▲ Les leçons d’un artiste

Cet article va être singulier. D’une masterclass de Clive Barker, je vais tenter d’extraire, d’exposer proprement ma gratitude et le pourquoi de celle-ci. J’en avais déjà tiré une citation pour mon dernier livre ETP, mais il y a d’autres richesses à en montrer. Vais-je réussir à les partager véritablement ?
Je l’avais cité dans le cadre du « paradigme d’écriture » (Pennebarker, 2000) qui est une méthode en psychologie permettant d’augmenter ses compétences socio-émotionnelles : celle-ci consiste en l’écriture de ses émotions pour mieux les comprendre, les identifier, les adopter comme siennes, les bercer, les transmuter.

Mais ce n’est pas dans le cadre de la recherche pour ETP que j’ai découvert cette masterclass de Barker. Depuis quelques années, dès que je termine un roman, je vais sur le Net en quête d’interview des auteur·es afin de voir dans quel terreau ceux-ci ont émergé, de quoi sont nourries leurs histoires.
Je connaissais Barker depuis l’adolescence avec Everville dont l’atmosphère m’avait fascinée et 20 ans plus tard, je découvrais par hasard qu’il était précédé d’un autre ouvrage, Secret Show. J’ai tout relu d’une traite, ainsi que d’autres au passage comme Le Jeu de la damnation, Cabale ; je me garde Coldheart Canyon de côté pour une relecture, car j’en garde un souvenir exceptionnel.

Clive Barker est un auteur de fantastique-horreur, écrivant majoritairement pour un public adulte et averti. Son univers me fascine parce que l’horreur y côtoie un merveilleux qui n’a rien de simpliste, les héroïnes et héros n’ont rien d’attendu, la monstruosité se niche dans le dogmatique, la soif de célébrité, le fric et la réussite moralement attendue dans une société lissée. C’est comme si Barker ouvrait respectueusement la porte à la marginalité, l’héroïque prenant naissance chez des rejetés, que ce soit des prisonniers, des tenants de bordel, des personnes ayant des délires, des accusés, des « ratés », des pointés du doigt, des condamnés.

Il est aussi scénariste, réalisateur, producteur de jeu vidéo et de films, peintre et illustrateur. Ci-dessus une de ses peintures, « Glyph » https://www.clivebarker.info/glyph.html ; plus d’infos sur sa carrière ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Clive_Barker

Et j’ai rencontré ces deux vieilles vidéos ci-dessous, à peine vues, qui m’ont tout d’abord offert une perspective nouvelle sur ces romans : il déteste l’horreur et le diabolique qu’il dépeint. Il n’écrit ces contextes que pour montrer l’inverse, qui est toujours incarné par des atypiques rejetés de toute part dont il révèle les forces et les tendresses au sein du pire. Mention spéciale à la secrétaire acariâtre d’Everville, insupportable, qu’on pourrait haïr tant elle semble un avatar du pire de l’administration et qui pourtant se transforme à merveille dans une relation adultère, alors que le racisme d’une ville entière attaque ce nouveau couple.

« La plupart des fictions d’horreur parlent de jeter le monstre dehors, du rejet de l’étrange, du rejet du marginal. […] Je n’écris pas ce genre de fiction. J’écris le genre de fiction où le monstre doit être en paix, d’une manière ou d’une autre. Dans le monde métaphysique que je crée, il n’est pas possible de jeter le monstre et supposer que sa maison a été purgée, parce que le monstre fait partie de la texture de notre fonctionnement interne.
Même dans la fiction courte, en l’espace de 30 pages, je vais essayer de faire quelque chose qui va bouleverser ce monde-là, de telle manière qu’il ne pourra pas se relever et se rétablir comme il l’était à la première page. La fiction d’horreur est particulièrement bien placée pour le faire, car bon nombre des choses dont elle peut parler, en sa nature même, nous font ceci : comme la mort ou la perte d’êtres chers. Il y a toute une panoplie de trucs qui nous donne des sueurs, des trucs qui ne peuvent jamais être exilés de nos vies. Au mieux, vous pouvez tenir la mort à distance, vous pouvez prétendre qu’elle n’est pas là, mais la nier totalement est une maladie. Et je pense que la fiction d’horreur est l’une des façons d’aborder ces problèmes et, de manière perverse peut-être, de profiter d’une confrontation par procuration avec eux. Faire peur aux gens n’est pas intéressant. […] Les personnages de ma fiction sont très souvent des rêveurs, des gens perdus, des gens qui ne sont pas tout à fait à l’aise avec le bourgeois, le domestique. Et il peut y avoir de nombreuses raisons à cela. C’est l’une des raisons pour lesquelles il y a beaucoup de protagonistes femmes dans ma fiction, parce que beaucoup de femmes n’en peuvent plus du statu quo, d’une manière ou d’une autre. »
Clive Barker By Nigel Floyd, Samhain, No 4, July 1987 https://www.clivebarker.info/writingstyle.html

Mais ces deux vidéos m’ont été une claque émotionnelle majeure bien au-delà de considérations littéraires, parce qu’elles sont une démonstration de ce qu’est l’intelligence émotionnelle qui navigue malgré tout, alors qu’un siphon de souffrance l’aspire. Il y a un truc profondément authentique dans l’humilité de cette masterclass, dans ce contexte, dans ces regards entre Barker et la traductrice, dans les silences de la salle.

Si vous pouvez comprendre l’anglais ou l’espagnol à l’oral, sans sous-titres, je vous conseille de les regarder plutôt que de continuer à lire cet article. Qu’importe qu’on connaisse l’oeuvre de Barker ou non, qu’on soit lecteur ou non, il s’agit avant tout de navigation émotionnelle et existentielle, en temps de tempête :

Peut-être que vous n’en verrez pas l’intérêt, peut-être que cela ne vous fera ni chaud ni froid. Peut-être que vous ressentirez de la méfiance. Peut-être que vous y lirez d’autres enseignements ou d’autres perspectives que celles que j’ai ressenties.

Personnellement, j’y ai ressenti plusieurs thèmes qu’il m’a semblé nécessaire de partager : la vigilance et l’attention artistique qui me semble un enseignement majeur pour survivre à toutes les situations ; j’y ai vu une ode à la spontanéité et à l’authenticité même devant 200 inconnus en contexte de représentation publique ; la feuille blanche comme espace de (re)construction ; et enfin l’importance de la relation mentor-élève.


Derrière l’article, les buts


Les lecteurs d’ETP comprendront sans doute pourquoi je veux prolonger le partage sur les questions émotionnelles. À chaque obstacle et difficulté majeure dans nos environnements sociaux, on voyait que ceux-ci persistaient à ne pas changer soit parce qu’il y avait un déni de l’existence de l’humain comme être doué d’émotions, soit parce que dans ces environnements il y avait une manipulation majeure des émotions des gens, ou un grand détournement pour leur faire croire qu’ils ne pourraient qu’être heureux en partant en quête de domination, de fric, de notoriété, quitte à sacrifier leur vie et leurs relations au passage. Les compétences émotionnelles des personnes étaient vues en ennemies dans ces milieux, détournées pour exploiter et maltraiter ; parfois même celles-ci étaient comme interdites et des gars en devenaient dingues de confusion dans l’absence de relations nourrissantes que cela générait alors. On avait vu aussi comment on pouvait apprendre, restaurer, réparer, améliorer ses compétences socio-émotionnelles pour viser un bien-être individuel et collectif, opérer un développement social.

Eh bien aujourd’hui, on ne théorise (presque) pas, on voit avec ces vidéos une démonstration de ce que sont ces compétences socio-émotionnelles, comment ça se vit et s’expérimente dans sa chair.

Longtemps, j’ai été coincé dans une escalade d'(auto)pression sociale zététique/sceptique, sans doute parce que notre contenu a été identifié comme tel et que je me sentais obligée d’y répondre en m’appuyant sur toujours plus de sources, toujours plus d’enfoncement dans les détails statistiques des études, jusqu’à finalement presque disparaitre en tant qu’auteure pour n’être plus que traductrice. J’ai expliqué tout cela dans cet article : le militantisme déconnant.

Je ne rejette pas le théorique dont j’ai un appétit féroce, mais je veux retrouver la liberté de partager tout autre chose, d’une autre manière. ETP a été une aventure extraordinaire pour moi et j’en suis parfois terriblement endeuillée. Ma machine a donc repris la route des recherches, de l’architecture théorique et du mix des connaissances, et si j’ai découvert des choses que j’aimerais partager, ce n’est pas encore le moment. Je suis encore en deuil de cette aventure. Je suis encore en deuil et la situation générale que nous vivons tous ensemble nous englue dans un marécage d’impuissance glauque et je ne peux pas m’y résigner. Je me débats, et la façon pour moi d’en sortir, c’est de m’accrocher à ce pour quoi j’ai une immense gratitude et de le partager.

Ce qu’il me semble juste de faire actuellement, c’est de partager l’immense gratitude que j’ai pour les contenus qui ont nourri ETP, et d’expliquer en quoi je les trouve magistralement importants, au-delà de la connaissance théorique qui est totalement inféconde si l’on n’a pas accès à son coeur et ses viscères. Je sais que certains y voient une faute lorsque j’écris ainsi, comme une personne et non comme un manuel, mais soit, je prends le risque de suivre aujourd’hui mon coeur.

♦ Ce losange signifiera que je décris dans le paragraphe les propos de la vidéo (comme ça vous pouvez le sauter si vous avez vu la vidéo)
♣ Ce trèfle signifiera qu’il s’agit de mon commentaire, de mon extension du sujet.

Clive Barker et Stephen King avec un chat, sur un tournage

Ode à la spontanéité, même sous le regard de 200 inconnus


♣ Les conférences et présentations publiques bien préparées, parfaitement calibrées en contenu et en narration, au point d’en être spectaculaires, j’en ai consommé avec plaisir. Les messages passent parfaitement, tout fonctionne à merveille, on peut en ressortir convaincu, motivé, alerté. Et puis je suis passée (vite fait, à doses homéopathiques) de l’autre côté et j’ai compris que ce n’est pas qu’une métaphore, de décrire ces présentations comme un spectacle, c’est ce qui est comme demandé et pour cela il faut des compétences d’acteur. De bon spectacle, c’est devenu pour moi une pression majeure de voir ces standards de perfection, de voir qu’il s’agissait de représentation théâtrale, avec tout ce que ça requiert de contrôle-improvisation de sa posture, de sa voix, de ses gestes, d’organisation du contenu en narration, avec ses suspens, ses silences, ses élans émotionnels. Quand je discutais avec des gens après les conférences de Chayka où je n’avais qu’osé intervenir que pour le moment « questions », certains demandaient gentiment pourquoi je n’intervenais pas dès le début et m’encourageaient en me disant que je n’avais pas besoin d’être aussi parfaite. Certes. Mais quand on n’a pas la fibre de l’acting et qu’on est coincé dans une authenticité qui dès lors que vous essayez de planifier quoique ce soit vous rattrape en vous faisant dire des conneries, c’est un océan de pression.

Mais ce genre de vidéo avec Barker nous montre que même dans une « masterclass », qu’on pourrait pressentir comme cours d’experts, ultra organisé et technique, les choses peuvent prendre une tournure totalement différente, sans perdre en importance et en écho. Les organisateurs, Barker et le public ne s’attendaient pas à cette mise à nu.

♦ Après une présentation en espagnol par un organisateur dont je serais incapable de restituer les propos, Barker, dont le regard semblait totalement ailleurs dans un monde glacé de tristesse, saisit son rôle. Le switch est énorme , la tristesse est mise de côté et il demande au public qui comprend l’anglais, puis dans un rire général parce que de nombreuses mains se sont levées, il pose la question inverse. Il s’organise avec la traductrice avec un respect qu’on verra à de nombreuses reprises lors de la conférence, liant ensemble une coopération résonante d’émotions.

Avant /après

Puis il précise qu’il ne veut pas être un professeur ennuyeux et qu’il envisage plutôt cette heure comme un échange entre amis, à propos de la créativité, la peinture, les films, l’écriture… bref tout ce qui implique de faire de l’art.
« Est-ce qu’il y a des artistes dans la salle ? » Là encore de nombreuses mains se lèvent, puis demandant de quoi il voudrait discuter, « de sexe ? », ils rient encore. Il s’assure que les photos avec flash s’arrêtent – c’est une discussion entre amis – puis se préoccupe que les questions du public puissent être bien entendues par tout le monde.

♣ Son plan est donc une absence de plan préétabli et il laisse le lead à ce qui adviendra à travers les questions et la discussion, s’assurant simplement que les moyens de compréhension et d’expression soient bons pour tout le monde, public comme traductrice. Cette posture spontanée demande une sacrée confiance, tout à d’abord en soi et à sa capacité à répondre, mais aussi au contexte et aux personnes. Mais même cette organisation du non-organisé va muter très rapidement en tout autre chose, puisqu’il n’y aura qu’une seule question de posée. Et ce ne sera ni un problème pour l’importance du contenu transmis ni pour les organisateurs et le public qui seront touchés d’une façon comme j’en ai rarement vu d’aussi authentique. Tout est finalement très inattendu, y compris pour Barker qui pourtant dans les premières minutes avait switché dans un rôle qu’il devait sans doute jouer habituellement dans d’autres conférences. Finalement, il laissera toute la place au monde glaciale qui habitait son regard du début, mais sans perdre de vue de transmettre quelque chose de vital.

Je n’estime pas cette navigation inattendue pour autant « supérieure » à des conférences calibrées et répétées au millimètre près, qui d’ailleurs peuvent tout à fait laisser place à l’improvisation des acteurs au grès des évènements inattendus, c’est simplement la création d’un moment qui est différent. Et je pense que ça peut lever des pressions sociales qu’on peut ressentir lorsqu’on s’exprime publiquement : c’est ok de ne pas réussir à tenir son rôle, de faire tout autre chose, que l’événement se déroule d’une autre façon que celle attendue, du moment qu’on transmet ce qu’il y a d’important et de juste, avec respect.
Faut-il en faire un modèle de représentation publique ? Exprimer ses émotions, sa vie et ses drames pour en modeler une leçon magistrale sur votre discipline, votre produit, votre quête ? Faut-il en suivre la recette, parce qu’on sait que l’émotion renforce l’attention et permet de mieux mémoriser ? Ne serait-ce pas l’idéal lorsqu’on veut convaincre ?

La recette en question avait été parodiée ici :

Non, et c’est bien cela l’erreur qu’on retrouve un peu partout, y compris hors conférences, dans des contenus d’influence qui vont mettre en pattern l’émotion pour en tirer plus d’attraction, plus de persuasion, plus de vues et de partages sur les réseaux sociaux. Il suffit de titrer la vidéo « je quitte youtube » « besoin de vous parler » et la compassion nous fera cliquer, commenter : nous sommes des animaux sociaux et on veut aider, être là avec les gens qu’on aime, ce n’est pas être crétin que d’être irrémédiablement attiré par l’expression des émotions. Et il y a fort à parier que les personnes qui ont « besoin de vous parler » l’ont effectivement, authentiquement, avant de penser au nombre de vues. Et parfois aussi, il y a de l’incongruence, c’est-à-dire une espèce de décalage étrange, parfois qui se voit dans un surjeu et qui personnellement élève ma méfiance, voire, dans les cas les plus visiblement hypocrites de fausse joie, de fausse empathie, me dégoute. Parce que c’est commettre une trahison de nos sens sociaux. Et je ne vous raconte même pas la hauteur du dégout lorsqu’en off vous mesurez toute l’amplitude de cette fausseté, où l’apparence de joie d’un créateur cache une haine des gens, où certains se gargarisent et se félicitent de faire « pleurer dans les chaumières ». C’est infâme. Donc, je comprends totalement que des expressions mêlées d’émotions ou une narration d’un contenu qui laisse place à l’émotion vous mettent en garde. Mais l’erreur serait de mettre systématiquement la faute sur l’expression de l’émotion comme étant nécessairement manipulatrice. Il y a aussi de nombreux créateurs de contenus qui sont totalement et pleinement congruents, peut-être même encore plus que vous ne pourriez l’imaginer. Juger l’émotion et traquer sa réalité chez celui qui la montre me semble assez inutile, on apprend peut-être plus en interrogeant l’effet et le contenu du discours en nous, sa façon dont il résonne de façon singulière en nous, c’est le meilleur moyen de ne jamais être trahi puisqu’on s’approprie à notre façon l’expression, il ne s’agit plus de la consommer.


La vigilance et l’attention artistique


♦ « Comment créer un univers alternatif, complet ?« , demande une personne à Barker qui répond :
« Tout ce que nous créons est basé sur des choses qui nous connaissons ». Il explique qu’on doit prendre des choses qui nous touchent, animent notre cœur et notre âme. Pour cela, il crée un catalogue mental de choses qui le « charge comme une batterie« , et il a toujours un carnet à proximité, y compris aux toilettes. Il fait des croquis de tout ce qui lui survient, qu’importe si c’est simpliste ou même stupide.
 » Vous ne savez jamais quand vous verrez quelque chose d’éventuellement signifiant ».

♣ Et c’est cela que je nomme « vigilance artistique », une forme d’attention qui n’est pas d’ailleurs le propre de Barker, car c’est rapporté et géré de façon différente par quantité d’artistes (cf. sources en fin d’articles). Carnet ou pas, ils abordent la vie et leur univers mental avec une attention particulière : il est possible que quelque chose de beau, de terrible, d’amusant ou de confus advienne et non seulement il s’agit de l’attraper, mais davantage de le conserver précieusement. Cet élément sera peut-être téléporté un jour dans un univers, un personnage, un décor, une scène, une musique.

David Lynch parle quant à lui de partir à la pêche et compare les idées à des poissons. Capture d’écran venant de sa masterclass, cf. liens à la fin de l’article.

Et cette vigilance à ce qui pourrait se produire dans la vie et dans sa tête comme étant potentiellement important, cela donne une couleur et une perspective du quotidien qui en dépasse les lassitudes. Cela demande de lever les attentes et préjugées tel que « encore une journée de merde » pour les grand-remplacer par une curiosité, qu’importe si elle est pessimiste ou optimiste « A quel point cela va être la merde ? Qu’est-ce qui serait le pire ? Comment ce pire adviendra ? Est-ce que ce sera effectivement insupportable ou va-t-il y avoir un élément qui changera la nature de la journée ? Est-ce qu’une personne, un élément va changer la donne ? Quelle tête, quelle parole sortira des bouches de ces artisans du pire ou du meilleur ? Est-ce que ce mauvais présage va se renverser ? Comment ? Quelle couleur ça aura, de quel bruit ça sonnera, quels bibelots seront dans ce décor du pire ? Quelles seront leurs expressions qui me débectent le plus, quels sont leurs mots qui me découragent ? Comment mon ennui transforme-t-il cette tapisserie en un cauchemar ? »

Tout peut devenir alors future matière de création, y compris les pires humeurs liées au plus ennuyeux du quotidien, et qui sait, par réactance ou par provocation, peut-être tentera-t-on de renverser le cours de cette histoire prédéfinie.

Cette vigilance créative s’oppose à une attention centrée sur la rumination, dont il ne naitrait que des pensées et perspectives impuissantes et figées dans l’attendu « je vais encore tout rater, il va être encore insupportable, je vais devoir encore fait ce truc chiant, ils vont encore me saouler, je vais encore m’ennuyer, ça va me dégouter »

Autrement dit, même les filtres dépressif et/ou anxieux qui sont pourtant sapants sont ici exploités pour en faire une forme de puissance. Plutôt que nous peser, ils sont utilisés pour mener une quête où le catalogue se remplit, et peut-être qu’un jour émergera de ce catalogue une toute nouvelle histoire, une toute nouvelle création.

Ce serait une erreur que de confiner cette vigilance au champ artistique, créatif et professionnel. On a tous connu ce genre d’effet lorsqu’on a été concentré sur un sujet qu’on apprenait : par exemple, en cours de psychopathologie, on nous apprenait qu’il était normal qu’on se trouve toutes les pathologies ou qu’on interprète des comportements selon l’angle du trouble. Cela ne voulait pas dire pour autant qu’on avait raison, c’était juste parce qu’on apprenait. Et ça doit être la même chose si on consomme un peu trop longtemps Doctissimo. L’apprentissage attentif colore notre perception qui se charge alors de trouver des échos un peu partout. Je ne vous raconte même pas mon état perceptif lorsque je subissais des cours freudiens. Ce système étant total, vous avez l’impression de tout comprendre, tout analyser correctement (en psychanalyse, le système de pensée fait que si l’autre rejette l’interprétation, c’est qu’il est en défense, que ce soit du déni, de la compartimentation ou autre). Mais tout devenait aussi sujet d’intérêt, quand bien même la pensée psychanalytique est assez délirante. C’est peut-être en cela que des systèmes de pensées sectaires, ésotériques ou complotistes peuvent sans doute en premier lieu soulager les personnes : la perception sur le quotidien devient chargée d’une quête, les focus d’attention sont créateurs de sens, il y a une nouvelle curiosité portée sur le monde, tout devient potentiellement intéressant, on trouve une nouvelle puissance dans cette toute nouvelle vigilance.

Y compris si c’est du flan.

Au moins, la vigilance de type créative n’a pas le mensonge de vous faire croire que vous aurez raison, que ce soit sous l’angle scientifique ou artistique, il s’agira ensuite de rejouer les éléments observés, que ce soit sur une toile ou dans un labo, laissant à nouveau une place au doute à ce qu’ils produiront de nouveau.

La vigilance créatrice n’a rien de l’ordre de la pensée positive, d’une méthode Coué, d’un optimisme aveugle ou d’une perspective restreinte. Le quotidien est appréhendé ponctuellement comme une quête, l’attention est réveillée par des éléments lorsqu’il y a un écho avec cette quête.

Lorsque j’étudiais le flow et la notion de feedback, j’ai le vieux souvenir d’avoir été réveillé par ces futurs passagers qui râlaient à raison, car le bus n’arrivait pas. Le panneau d’affichage numérique qui indiquait que l’arrivée du bus était immédiate semblait fonctionner, mais c’était un leurre. Autrement dit le feedback qui était censé rassurer les gens produisait l’inverse. Ce que je voulais souligner ici, c’est que je ne suis pas allée sous cet arrêt de bus avec la ferme volonté de récolter des informations qui me serait utile. J’allais tout simplement au travail. Mais parce que j’étais dans l’atmosphère de ces notions, ma vigilance s’est réveillée sur ce feedback déconnant, comme un photographe sort son appareil photo dès lors qu’il capte quelque chose de beau. Ça n’a rien d’un forcing quelconque sur son cerveau ou sur soi.

L’investigation, la recherche, la quête artistique génère une atmosphère singulière dans laquelle il y a une part de soi qui veille à trouver un chemin, des éléments à saisir. Et ce, sans les avoir définis au préalable.
Même sans l’atmosphère d’une étude, d’un projet artistique ou scientifique, il me semble que la vigilance créatrice peut néanmoins attendre dans l’ombre : on peut tomber sur un mystère, une horreur, une beauté, une intrigue qui va éveiller une toute nouvelle quête en nous.

Ce n’est pas non plus être hors-sol, déconnecté de la vie, perdu dans les éthers ou dans des obsessions à la Frankenstein : je le précise parce que le stéréotype lié aux artistes et scientifiques comme étant des types complétement dingues et égocentrés sont encore prégnants, et c’est peut-être dû à une mécompréhension de cette attention ou des processus créatifs qui en découlent ensuite.

Le processus créatif selon les recherches de Csikszentmihalyi.

Cette attention, c’est un focus, une pleine conscience d’un détail, et ça n’empêche pas de voir le contexte plus large : être capté par l’atmosphère sordide d’une salle d’attente, renforcée par la présence de cette vieille table en plastique bancale et ses vieux magazines des années 90 rongés par l’usure, permet au contraire de voir à quel point on partage ici avec les usagers un ennui magistral, permet de comprendre qu’untel pète un plomb à un moment donné ou qu’untelle s’affaisse de plus en plus dans une souffrance tant physique que dépressive. Le réalisme du vécu commun résonne encore plus fort, on comprend mieux la situation quand on veut absorber toute la substance de ces moments pour les retranscrire un jour. La sensibilité qui interprète ses moments, parce qu’elle est inhabituelle, peut être perçue comme « folle », mais ce n’est rien de plus que l’activation d’un mode qu’on peut tous enclencher si besoin et éteindre par ailleurs. Et de ces instants capturés dans cette salle d’attente sordide naitront une musique stressante, un essai sur les feedbacks esthétiques en milieu hospitalier, un projet en ergonomie sur comment organiser une salle d’attente pour diminuer le stress, un projet en architecture, un tableau dérangeant, un roman d’horreur où des héros se retrouvent enfermé dans cette salle, etc.

La recherche n’a pas conclut que les créateurs avaient « besoin » d’avoir des psychopathologies, des névroses, des décalages avec les autres pour créer. Certes, on peut avoir des problèmes psychologiques en étant artistes ou scientifiques, mais ce n’est pas une relation causale, il n’y a pas besoin d’aller mal pour créer, et créer n’est pas connecté au fait d’aller mal. Il n’y a pas besoin d’être marginal, et l’art ou la science ne marginalise pas en soi.

Et enfin, l’égoïsme, le narcissisme n’ont pas de connexion avec le fait de créer du génial, du reconnu. Je tenais à préciser ce point, car j’ai vu trop souvent l’entourage d’artistes ou de personnes créatives reconnues comme « génie » (par leurs proches ou la société) tolérant leurs attitudes égoïstes, excusant leurs caprices, l’inattention aux proches, leurs humeurs non canalisées, et se faire globalement esclave à leur service, quitte à sacrifier leurs propres élans et leur bonne vie. L’entourage n’a pas à les protéger et à les servir sous prétexte de réalisations extraordinaires. Au contraire. Le processus créatif nécessite des pauses « semi-actives » notamment durant la phase de résolution de problèmes. Et les créateurs (dans l’art ou la science) rapportent avoir besoin de faire le ménage, du jardinage, des tâches domestiques étant à la fois suffisamment prenantes pour stopper trop de conscience du problème créatif à régler, comme suffisamment faciles pour laisser les processus inconscients continuer à travailler sur le problème. On trouve quantité de témoignages qui rapportent ce besoin (dans l’étude des nobels de Mihaly, dans les témoignages d’auteur·es par exemple Delphine de Vigan – et l’interlocuteur rapporte aussi des témoignages de ménage comme activité parallèle à la création de Chuck Palahniuk )

Autrement, si vous avez un proche créatif, laissez-lui la possibilité de participer activement aux tâches domestiques, vous rendrez un grand service à ces processus inconscients qui pourront œuvrer alors pleinement. Et s’il ne veut pas, ce n’est pas du fait de son « génie », mais simplement parce qu’il est égoïste.
La créatrice ou le créateur ne sont pas « dingues » ni d’une psyché si marginale qu’elles en ont l’air, bien que les modes perceptifs puissent apparaitre étranges, ils n’ont pas à être épargnés par le banal de la vie qui sert tout autant la création.

Ceci étant dit, il est tout de même indéniable que s’engager dans la création a une valeur auto-thérapeutique inestimable.


La feuille blanche comme espace de (re)construction


♦ Enfant, Barker raconte qu’il était gros, myope avec des lunettes aussi épaisses que des fonds de bouteilles, gay et harcelé « j’espérais grandir hors de ça, mais ça n’est jamais passé ».
Il ne faisait confiance à personne, il était incapable de dire qu’il était homosexuel, incapable de parler de ses rêves étranges peuplés de monstres. À qui le dire ?
Alors la feuille blanche est devenue son « confesseur ».

« Et donc, qu’est-ce que vous faites lorsque vous parlez à un confesseur ? Vous êtes honnête. Il ne sert à rien de mentir à un morceau de papier, vous l’utilisez pour dire la vérité, vous dites juste ce qu’il y a dans votre coeur. Et quelque chose émerge quand vous commencez à raconter ces confessions honnêtes. Sur des années, il y a quelque chose qui est à vous, à vous seul. »

Il ne s’est jamais levé un matin en se disant qu’il serait le prochain Stephen King :

« Tout ce que je voulais, c’était m’exprimer et la seule façon de le faire, c’était de donner une voix à ces pensées sombres et complexes. Une fois ces voix exprimées, j’ai commencé à créer des histoires autour d’elles. Il y a un besoin d’exprimer nos désirs émotionnels et sensuels, sans excuses ni honte, sans l’Église, car « on nous apprend à dire des mensonges sur la façon dont on sent le monde ».

Il s’agit de retrouver une vérité, la permission de se questionner sur ce qui nous agite, sur :

« les questions que nous avons enfant… pourquoi je suis né ? Qu’est-ce qui se passera après ma mort ? Est-ce qu’il y a un dieu ? Toutes ces questions ne partent jamais, vous êtes d’accord ? Nous avons juste appris que nous n’avons pas la permission d’en parler. Mais je pense que je peux raisonnablement dire que la majorité d’entre nous a ces questions en tête ».

On se questionne :

« qu’est-ce que la vie, quel est le but, pourquoi je souffre, pourquoi je pleure, pourquoi l’amour, quel est le but d’aimer ? Désolé si je semble nous plonger dans ce très profond tourbillon, mais je ne connais pas d’autre façon d’être ».

♣ Ce que nous dit Barker, c’est que quels que soient les problèmes, les rejets, la noirceur voire les terreurs qui nous agitent, la feuille de papier mais aussi tout support d’expression libre de contrôle extérieur (autrement dit, pas les réseaux sociaux) sera disposée à accueillir sans jugement. Et on a besoin d’exprimer les choses pour les élaborer, les dénouer, découvrir plus loin, sans doute parce qu’en tant qu’animal social, on a besoin d’un interlocuteur pour se comprendre, se développer, réfléchir pleinement.
L’écriture a donc d’abord été pour lui un refuge où être pleinement, alors qu’il était harcelé, qu’il lui était impossible de sortir du placard (il est né en 1952), que le monde adulte qu’il côtoyait rejetait la profondeur de ses questions, l’Église bloquant tout échange au sujet de la sexualité, en faisant un sujet honteux.

Parfois la feuille blanche est le seul lieu où l’on peut sortir ce qu’on a sur le coeur. Et les psychologues ne démentiraient pas un tel constat, le paradigme d’écriture étant devenu une pratique thérapeutique pour augmenter les compétences socio-émotionnelles, pour soutenir les pratiques de TCC et les psychothérapies, pour sortir des traumatismes. La pratique de l’écriture est aussi utilisée en justice transformatrice pour aider les offenseurs à comprendre leurs émotions (et donc à mieux les réguler), pour les aider à réinventer des modes d’agir non-offensants. Cette pratique thérapeutique de l’écriture peut prendre la forme d’un journal sur un sujet précis ou non, parfois il va s’agir de traquer des comportements, des émotions, ou encore élaborer autour d’un problème, d’un trauma. Cela peut se faire sans que le thérapeute ou l’accompagnateur ne se mêle de ce qu’il y a d’écrit ou tout au contraire avec sa présence, comme un journal commun.

J’avoue que j’ai un peu de mal à voir l’écriture libre être montée et organisé en un processus thérapeutique car la commande de l’écrit vient ici de l’extérieur, ce qui me semble amorcer quelque chose de radicalement différent que lorsqu’on décide de le faire par soi-même. N’y a-t-il pas quelque chose ici qui ressemble plus au devoir de rédaction tel qu’on pouvait en avoir en français ? N’est-ce pas là un exercice plutôt que la pratique d’une discipline qu’est, en soi, l’écriture ? Cela n’empêche pas cependant que cela puisse être un bienfait pour une raison ou une autre, mais j’ai du mal à voir ce qu’il y a de commun entre l’auteur qui saisit un jour la page et l’exercice thérapeutique. L’auteur·e saisit la page parce que quelque chose l’y appelle fortement, que ce soit un besoin de s’exprimer comme Barker, la soif de développer une histoire, ou même plus simplement le besoin d’apprendre, de s’organiser, de poser les éléments pour clarifier sa vie. Alors que d’un autre côté, c’est l’extérieur qui commande faire tel exercice qui sera organisé de telle manière, pour obtenir tel résultat.

J’ai l’impression que lorsque l’écrit est commandé à autrui par une autorité quelconque pour viser la résolution d’un problème diagnostiqué par cette même autorité, la liberté de la page blanche se barre, pour laisser place à un devoir à faire afin d’être « mieux ». Si quelqu’un sait qu’on écrit, peut parfois même s’en mêler et conduire les architectures de ses écrits, alors comment ne pas se censurer, comment ne pas se sentir potentiellement jugé, comment conduire le fil ?

Ceci étant dit, considérer ce paradigme de l’écrit comme davantage un devoir thérapeutique qu’on peut se donner (ou qu’on a reçu), comme une fabrique d’outils pour tenir face à nos vulnérabilités, me semble plus juste que de confondre cette activité avec l’écriture elle-même, et pas moins intéressant. Je pense par exemple à cette personne qui explique comment elle s’est créée et a organisé elle-même un journal à ressortir lorsqu’elle tombe en dépression, je trouve ça très utile (à noter qu’elle est prof de Lettres, elle a généralement un rapport créatif à l’écriture dans ses autres vidéos) :

Il n’y a pas que le fait que ce soit commandé par un psy qui fait que je sépare l’écriture de ce devoir thérapeutique écrit, mais aussi pour une question de buts. Et là, ce qui m’apparaît le plus problématique n’est pas ce qu’on retrouve dans les pratiques thérapeutiques, mais dans le champ du développement personnel. Le but de croître personnellement induit ce qui me semble une erreur de perception sur ce que sont nos évolutions, nos apprentissages, nos dépassements : on ne se développe personnellement que dans un rapport au monde social.

À mon sens, il n’existe pas de développement personnel, il n’y a qu’un développement social car, si certes, s’il peut commencer en notre sein, rien ne change si notre psyché « changée » n’a pas agi différemment dans le monde. Prenons la dépression par exemple: ce serait très bien si on arrivait à écarter les pensées sombres grâce à un journal, mais si avec les autres, le même rapport est maintenu, on ne peut pas parler d’évolution, par exemple si on entraine systématiquement la discussion sur des sujets sombres, si on persiste à maintenir des activités qu’on sait au fond nous déprimer (job sapant, études qu’on n’aime plus, projet qui ne nous anime plus, etc…). Le journal qui efface ponctuellement les pensées sombres ne créerait qu’une illusion de mieux-être, puisque le rapport sapant au monde serait perpétué, préservé, maintenu. Or le développement ne se fait que dans le changement de son rapport au monde, pas en pensant ponctuellement différemment.

On a d’ailleurs plus rapidement fait d’évoluer en changeant d’environnement plutôt qu’en changeant d’idée ou de volonté. Dans les études sur la personnalité, je suis tombée par hasard sur des études de cas (cf L’évaluation de la personnalité Roland 2004) qui montraient une personne très peu agréable, peu ouverte (testée sur le Neo Pi-R) qui en 4 ans est devenue agréable et ouverte. Elle n’avait fait aucun travail sur soi ou de développement personnel. Ces quatre années, elle avait fait une thèse en sociologie, qui certainement l’a amenée vers de nouvelles activités, de nouveaux échanges avec les personnes, dans des environnements variés, ce qui lui a permis d’avoir une sociabilité plus positive qu’avant et plus de curiosité positive.

Même pour les choses les plus triviales comme améliorer son alimentation, il y aura plus d’efficacité à repenser l’organisation du frigo, de la cuisine, plutôt que de tenter d’augmenter sa volonté aux résistances aux sucreries. Notre comportement ne naît pas de nos idées, de notre « pure » psyché, mais plutôt de notre navigation adaptée à des environnements qui ont une certaine configuration. Vous voulez être moins timide ? Allez dans un métier qui demande du contact, sans même la volonté d’être moins timide, vous allez le devenir, parce qu’en tant qu’animal social, on s’adapte aux différents jeux sociaux que les situations requièrent, et on change avec.

Et je pense que l’écriture est également de l’ordre du développement social plutôt que personnel.
Quelque chose émerge à force d’écriture et c’est ce qu’il y a de profondément magique avec cette pratique, comme toute pratique d’expression profonde, qu’elle soit une conversation, d’ordre artistique ou même de passion scientifique, il y a une émergence d’idées, de nouvelles perspectives totalement inattendues, y compris pour son auteur. Même avec l’écrit le moins élaboré, comme une liste de ce qu’on voudra dire à une réunion qui s’apprête à être difficile, si l’exercice est fait avec une profonde honnêteté et écoute de nos sentiments les plus profonds, cachés ou obscurs, il y aura peut-être des points supplémentaires qui vont émerger et auxquels on n’avait pas pensé avant de préparer cette liste. Il y aura toujours une nouvelle clef de compréhension, une idée de quoi faire pour surmonter le problème, ou tout simplement une clarté sur quoi faire à quel moment pour que tout se passe au mieux.

Autrement dit, ce qui émerge de nouveau a toujours un aspect social, c’est une toute nouvelle invention de soi dans la situation, dans le monde. Qu’importe si l’écrit part d’une émotion qui ne semble que d’apparence personnelle – une terreur dans une situation où personne ne semble pourtant terrifié -, peut-être que vous découvrirez que cette émotion a des sources dans tel événement du passé où votre cerveau a fait des associations étranges pour vous préserver d’une situation sociale oppressante, peut-être que c’est un conflit entre des valeurs dont vous découvrez à quel point elles sont importante pour vous et que cet environnement social n’y perçoit aucune importance, peut-être que vous découvrirez une solution pour faire comprendre les menaces que vous percevez à ces personnes qui ne voient pas le problème.
Ces pensées qui émergent, toutes neuves, sont une lumière nouvelle sur ce qui nous lie à l’extérieur, que ce soit une relation à une chose, à une situation, un lieu, un contexte passé ou présent, à des règles sociales, c’est notre animalité sociale qui y est créative. Y compris dans la pure fiction, nombreux sont les auteurs qui découvrent les agissements de leur personnage au fur et à mesure de l’écrit, parce que nous sommes tant sociaux que les dynamiques pourtant complexes entre un monde et ses habitants singuliers nous viennent comme instinctivement.

C’est pour cela que de voir l’écriture comme un travail « personnel » me semble un peu trompeur : un journal intime n’est que l’expression de soi dans le monde avec ces différents niveaux de sociabilité. Même s’il s’agit de parler de sa faim, qui pourrait être considérée comme un problème complétement personnel, le journal intime honnête révélera une nature sociale de cette faim : peut-être que cela révélera un contexte politique qui affame tous les citoyens d’un pays par les privations, peut-être cela révélera le complexe lien entre la nature, l’humanité et le ciel capricieux qui a détruit des récoltes qui auraient pu nourrir, peut-être que cela révélera une pression sociale que l’auteur a faite sienne et qu’il se prive de manger pour maigrir et avoir l’image attendue par une société donnée, peut-être que cela révélera une condition sociale d’extrême pauvreté, peut-être que cela révélera une situation si surmenante qu’il n’a pas pu prendre le temps de se nourrir, etc…

L’art, la créativité, l’expression ne sont jamais complétement personnels, ils sont une connexion de nous dans le monde, et le monde nous y a aussi connectés d’une certaine manière, que ce soit par une époque, une culture, des hasards.
Quand on en reste au strictement « personnel », qu’on supprime de l’expression toute connexion de soi avec un extérieur, qu’on ne regarde pas cette complexe interaction, tout est comme figé.

Dans Cerveau et psycho n°134, une psychologue clinicienne, Nayla Chidiac, rapportait que le paradigme d’écriture n’avait au départ pas fonctionné avec un de ses patients traumatisés, parce qu’il ne cessait de décrire son trauma de la même manière. L’exercice était devenu plus dangereux que thérapeutique, car il n’était qu’une rumination, sans cesse répétée de la même façon, sans issue nouvelle, sans émergence. La psychologue a dû intervenir afin de le guider vers les perspectives nouvelles. Ici, il s’agit d’un phénomène assez propre au trauma, le cerveau déconnecte de la pleine interaction avec un environnement parce qu’il y a eu une menace majeure, c’est un mécanisme de survie face à quelque chose psychiquement impossible à traiter pleinement. La thérapie consiste généralement à retrouver les émotions qui auraient dû naitre à ce moment là, il s’agit de reconnecter la personne aux évènements afin qu’elle puisse la traiter de façon plus entière et ne plus être entravée dans sa vie au quotidien. Ici, le problème c’est que l’extérieur et ses drames dominent totalement la personne, ont une emprise si sapante que la personne n’arrive même pas à produire l’émotion et les pensées qui aurait du advenir dans la situation.

Le développement personnel fait un peu l’inverse : il survalorise le personnel et le déconnecte de l’extérieur. Comme si, juste avec de la volonté et quelques exercices psychiques, on pouvait être totalement différent et exercer un contrôle nouveau sur l’extérieur. Il y a allégeance, suppression du poids des environnements sociaux sur la psyché des gens, mais aussi une vision de l’interaction sociale très réduite. À centrer tout sur le personnel, on risque de coincer les gens dans la fausse idée qu’il s’agit d’en rester sur soi, sur son égo, en une rumination de soi à soi, en une auto-emprise de soi sur soi. Et ça, cela bloque toute émergence, toute connexion nouvelle de soi avec, à travers, et dans le monde, puisqu’on nie à la fois notre nature d’animal social déterminé par les environnements sociaux comme notre pouvoir en tant qu’animal social de construire, de changer les environnements sociaux pour qu’ils causent des déterminations plus profitables.

Ce n’est pas d’un côté le soi et de l’autre côté le monde : ces deux perspectives sont totalement superposées et en interaction constante, du monde sur le soi, comme le soi sur le monde, et c’est au coeur de cette superposition totalement connectée que l’important se joue.

J’ai tendance à voir l’analyse en psycho comme un millefeuille, il y a les couches de l’individu, de ses environnements sociaux proches, des institutions qu’il côtoie, de sa culture, de son époque, du contexte politique, etc. Tout se superpose, interagit ensemble, est cause et détermination d’une couche sur une autre. Le développement personnel allégeant, les perspectives néolibérales pensent que l’individu serait la première couche qui détermine toute la nature des autres.

La page blanche comme espace sécurisant a néanmoins besoin d’être totalement personnelle, être un lieu à soi. Sans quoi notre animalité sociale nous retient de rencontrer cette sécurité, ce lieu aux règles qu’on peut élaborer. On a besoin de lentement se défaire des injonctions, des modes d’agir habituels, des inhibitions et blocages liés au maintien de notre sécurité dans les environnements sociaux : ici, dans la page blanche, il n’y a plus besoin de faire semblant, de jouer un rôle donné, de répondre à des attentes, de se conformer à la peur des jugements et des hontes probables, il s’agit de (re)créer ce tissu qui nous lie au reste du monde, de comprendre les couches du millefeuille et leurs interactions. La page blanche est sa chambre à soi, verrouillée, et ce qui s’y créera ne sortira que si vous le décidez, quand vous estimerez que c’est le moment.

L’espace sécurisé personnel est fondamental pour permettre la justesse, cette vérité dont parle Barker, sans quoi on inhibe, on bloque à cause de tabous, de défenses, et on se cache à soi-même les problèmes, les bugs de connexion au monde, on interprète mal, on rationalise, on dénie des sentiments, parce qu’on veut préserver notre ordre socialisant au monde tel quel et qu’on ne veut pas perdre le peu de connexions que l’on a aux autres, ou leur respect, ou leur apparente paix.

Et la feuille blanche est tout autant un miroir de notre sécurité : si ça bloque encore devant elle ou qu’on s’acharne à écrire des choses de surface et non venant des profondeurs, c’est qu’il n’y a pas encore assez de sécurité pour rencontrer son vrai rapport au monde. Cela peut être dû à un sentiment d’illégitimité, à des traumas scolaires, à des craintes d’être mal lu, mal compris, à une peur de découvrir la révolution en nous qui n’attend que de réformer radicalement notre vie. On peut préférer la pseudosécurité de la conformité et de l’obéissance. Mais croyez-le ou non, on se sent plus en sécurité lorsqu’on sait très exactement de quoi sont faites nos profondeurs, qu’importe s’il y a des « monstres » dedans, autant les pacifier, sympathiser avec eux et les transformer. Peut-être qu’ils sont des monstres parce que vous n’avez pas encore fait la lumière sur eux. Ou parce que leur caractère monstrueux ne tient pas de votre perception propre, mais vient d’attentes sociales discriminante que vous avez intégré.

N’importe quoi est bon pour installer un sentiment de sécurité : écrire dans une autre langue ou un charabia uniquement compréhensible par soi, de façon illisible aux autres, à des heures où personne ne peut vous interrompre, dans d’autres lieux que le domicile, en verrouillant les placards à carnets ou les fichiers… parfois des choses très symboliques peuvent aider, on se retrouve vite à avoir son stylo fétiche, sa nature de feuille idéale ou la police d’écriture qui nous fait nous sentir bien.

Et n’allez pas culpabiliser d’avoir besoin d’installer cette sécurité personnelle parfois un peu irrationnelle : ce n’est pas parce que vous êtes timbré, mais parce qu’un jour l’environnement a été si menaçant qu’il a créé chez vous un besoin de contrer les fantômes de ces menaces. Rien n’est vraiment personnel, là encore un sentiment d’insécurité est toujours lié à des environnements qui ont un jour sapé vos besoins, vous avez appris à anticiper des risques sans avoir appris à conjuguer avec vous-même, ainsi la seule solution pour réparer cela est de construire pièce par pièce tout ce qu’il y a de nécessaire pour être pleinement de nouveau.


La relation mentor élève


♦ Cinq ans auparavant, une femme appelle Barker et lui dit que son fils est fan de lui : à 17 ans, il est soldat en Irak, il a menti sur son âge et il n’a pas l’intention de revenir. Clive Barker est son seul espoir pour tenter de le convaincre : elle lui demande de l’appeler.
Justin a tout d’abord du mal à croire que c’est son auteur préféré qu’il le contacte. Mais petit à petit, ils nouent tous deux une amitié autour de leur passion commune de création de mondes, « il avait soudainement espoir« . Clive Barker devient son mentor.
À ces 18 ans, ils se rencontrent tous les trois, aux États-Unis, et il lui dit :

« Justin, tu ne peux pas mourir, ta vie a de la valeur avec cette incroyable imagination. Mourir à cause d’idiots ou de balles perdues, ça arrive. »

Il lui explique tous les processus liés à l’imagination et à l’esprit, prier et imaginer étant pour lui la même chose. On ne se lève pas un matin en se disant qu’on sera le prochain Stephen King, il n’y a pas à faire attention à ce qui fait de l’argent :

« Portez juste attention au fait que vous racontez la vérité à propos de l’amour que vous ressentez, à propos de la haine que vous ressentez, à propos de la colère que vous
ressentez, à propos des deuils que vous vivez. C’est un acte sacré. »

Devant une page ou une toile blanche, votre compte bancaire n’a aucune espèce d’importance et il crie « fuck off » aux corporations et aux personnes qui ne s’intéressent qu’à la gestion du fric, il n’y a pas à être complaisant avec eux, encore moins être à leur service. Ils les traitent de parasites, de tiques pompant le sang des autres pour vivre.

« Et le plus important que je puisse vous partager aujourd’hui, c’est que vous êtes des êtres spirituels avec vos propres quêtes, peut-être que c’est une quête artistique, peut-être que c’est la quête d’avoir un enfant (ce qui est aussi une quête artistique). C’est quelque chose dans laquelle vous devriez donner tout ce que vous avez. Il n’y a pas de demi-mesure, il n’y a pas de compromis »

♣ Je comprends qu’on puisse être allergique à des termes comme « esprit », « sacré », « spirituel » lorsqu’il nous parle de quête artistique, soit parce que cela peut nous rappeler le vocabulaire religieux qui nous a été parfois imposé, soit par défiance zététique ou connaissances que ces mots-là sont l’apanage du très mauvais développement personnel, du New Age, du sectaire et autres bullshiteries.

Mais ici ce n’est ni par religion ou par philosophie New age que Barker les emploie, et j’en suis certaine car il est extraordinairement critique des religieux dans ses livres, le diabolique s’incarnant souvent dans l’extrême dogmatisme et la pseudopureté des personnages. En dehors du religieux, spirituel désigne notre rapport au monde, le sens que l’on lui donne, que l’on se donne, et la finalité qu’on se donne. C’est toute la différence avec la spiritualité religieuse où c’est elle qui donne du sens et une finalité, alors que la spiritualité athée (ou non religieuse) consiste soi-même à donner, créer du sens et une finalité, ce qui fait de n’importe quel individu un artiste dont sa vie devient sa propre toile.

Il s’agit de montrer avec quel genre d’importance il y a besoin d’écrire ou de mener à bien ses quêtes. Nous ne sommes pas dans le superficiel, mais dans les profondeurs, dans le sens qu’on va donner à sa vie, et avec quelle ténacité. Ce n’est pas la pseudo-importance ressentie sous forme de pression à plaire à l’extérieur (et donc les résultats socialement valorisés se calculent en notoriété ou fric). Ce qu’il y a d’important c’est la justesse, la vérité dans l’expression de son authentique rapport singulier au monde, à travers l’excavation de ses émotions. Et si le vocabulaire spirituel arrive dans son discours, c’est parce qu’à mon avis il décrit bien l’émergence de ce qui arrive lorsqu’on écrit avec tant la tête, le coeur et les viscères alignés sur une même quête radicale, après avoir mis à la porte toute la bullshiterie du monde extérieur : c’est une connexion majeure de parties de soi avec les éléments extérieurs, un jeu, une dynamique sociale précise qui s’invente puis galope au rythme que notre main peut appliquer au stylo ou au clavier.

D’où le fait qu’il considère cela comme « sacré », il s’agit d’aller au vrai de cette connexion, jetant aux orties tout ce qui la masque. À savoir tant nos appétits extrinsèques que ceux des autres, qui nous détournent, nous enfument des vrais liens émotionnels qu’on a avec le monde. Et ça demande de plonger et nager dans des eaux froides dont on ne sait pas ce qu’elles recèlent. Et quand vous ressortez du bain qui, je ne le cache pas, peut être une épreuve majeure, vous voilà vivifié dans le plus noble sens du terme.
Je comprends que certains cartésiens y verraient des lieux communs mille fois répétés, d’un bon sens stupide qui n’apprend rien. Mais c’est se méprendre sur la nature de ces paroles : il ne s’agit pas pour Barker de convaincre, conseiller, dire quoi faire, pas même apprendre. C’est avant tout, derrière les mots, une démonstration de la posture que cela demande pour réaliser ce travail. Ce n’est pas un sac de connaissances qui pourrait être comparé à d’autres pour savoir qui a le plus raison, qui a davantage tort, et célébrer le grand gagnant du savoir.

Il montre l’être que cela requiert, dans les larmes, dans son regard glacé dont on devine quel ravage se joue dans son coeur, de rester vivant, avec son art. Au fond, plus qu’un discours, c’est l’énergie dans laquelle il le transmet qui est la vraie leçon de ces deux vidéos.

Dans ETP, j’employais une métaphore au sujet de la connaissance : d’un côté, il y a celle très scolaire qu’on connaît tous, on nous apprend l’existence de disciplines, qui sont tels des véhicules qu’on apprend à reconnaitre, dont on apprend la mécanique, les manœuvres possibles. On les voit composant par composant avec leurs règles propres à chacun. On peut apprendre à les conduire, théoriquement, et savoir tout aussi théoriquement quel carburant nous permettra de faire fonctionner ces véhicules. Ce carburant, on nous dit qu’il est mauvais s’il ne suit pas des règles ou conditions profondément arbitraires, ce qui est parfois complétement faux. Vous pouvez avoir un handicap, ne pas voir bien les couleurs et pourtant faire des photos exceptionnelles. Vous pouvez faire des fautes d’orthographe et commettre un écrit qui sera adoré. Par contre, vous ne pourrez pas faire avancer le véhicule-compétence si vous n’avez pas ce carburant de motivation, de soif d’avancer, de jouer, de créer, de transformer, de vous connecter au monde.

Je pensais à ce photographe, Trey Radcliff, que je partage régulièrement parce qu’il fait un travail magnifique (et en creative commons). Eh bien, il a des problèmes de vue, notamment au niveau de la perception des couleurs. https://www.flickr.com/photos/stuckincustoms/51216709489/

Et ici Barker n’est que démonstration de ce qu’est ce carburant, qui n’a rien d’une motivation stéréotypée. Il est totalement habité par Justin.

♦ «  Je l’aimais comme mon fils, parce qu’il n’avait pas de père. » Il demande même l’autorisation à la mère de Justin de l’appeler mon fils.
Comme il a quitté l’école très jeune à 14 ans, il l’accompagne pour étudier des films classiques, de l’art : « il était comme une éponge, il voulait tout ce matériel passionnant ».
Le talent de Justin est incroyable, et ils se contactent dès qu’il a du temps libre, entre deux missions secrètes ou ni Barker ni sa mère savent ce qu’il fait ni où.
Et Justin meurt.
En larmes, déchiré par la tristesse, il continue.

« Je voulais vous partager ça, je voulais vous montrer à quel point c’est important de parler de ce qui est dans le coeur et sans bullshit. La vie n’est pas une répétition théâtrale. […] Il est important pour nous, en tant qu’artistes, que nous célébrions tout ce qui dans notre vie est triste, joyeux, trivial et que
nous l’embrassions pleinement, encore et encore ».

Parce qu’un jour, on meurt, il n’y a pas le temps de faire dans le faux ou d’hésiter.

« Je déteste quand les gens viennent me voir et me disent qu’ils vont écrire, un jour, qu’ils ont des idées. Mais merde, écris-les ! Ne m’en parle pas, écris, il n’y a pas d’excuses qui tiennent. Si l’esprit créatif vous anime, alors suivez-le, bordel ! Justin l’a fait, l’a suivi, et c’est la seule raison pour laquelle je mets sa vie devant vous, 200 inconnus, c’est pour que vous compreniez que cette vie avait une raison d’exister, un but. Il a embrassé la possibilité de se lever un matin, de rencontrer le sens de sa vie même s’il était tout jeune, même avec ce contexte atroce.
Regardez les possibilités […] faites des dessins, des poèmes, ne vous inquiétez pas de savoir s’ils sont bons ou mauvais, ne vous inquiétez pas de ce que votre mère en penserait, il y a juste à le faire, à être, il n’y a pas à s’excuser ».

♣ Et ceci ne vous apparaitra insipide que si vous déniez l’existence de la mort. Ça n’est stupide que si on se croit immortel. Ce n’est pas une répétition théâtrale, il y a à jouer tout de suite, sans attendre quoique ce soit de parfait, c’est maintenant où jamais où être pleinement existant, qu’importent les ravages émotionnels et l’horreur des contextes, il s’agit de saisir ce qu’on doit faire et le faire immédiatement, même si la mort frappe rapidement après cela.

C’est donc dans une épouvantable douleur de perte, d’un père pour son fils, que Barker exprime cela, dans une conscience terrible que les vies les plus jeunes peuvent être emportées par l’arbitraire. Cela n’a rien d’un vitalisme marketé pour une paire de pompes qui vise à motiver à une performance tout aussi creuse. C’est un appel à vivre radical, déterminé malgré les tempêtes, tout de suite, et avec toutes les pires horreurs intérieures et extérieures qui s’agitent dans nos vies. Il s’agit de chercher et saisir les possibilités, parce qu’il n’y aura pas un jour une levée de rideau qui vous annoncera que ça y est, la représentation commence. Ça a déjà commencé et le temps file, autant jouer directement et avec le plus de vérité que l’on puisse.

Ce qu’il ne dit pas, mais que son histoire conte, c’est aussi qu’il y a un art dans sa relation avec Justin, bien que ce soit sa mère qui ait pris l’initiative de cette connexion, tous l’ont vécu sans distance ou crainte de l’attachement. Ils ont plongé totalement dans l’amitié et même au-delà, Barker aidant et vivant avec Justin comme un père, il n’y a eu aucun stop à l’expansion de ses attachements mutuels, l’auteur ayant eu le respect de demander le consentement de sa mère avant d’employer « mon fils ».

Peut-être que la crainte de sa mort a précipité l’urgence de nouer des liens importants, dans l’espoir qu’il renonce à l’armée. Peut-être que la situation nécessitait de tout donner sans attendre. Peut-être aussi que l’alchimie de cette relation maitre-élève serait née sans qu’il y ait cette épée de Damoclès, on ne sait pas.
Quoi qu’il en soit, être mentor est aussi une quête artistique qui crée des possibilités tant pour l’élève que pour son maitre. Dans une recherche sur la créativité, Mihaly a étudié quelques dizaines de personnes reconnues comme génies dans leur domaine artistique ou scientifique (par des pairs, par des prix nobels ou autres). Il s’est avéré que jamais ils n’auraient poursuivi leurs quêtes sans avoir croisé sur leur chemin des mentors, soit en chair et en os comme Barker l’a été pour Justin, soit de papier avec des livres, des auteurs qui les ont joyeusement bouleversés ou tendu une perche vers une discipline qu’ils ont fini par révolutionner par leur créativité. Le génie ne se fait jamais seul, la créativité est d’ordre sociale : non seulement elle élève des enfants – grâce à leur carburant et leur véhicule – mais elle les reconnaît.

Mihaly a une vision sociale de la créativité qui est indissociable d’un échange entre champ, discipline (voir schéma au-dessus), ainsi même les experts, professeurs, journalistes, éditeurs, producteurs, spectateurs sont considérés comme acteurs de la création : ils soutiennent, apprennent, détectent l’intéressant, l’ouvrent et le partagent au monde. L’esprit créatif, pour reprendre les termes de Barker, n’est pas que dans celui qui tient la plume, le pinceau ou l’expérimentation scientifique, mais aussi celui qui assiste de près ou de loin et qui va aider, que ce soit avec son enthousiasme, son aide, son amour filial, son partage, son attention, son écoute.

Ici on voit totalement l’impact grandiosement positif d’une professeur de lettres :

https://www.youtube.com/watch?v=LbsFw3HtcvY

Sans quelques instants de cela, le parcours créatif peut devenir un enfer. Dans l’étude de Mihaly, les sujets avaient dans les 60 ans, ce qui remonte le début de leur carrière à plusieurs décennies en arrière. Une femme raconte que dès l’école, bien qu’elle soit déjà douée en sciences, sa famille la décourage de suivre des études supérieures (pour préférer la disponibilité de future femme au foyer), elle persiste néanmoins et ensuite, en doctorat, ce sont ses collègues qui se moquent de ses sujets d’étude et de son maître, elle n’obtient qu’indifférence. Son conjoint s’avère valorisant et soutenant, mais celle-ci est interrompue dans sa carrière car il faut déménager pour sa carrière à lui, quand ce n’est pas ses enfants et leur garde qui la retiennent. Elle finit néanmoins par avoir un nobel pour ses travaux, mais cela aura été le parcours du combattant, là où les parcours des hommes n’ont été que soutient par la famille, par les pairs et les collègues, que tous se sont occupés de leur donner un maximum de contacts enrichissants, du temps de travail, de l’attention positive. Mihaly précise que cette injustice touche tout autant les personnes racisées qui se voient découragées, n’ont pas de soutien : les mentors ne se consacrant que prioritairement à des personnes leur ressemblant en genre, en couleur de peau. Et les femmes, ayant déjà du mal à gérer foyer et carrière scientifique, peuvent avoir du mal à trouver le temps de se consacrer au mentorat. Tout ceci crée un cercle vicieux où toute personne discriminée de par ses origines se voit découragée depuis le plus jeune âge, empêchée de faire émerger des talents, empêchée de créer des choses qui pourtant servirait l’humanité entière. Combien de génies l’humanité a perdus à cause de ces conneries de discriminations ? C’est terriblement stupide de la part des sociétés de s’être privé de ces talents, de créateurs simplement parce que les mentors et les gardiens des disciplines n’aidaient que leurs clones physiques. C’est d’une tristesse sans nom que de n’être pas soutenu sur le critère arbitraire qu’est le physique, le genre, c’est un gaspillage majeur pour la société.

Un jour on mourra, on n’a pas le loisir de cette sélection absurde de mentorer uniquement nos clones, on devrait pouvoir s’identifier à n’importe qui, on devrait cesser toute peur à s’attacher et se laisser couler pleinement dans le lien, qu’importe si les menaces sont telles qu’il finira brisé.
On n’a pas le temps pour maintenir les distances, se méfier des amitiés et des autres. Je comprends que la vie ait pu blesser au point où un jour on ait pu adopter comme défense la méfiance systématique envers autrui, tant la confiance en une relation qui se brise fait terriblement mal et qu’on croit qu’on n’aura plus jamais la force de revivre des émotions si douloureuses. Mais n’est-ce pas déjà s’enfermer dans un tombeau que de rejeter tout lien avec autrui ?

Barker m’a, dans ces deux vidéos, estomaquée par la vitalité qu’il démontre alors qu’il est ravagé par le sentiment de perte. Même dans la souffrance, il n’a pas perdu attention à la traductrice : on le voit s’excuser d’avoir fait des phrases trop longues, être prévenant avec le public annonçant qu’il va pleurer mais qu’ils n’ont pas à s’en inquiéter et ne lâchant jamais ce but de transmettre quelque chose d’important.
Il n’avait pas prévu de parler de Justin, et remercie tout le monde de son écoute : « vous ne vous rendez pas compte du cadeau que vous me faites ». C’était ce qui était important et dans la mort, il en a extirpé une radicale urgence de se tourner vers la création, vers ses quêtes, avec une vérité de soi, sans connerie, sans s’entraver de l’extrinsèque, sans déni.

Y compris à partir de notre souffrance.

« N’importe quel imbécile peut être heureux. Il faut un homme avec un vrai cœur pour faire de la beauté avec ce qui nous fait pleurer ».
Clive Barker, Abarat, Jours de lumière, nuits de guerre Tome 2


Pour aller plus loin


L’image d’en-tête est la couverture d’une magnifique édition limitée d’Everville, plus d’infos ici : https://www.clivebarkercast.com/2016/10/05/limited-edition-of-everville-coming/

Sur la créativité

J’ai fouiné un peu les études en psycho sur la créativité, personnellement ma faveur va à Mihaly, car il est non-allégeant dans ce thème d’étude (il prend en compte le poids, la responsabilité des environnements sociaux) et on sent qu’il sait ce qu’est créer (il a été illustrateur avant ses études en psycho) :

• The systems model of creativity, Mihaly Csikszentmihalyi, DOI 10.1007/978-94-017-9085-7
Creativity, Mihaly Csikszentmihalyi

Je mets en garde : le reste de la littérature sur la créativité est souvent très centré sur l’individu, sur des critères personnel, or même quand on cherche soi-même à être plus créatif, je ne pense pas que ça puisse aider, puisque j’estime que la créativité naît de cet entre-deux avec soi et le monde, qu’il y a un furieux besoin de dégager la vue pour bien saisir le milieu de ce millefeuille.

À la rigueur, je trouve plus intéressant d’écouter directement les créateurs parler de leur rapport à leur art ; ici juste quelques-uns qui m’ont marqué, mais allez plutôt voir vos créateurs préférés :

  • Autoportrait de l’auteur en coureur de fond, Haruki Murakami
  • Écriture : Mémoires d’un métier, Stephen King
  • Delphine de Vigan : https://www.arteradio.com/son/61664199/bookmakers_delphine_de_vigan_1_3
  • Lettres à un jeune poète, Rainer Maria Rilke
  • Learning by art, Teachings to Free the Creative Spirit, Corita Kent et Jan Steward
  • David Lynch teaches creativity and film Masterclass (ci-dessous, ce n’est qu’une partie) :

• Sur Anne Rice, dont le parcours me fascine : https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2021/12/12/la-romanciere-anne-rice-autrice-des-chroniques-des-vampires-est-morte_6105749_3382.html

Paradigme d’écriture et compétences socio émotionnelles

Sur l’allégeance | les problèmes du développement « personnel »

Cette notion est assez fondamentale pour comprendre rapidement comment le néolibéralisme détourne et dégrade un peu, ça permet de comprendre les problèmes en développement personnel (mais pas que, ça touche toutes les disciplines / institutions).

 

Viciss Hackso Écrit par :

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Un commentaire

  1. Anonyme
    17 décembre 2022
    Reply

    C’était long mais intéressant, merci pour cet article !

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