des exemples de leaders et de managers qui ont une attitude moins individualiste dans leur discours (par exemple passer du « je » au « nous »), mais il n’y a pas d’exemple de compassion à proprement parler ; à la place, nous découvrons une centration sur l’extrinsèque, à savoir être perçu comme un leader exceptionnel, donc viser une forte notoriété :
« Dans son livre, Jim Collins a défini cinq niveaux de leadership. Et le niveau 4 est celui des leaders efficaces. Ce sont donc des gens qui sont de bons PDG. Les PDG qui dirigent des entreprises qui gagnent de l’argent, conservent les dividendes, etc., et qui survivent, etc. Cependant, les dirigeants de niveau 5 vont au-delà de cela. Les dirigeants de niveau 5 ne se contentent pas d’être de bons PDG et ils font passer les entreprises du statut de bonnes à celui de grandes. […] Et voici la question. Quels sont les autres facteurs dont ils disposent ? Quelle est la différence entre les dirigeants de niveau 5 et les dirigeants de niveau 4 ? Il s’avère qu’il y a deux facteurs de différenciation et les deux semblent paradoxaux. Comparer un leader de niveau 5 à un leader de niveau 4 est très ambitieux, mais en même temps, il est personnellement humble. Il y a un mélange paradoxal d’ambition et d’humilité. Parce que pour un dirigeant de niveau 5, son ambition est de vouloir servir ou créer un plus grand bien et parce qu’il se concentre sur un plus grand bien, il ne ressent pas le besoin de gonfler son propre ego. » https://mindfulnessexercises.com/course/7-leading-with-compassion/
Il montre le style du dirigeant, mais pas ses actes : ce style c’est d’allier humilité et ambition, de servir un plus grand bien, de ne pas être égocentrique. Mais il n’y a pas d’exemple d’actes en eux-mêmes, de comportement effectif. On reste au niveau du style, de l’apparence, et du jugement social positif de cette apparence.
« Donc, la compassion, c’est bien beau, mais cela nous amène à une question. Comment la former ? Et il s’avère que c’est très simple. […] Alors, maintenant, commençons notre pratique. Asseyons-nous dans la position qui vous permet d’être à la fois alerte et détendu, quoi que cela signifie pour vous.
Donc, assis dans cette position, commençons par reposer l’esprit. Si vous le souhaitez, vous pouvez imaginer l’esprit se reposer très doucement sur la respiration. Et si vous le voulez, vous pouvez penser à votre esprit ou penser à votre respiration comme à un matelas et l’esprit reposant très doucement sur celui-ci. Et restons dans cet état de repos pendant environ une minute.
Maintenant, connectons-nous à la bonté qui est en nous. Notre amour, notre compassion, notre altruisme et notre joie intérieure. Si vous le souhaitez, vous pouvez visualiser votre bonté comme une lumière blanche, une faible lumière blanche qui rayonne hors de votre corps.
Lorsque vous inspirez, inspirez toute votre bonté et respirez-la dans votre cœur. Et utilisez ensuite votre cœur pour multiplier par 10 toute la bonté que vous venez d’inspirer.
Et puis quand vous expirez, donnez toute la bonté au monde. » https://mindfulnessexercises.com/course/7-leading-with-compassion/
Puis, il fait étendre l’exercice à tout le monde, et amène progressivement à la méditation tonglen (dont on avait parlé aussi ici) :
« Rappelez-vous que dans la pratique précédente, nous respirons la bonté des autres et de nous-mêmes, nous la transformons en plus de bonté et nous l’expirons.
Voici donc le changement. Le changement est qu’au lieu de respirer la bonté, nous respirons la souffrance. Si vous le voulez, vous pouvez visualiser votre souffrance comme une substance noire dégoûtante et gluante qui sort de vous. Inspirez cela, transformez cela en bonté, puis expirez cela. Et après un certain temps, vous respirez la souffrance des gens autour de vous comme une substance noire dégoûtante et gluante dans votre corps, dans votre cœur, la transformant en bonté, l’expirant et le faisant pour tout le monde, n’est-ce pas ? » https://mindfulnessexercises.com/course/7-leading-with-compassion/
Il rappelle au passage l’origine bouddhiste du tonglen. Les exercices en soi sont tous très proches, dans leur mouvement, mais leur niveau d’analyse est très différent, il n’y a pas d’analyse de la souffrance du tout, juste une manœuvre symbolique de prendre la souffrance et la transformer. Au fond c’est juste l’idée de souffrance, mais contrairement aux bouddhistes, il n’y a pas d’analyse et de réflexion sur la nature précise de cette souffrance. Ce qui est très différent de ce que faisait mentalement Matthieu Ricard, qui analysait toutes les possibilités d’aide, la situation et toutes ses difficultés particulières, les engager mentalement, presque comme une simulation. Ici la souffrance n’est devenue qu’un symbole désincarné, lointain, qui ne simulent pas de vraies situations, qui ne prépare pas au comment agir lorsqu’on fera face à la souffrance. Les causes ne sont pas traitées, pas réfléchies, il y a allégeance.
Meng passe ensuite à un autre chapitre en parlant des relations, notamment des discussions difficiles, où il donne implicitement l’objectif que celles-ci soient un moyen de renforcer la confiance entre les personnes ; puis il parle de l’influence, en invitant à être un modèle de bienveillance, à transmettre la bonté.
« Alors, comment pouvons-nous influencer le changement ? Comment pouvons-nous réellement influencer habilement le changement des autres et des équipes avec lesquelles nous travaillons ? Je voudrais juste mentionner brièvement quatre pratiques clés. La première est de reconnaître que nous influençons toujours les autres. Je pense que nous en avons parlé un peu dans un cours précédent. Je pense que c’est l’une des règles clés de l’influence selon laquelle tout ce que nous faisons et tout ce que nous ne faisons pas, tout ce que nous disons et tout ce que nous ne disons pas a une influence sur les autres. Et c’est en quelque sorte une façon très primaire d’exprimer et de vivre avec la conscience de soi dans le monde du travail.
D’autre part, une autre bonne pratique pour influencer les autres est de voir comment nous pouvons renforcer la confiance en soi.
Que pouvons-nous faire ? Que pouvons-nous faire, dans le cadre de notre propre confiance en soi, pour aider les autres à se prendre en charge ? J’aime à penser que nous pouvons aider à créer des espaces dans lesquels les gens peuvent s’installer et qui leur donnent le sentiment d’être bien dans leur peau, de mieux se connaître et, en fin de compte, d’être plus conscients et plus confiants.
La troisième est de voir comment nous pouvons aider les gens à réussir en sachant que tout le monde autour de nous veut réussir, que nous voulons tous réussir, comment pouvons-nous aider les autres à réussir. » https://mindfulnessexercises.com/course/7-leading-with-compassion/
On voit bien ici comment l’éthique altruiste du bouddhisme est détournée : la base des pratiques de compassion, qu’elles soient totalement bouddhistes, adaptées à l’occident ou sécularisées à des fins thérapeutiques, garde toujours intègre le fait d’aider les gens à reconnaître qu’il y a de la souffrance, que tous souhaitent s’en défaire ou encore que tous souhaitent le bonheur. Ici ce contenu universaliste est transformé en tous souhaitent « réussir », or la réussite est très floue, et pourrait tout aussi bien viser des buts altruistes comme égoïstes, comme réussir le jeu de la hiérarchie sociale, de l’extrinsèque, de la compétition entre les personnes, etc.
Autrement dit, bien qu’il y ait un appel à poser quelque graines de bienveillance dans le management (mais pour des motifs extrinsèques d’efficacité, de performance, et d’être un manager à notoriété exceptionnelle), il n’y a pas de compassion à proprement parler, ne serait-ce que dans sa première étape qui est de reconnaître la souffrance, donc l’observer telle qu’elle est réellement et d’analyser toutes ses causes pour ensuite la régler. Il n’y a qu’un appel à rayonner de « positivité », parce que ça rend efficaces les autres, parce que c’est bon pour les affaires et pour sa propre notoriété. On a donc affaire à une extrinséquisation totale.
Et cette version de l’enseignement de la compassion coche tous les signes de néolibéralisation, à savoir que le contenu est centré sur l’ego et est détourné pour servir des buts égoïstes, il est allégeant (la souffrance n’est pas du tout analysée ni même observée telle qu’elle est), il est extrinséquisé. Il ne reste plus du tout d’altruisme, seulement un exercice de pensée positive qui n’a strictement rien à voir avec de la vraie compassion.
Cependant, ce programme en est-il pour autant nuisible, est-ce qu’il n’est pas une première adaptation nécessaire avant d’entamer une vraie compassion ? S’appuyer sur les motifs extrinsèques de cette population n’est-elle pas le seul moyen pour faire pont vers plus d’empathie ? Est-ce que postuler d’emblée que les managers sont non-empathique et centré sur l’extrinsèque, donc que c’est la seul façon de leur « vendre » la compassion, est il une bonne stratégie ou signe de préjugés à leur égard ?
Malheureusement, les études sur les obstacles à la compassion montrent qu’effectivement les personnes à statut supérieur peuvent avoir une compassion particulièrement bloquée pour autrui, donc ce n’est pas un préjugé complètement infondé ; cependant, est-ce une raison de rester aussi éloigné de la compassion? N’est-ce pas corrompre l’idée de compassion, la rendre impossible ? Au vu de ce que les chercheurs théorisent de comment serait un leader compassionnel, on peut effectivement se demander si ces détournements pour « motiver » les managers à être plus prosocial en se basant sur l’idée que seul l’extrinsèque les préoccupe, ne seraient pas complètement inutiles.
La prochaine fois, nous étudierons ce leader compassionnel théorique selon les chercheurs ; nous verrons que ce qu’enseigne ici Google n’est d’aucune utilité parce que la compassion, dans le cadre d’une organisation, n’est qu’action.
La suite : Comment serait un leader compassionnel ?
1 « getting stuff done »
2 « I want to suggest that you can have your karma and eat it too. »
Bonjour,
Petite remarque à propos de la phrase mise en note : « I want to suggest that you can have your karma and eat it too. » Elle fait référence au proverbe anglais « you can’t have your cake and eat it (too) » que l’on traduit généralement par : « on ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre ». Ainsi, une traduction plus évocatrice pour un.e Français.e de cette phrase pourrait être : « Je veux insinuer que vous pouvez avoir à la fois le karma et l’argent du karma ».
Toujours aussi intéressant de vous lire ! Vous faites là un magnifique travail. Continuez.
Merci beaucoup ! J’avais justement laissé en note l’anglais, car je ne savais pas comment traduire l’expression, c’est modifié à présent !