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Partie 1 : ceci n’est pas un clown
16 juin 2015.
Voix et guitare de Neil Young résonnent dans la Trump Tower.
“Keep on rockin’ in the free world”
Un parterre de journalistes attend au rez-de-chaussée que leur hôte daigne se monter, cet homme d’affaires millionnaire, star du petit écran, le fameux monsieur « vous êtes virés » de The Apprentice.
Le voici qui apparaît, se laisse glisser sur l’escalator doré, rejoint le pupitre, et annonce officiellement sa candidature à la présidence États-Unis :
« Mesdames et messieurs… Je suis officiellement candidat… À la présidence des États-Unis, et nous allons rendre sa grandeur à notre pays. »
À ce moment, beaucoup ne prennent pas cette candidature au sérieux, y voyant un nouveau candidat marginal, qui sera rapidement écarté de la primaire du Parti républicain.
Le jour même de sa candidature, USA Today écrit :
« […] il est difficile de trouver un analyste politique qui considère Trump comme un candidat crédible à l’investiture républicaine. »1
Le lendemain, le Daily News le présente comme un « clown » :
▶ Trump, ou la fin du racisme implicite
Pourquoi lui accoller un tel manque de crédit ? Considérer qu’il n’a aucune chance de gagner l’investiture du parti Républicain, encore moins de l’emporter à la présidentielle?
Car au-delà de l’excentricité du personnage, Trump rompt de manière cinglante avec la rhétorique habituelle : non pas parce que ses propos sont décousus, incohérents, ou que les faits qu’il met en avant sont parfois déformés, voire grossièrement mensongers, mais parce qu’il use de propos explicitement racistes et xénophobes.
En effet, dans ce discours du 16 juin 2015, à propos des Américains d’origine mexicaine, Trump déclare :
« Quand le Mexique nous envoie ses gens, ils n’envoient pas les meilleurs éléments. Ils envoient ceux qui posent problème. Ils apportent avec eux la drogue. Ils apportent le crime. Ce sont des violeurs» 2
Les semaines suivantes, il persiste selon cette même rhétorique.
Par exemple, le 7 décembre 2015, il dit :
« Donald Trump en appelle à l’arrêt total et complet de l’entrée des Musulmans aux États-Unis, jusqu’à ce que les élus de notre pays comprennent quel enfer se profile ».
Le 19 février 2016, il se dit favorable à la torture :
« J’ai dit que j’étais favorable à la simulation de noyade, mais je pense que nous pourrions aller beaucoup beaucoup plus loin »
Ce genre de propos sera réitéré durant toute sa campagne, et bien au-delà.
Voici quelques extraits de cette rhétorique incendiaire lors de la campagne 2016 :
C’est sans doute l’une des raisons pour laquelle journalistes et spécialistes lui donnaient si peu de crédit quant à ses chances de l’emporter dans la course à la présidence : tous les candidats qui jusqu’ici avait manifesté une rhétorique similaire (et à des proportions bien moindre quant à l’explicite du propos) se voyaient rapidement et systématiquement disqualifiés au profit de leur concurrent.
La politologue Tali Mendelberg l’a très bien montré dans son livre The Race Card : elle soutient que l’usage d’une rhétorique explicitement raciste lors d’une campagne présidentielle ne peut qu’avoir des conséquences néfastes pour tout candidat qui en use.
Elle explique ainsi que lorsque des politiciens veulent rallier les voix des électeurs blancs à forts préjugés, ils évitent l’explicite, usent davantage de messages implicitement racistes. Par exemple, dans leurs spots publicitaires, de tels politiciens pourront illustrer la lutte contre la criminalité en mettant en avant un homme noir comme figure de la délinquance ; la criminalité, la menace, est ainsi associée à un groupe social spécifique, sans qu’il soit nécessaire de le dire explicitement. Et puisqu’on demeure dans la connotation, dans l’implicite, le politicien pourra ainsi se défendre de toute stratégie raciste.
Tali Mendelberg prend l’exemple d’une communication politique de George H. W. Bush lors de son affrontement en 1988 contre le démocrate Michael Dukakis. L’un des spots en faveur de Bush portait sur la criminalité et la peine de mort (Bush y étant favorable, contrairement à son adversaire). Pour illustrer la criminalité, le spot présente une image : le portrait de Willie Horton, un homme noir, coupable de meurtre et de viol, ce dernier y est présenté comme la figure typique du criminel justifiant la nécessité du recours à la peine de mort. Dans ce spot, une autre image le montre escorté par un policier, avec trois mots qui y sont associés : Kidnapping, Stabbing, Raping (enlèvement, agression à l’arme blanche, viol).
Le clip de campagne portant focus sur Horton :
Selon Mendelberg, c’est là un exemple de message raciste implicite :
« la campagne Bush a utilisé des éléments raciaux intentionnellement – bien que subtilement – dans le cadre de la stratégie globale pour recruter des électeurs blancs en évitant l’étiquette raciste ».
Cependant, dès lors que ces appels racistes sortent de l’implicite, deviennent explicites (soit parce que le politicien éventre lui-même l’implicite de sa stratégie par maladresse, soit parce que cette stratégie est tout simplement dénoncée clairement par ses opposants), l’auteur d’une telle rhétorique perdra tout bénéfice électoral, se verra au contraire fortement fragilisé et le plus souvent rapidement éjecté de la course à la présidence. Et effectivement, les différentes données collectées par Mendelberg semblent bien montrer qu’une rhétorique explicitement raciste sera suivi d’une forte condamnation politique et populaire, rendant impossible au candidat l’accession à la présidence.
Ainsi, il n’est pas étonnant que beaucoup de spécialistes s’attendaient à voir Trump s’effondrer rapidement dans les sondages, au vu du racisme explicite de sa rhétorique incendiaire et haineuse.
Sa victoire était de l’ordre de l’improbable.
Et pourtant.
Quelques mois après son annonce du 16 juin 2015, Trump arrive en tête des sondages dans les primaires du Parti Républicain. Le 26 mai 2016, il peut annoncer sa victoire, devenant le candidat Républicain qui devra affronter la démocrate Hillary Clinton.
Mais là encore, nombreux sont ceux qui pensent que Trump n’ira pas plus loin, qu’il ne pourra jamais l’emporter sur son adversaire3, d’autant que Trump persistait à maintenir une stratégie similaire à celle de la campagne des primaires avec cette même rhétorique incendiaire.
Et pourtant.
Trump l’emporte, son élection est confirmée le 19 décembre 2016.
De toute évidence, un candidat usant d’une rhétorique explicitement raciste pouvait l’emporter à lors d’une élection présidentielle.
Non seulement, une telle stratégie avait conquis des dizaines de millions d’électeurs, mais plus encore cela semblait avoir fissuré de nombreuses normes sociales qui jusqu’ici participaient à faire barrage à ce type de rhétorique, soit l’importance de l’égalité raciale4.
L’ascension de Trump montrait-elle que des digues avaient sauté ? Cela annonçait-il une augmentation du racisme dans le pays ? Et surtout, à quel point la rhétorique de Trump venait-elle alimenter tout cela ?
Car rapidement, dès son entrée en campagne, alors que beaucoup ne voulaient pas prendre la candidature de Trump au sérieux, d’autres au contraire y voyaient un véritable chamboulement dans le paysage des États-Unis. Sa rhétorique, loin d’être unanimement condamnée, semblait au contraire comme trouver écho chez de nombreux d’américains, ces derniers se voyant ainsi comme autorisés à user de la même rhétorique, jusqu’à se laisser glisser à des comportement haineux, entraînant une recrudescence de la haine raciale ainsi que la banalisation de nombreux préjugés et comportements discriminants à l’encontre des minorités, des femmes, des LGBT+, etc.
L’élection de Trump, sa rhétorique incendiaire et haineuse, ont-elles directement alimenté les préjugés dans la population, jusqu’à produire des comportements ouvertement haineux? Une telle association est-elle vraiment effective ? N’est-ce pas plutôt une association trompeuse, sans véritable fondement ?
On peut même poser la question de manière plus générale, indépendamment de Trump et du contexte Étatsunien : les discours à forts préjugés de la part d’un personnage politique de premier plant contribuent-ils vraiment à propager/alimenter des préjugés au sein de la population, voire à augmenter les crimes de haine contre des groupes marginalisés (selon leur couleur de peau, leur genre, leur orientation sexuelle, etc.) ? Et si oui, comment expliquer un tel effet ?
C’est ce que nous allons voir dans ce dossier, via une série d’articles explorant un phénomène qui a de plus en plus intrigué les chercheurs en sciences humaines et sociales ces dernières années, et qui a été nommé « Emboldening effect », « effet d’enhardissement », mais que je vais plutôt me permettre de traduire ceci dans cet article par « effet de permission ».
Cet « effet de permission » a aussi été appelé dans ce contexte étatsuniens récent « l’Effet Trump ».
▶ Premières alertes
Dès le début de la campagne, des journalistes soutiennent cette thèse : les propos de Trump participeraient à augmenter des comportements haineux, notamment dans les écoles5.
La Southern Poverty Law Center (SPLC), une association américaine engagée dans la lutte contre la haine, alerte dans l’une de ses études quant aux conséquences d’une telle rhétorique sur les élèves6.
Dans le résumé de cette étude, la SPLC rapporte deux effets importants observés par les enseignants ayant répondu à l’enquête :
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D’une part, la rhétorique de Trump semble comme avoir comme « enhardi » des élèves, ceux-ci s’autorisant désormais à tenir des propos haineux envers d’autres élèves (par exemple, certains enfants s’amusaient à traiter d’autres enfants musulmans de « kamikazes » ou de « terroristes »), faisant preuve d’intimidation et de harcèlement (bien plus qu’auparavant). Un enseignant du Wisconsin déclare : « Dans l’école entièrement blanche où j’enseigne, « sale mexicain » est devenu une insulte courante. Avant la campagne électorale, on n’en avait jamais entendu parler ».
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D’autre part, les enfants issus d’un groupe minoritaire (principalement des migrants, des enfants perçus comme hispaniques, ainsi que des musulmans) sont devenus bien plus anxieux, inquiets notamment par ce qui pourrait leur arriver dans un avenir proche, à eux et à leur famille. Si les discours haineux de Trump lors du début de sa campagne ont surtout ciblé les Américains d’origine mexicaine, tous les enfants issus de l’immigration et/ou non blancs semblaient profondément préoccupés par ce climat délétère. Par exemple, un enseignant de l’Oklahoma déclare « Mes enfants sont terrifiés à l’idée que Trump devienne président. Ils croient qu’il peut / va les expulser – et AUCUN d’entre eux n’est hispanique. Ils sont tous afro-américains. »
Dans ce rapport, les auteurs nomment cet effet d’enhardissement ou de permission de comportements haineux observés chez les élèves « Trump Effect ».
Toutefois ce rapport ne permet aucunement de prouver un tel effet.
En effet, la limite de cette étude, et pas des moindres, est qu’elle ne peut pas être considérée comme scientifique. Ce sont les auteurs du rapport eux-mêmes qui le signalent, précisant que l’échantillon des personnes interrogées n’est aucunement représentatif et que les éléments mesurés demeurent très indirects (par exemple, quand il est question de l’anxiété des enfants, cela est rapporté indirectement par le témoignage des enseignants, ce qui n’est pas une mesure solide).
Malgré cela, ce rapport demeure digne d’intérêt, non seulement parce qu’il illustre des préoccupations légitimes avec de nombreux témoignages, mais plus encore parce qu’il pose explicitement l’hypothèse que la rhétorique de Trump engendrerait comme un effet de permission au sein de la population, les individus s’autorisant davantage à exprimer explicitement leurs préjugés à l’encontre des minorités, voire à produire des comportements discriminants et haineux.
La question qui se pose dès lors est de savoir si cet effet est un phénomène effectif ou une simple vue de l’esprit ? Pour répondre à cette interrogation, il faudrait déjà s’assurer que les préjugés et comportements discriminants ont vraiment bien augmenté depuis le début de la campagne ; plus encore, et là est chose bien plus délicate, il faudrait se demander, si celle-ci est bien liée à la rhétorique de Trump.
▶ Une haine de plus en plus forte ? Oui.
N’y allons pas par quatre chemins : oui, sans l’ombre d’un doute les préjugés et comportements haineux ont significativement augmenté aux États-Unis (et pas seulement dans ce pays, nous verrons que l’effet Trump dépasse très largement les frontières américaines) dès l’entrée en campagne de Donald Trump, bien qu’il faille toutefois apporter quelques nuances que nous ne manquerons pas d’évoquer ultérieurement7 .
Tout un ensemble d’indicateurs provenant de sources diverses montre bien une nette augmentation des crimes de haine aux États-Unis dès le début de la campagne présidentielle, ainsi que durant la période qui a suivi son élection.
Par exemple, on observe une augmentation assez nette des crimes de haine8 rapportés par la police dans les grandes villes en 2016 puis en 2017.
Même chose au niveau des données collectées par le FBI : alors que les crimes de haine était plutôt dans une tendance descendante depuis 2008, celle-ci s’est inversée dès le début de la campagne présidentielle.
En 2014, le FBI répertoriait le nombre de crimes de haine le plus bas depuis le début de ce siècle (soit 5599 crimes). À partir de là, la tendance est allée à la hausse, atteignant 8263 en 20209, ce qui correspondant environ à une augmentation de 48% de crime haineux entre 2014 et 2020.
Mais ces chiffres sont sans aucun doute en deçà de la réalité. Non seulement les statistiques du FBI ne concernent que les crimes de haine déclarés (qui ont donc fait l’objet d’une plainte), mais plus embêtant le FBI n’est pas en mesure de faire remonter toutes les données, les structures participantes à la collecte et au recensement de ces données ayant baissé durant cette même période (autrement dit, si avec moins de données collectés sur l’ensemble du territoire on observe toutefois une véritable tendance à la hausse, il n’est pas impertinent d’envisager que cette hausse est bien plus importante encore)10. Le New-York Times a illustré cette sous-estimation de ces crimes par le FBI en signalant que la militante anti-raciste Heather Heyer tuée par un suprémaciste blanc à Charlottesville n’a pas été incluse par le FBI en tant que victime de crime de haine11.
De manière plus fine, il est intéressant de noter que ces crimes ont pu avoir des pics durant des périodes très spécifiques. Par exemple, la SPLC a collecté le signalement de harcèlements et de menaces dans les jours qui ont suivi l’élection de Trump.
« Dans les dix jours qui ont suivi l’élection, près de 900 cas de harcèlement et d’intimidation ont été signalés dans tout le pays. De nombreux harceleurs ont invoqué le nom de Trump lors des agressions, indiquant clairement que la flambée de haine découlait en grande partie de son succès électoral. » SPLC, 201612
Le constat est sans appel : sur ces 10 jours, on a vu apparaître un pic de crimes de haine, visant principalement les personnes perçues comme non blanches, les migrants, les non-chrétiens, les LGBT+ et autres groupes minoritaires.
Mais là encore, on pourra toujours se montrer sceptique quant au lien entre ces augmentations et la rhétorique de Trump. C’est bien pour cela que des chercheurs vont mettre à l’épreuve l’hypothèse d’une telle association. Par exemple, des chercheurs en science politique (Feinberg, Branton, Martinez-Ebers 202214) ont procédé à un examen des différents meeting de Trump durant la campagne et ses potentielles répercussions locales en matière d’incidents motivés par la haine les jours suivants.
Ils concluent que les déplacements de Trump sont systématiquement et significativement corrélés à une augmentation de la haine domestique, soit en moyenne une augmentation de 226% des incidents motivés par la haine dans les comtés qui ont accueilli un rassemblement de Trump.
En 2021, de nouveaux chercheurs (Branton, Regina) vont répliquer les données et aboutiront à la même conclusion :
« Nous soutenons que la rhétorique et les rassemblements de Trump ont servi à accroître la menace perçue à laquelle sont confrontés les Américains blancs, renforçant leur identité blanche, tout en justifiant la violence et les méthodes extra-légales pour répondre à leurs griefs, augmentant ainsi les incidents signalés. Nous constatons que les comtés qui ont accueilli un rassemblement Trump ont vu une augmentation des événements motivés par la haine. Nous montrons systématiquement que les rassemblements politiques de Trump sont associés à une augmentation significative et substantielle de la probabilité d’incidents de haine et de préjugés signalés. »
Indépendamment de ces études statistiques, on trouve de nombreux témoignages qui viennent illustrer ce phénomène.
Par exemple, juste après que Trump ait tenu un meeting à Lewiston, des résidents musulmans ont reçu des appels anonymes. L’une de ces victimes a pu enregistrer les messages qu’elle a reçus, en voici un extrait :
«Je ne peux pas attendre que Trump soit président, nous allons vous rassembler et vous renvoyer sur votre putain de chemin.[…] Pourquoi est-ce que nous, les contribuables américains, devons payer pour vous, enfoiré de sous-homme nègre? Pourquoi devons-nous payer pour vous ? Retournez en Somalie.»15
Ce genre de menace, d’attaques, explicitement revendiquées en rapport avec Trump, illustre un phénomène bien plus large, donnant davantage de poids à l’hypothèse d’un « effet Trump ».
Mais cela devient dramatiquement plus manifeste avec des violences de plus grande ampleur, soit la multiplication de tueries de masse et d’attentats terroristes d’extrême droite sur le sol américain.
▶ Au sommet de la haine
Le 11 et 12 août 2017 est organisé à Charlottesville une manifestation de l’extrême droite composée de suprémacistes blancs, de néonazis et de membres du Ku Klux Klan. Des militants anti-racistes et anti-fascistes organisent une contre-manifestation. De vives tensions éclatent.
Le 12 août, un suprémaciste blanc lance une attaque à la voiture-bélier en fonçant dans le cortège des contre-manifestants. Il tue une femme, Heather Heyer, et fait 19 blessés.
A partir de 42 :09, un infiltré dans l’ultra-droite était présent, et a tout filmé de l’intérieur :
Quelques heures après l’attaque, Trump prend la parole en mettant dos-à-dos les militants néonazis et les contre-manifestant anti-racistes, comme ils étaient tout autant responsable. Il déclare :
« Nous condamnons dans les termes les plus forts ces démonstrations flagrantes de haine, de sectarisme et de violence de tous les côtés, de nombreux côtés ».
Il faudra attendre deux jours et de nombreuses critiques de toute part pour que Trump reconnaisse enfin la pleine responsabilité des groupes néonazis en citant explicitement l’implication du Ku Klux Klan. Toutefois, cela ne l’empêchera pas dès le lendemain de brandir à nouveau ce narratif des torts des deux côtés16.
On a là encore un dramatique exemple de rhétorique incendiaire de l’ancien président, de nombreuses figures actives à l’extrême droite y voyant un véritable soutien, dont l’un des organisateurs de la manifestation néonazie, Richard B. Spencer, ou encore David Duke, ancien leader du KKK qui remerciera le président pour ses prises de position « Merci président Trump pour votre honnêteté et votre courage » 17.
Cette capsule illustrent parfaitement le deux poids deux mesures de Trump, son refus de condamner les violences de l’extrême droite, ce qui est reçu par les suprémacistes blancs comme une forme de soutien et de permission à la violence et à la haine :
Le 27 octobre 2018, un suprémaciste blanc tue des juifs dans la synagogue de Pittsburgh, faisant 11 morts et plusieurs blessés. Bien qu’il ne soit pas un partisan assumé de Trump (il lui reprochait de ne pas être assez nationaliste), il poste sur les réseaux sociaux, juste avant son attaque, un message reprenant une théorie du complot où il accuse les juifs d’être responsable d’avoir lancé la caravane de migrants venu d’Amérique centrale dans le but d’envahir les États-Unis. Cette « menace » de la caravane de migrants était l’un des principaux leitmotiv de Trump durant cette période.
Entre le 22 octobre et le 1er novembre 2018, plusieurs démocrates, adversaires politiques de Trump, reçoivent un colis contenant une bombe artisanale (on comptera 16 colis de ce type en tout). Fort heureusement, il n’y aura aucune victime. Le responsable, Cesar Sayoc, est rapidement arrêté par le FBI. Ce dernier est un fervent soutien de Trump, ayant à plusieurs reprises manifesté sa haine contre les démocrates, les gays, les noirs et les juifs18.
Le 3 août 2019, un individu armé d’un AK47 tire sur des clients d’un supermarché à El Paso. 23 personnes seront tuées, avec autant de blessés. Le terroriste, Patrick Wood Crusius, a laissé derrière lui un manifeste sur le forum 8chan où il dénonce notamment une prétendue « invasion hispanique », apportant son soutien à d’autres attentats (comme les attentats de Christchurch) et reprenant les thèses complotistes du « Grand Remplacement ». Il avait délibérément choisi cette ville en raison de ses habitants à forte majorité d’origine hispanique19.
Je ne vais pas continuer ce morbide inventaire.
Les données sur les crimes de haines, ainsi que ces derniers exemples d’attentat ne sont que la manifestation la plus extrême des comportements haineux aux États-Unis. Mais les préjugés et comportements discriminatoires quotidiens, plus insidieux, parfois banalisés (donc moins visibles et plus difficilement mesurables20) ne sont pas en reste et sont tout aussi destructeurs pour les groupes ciblés, surtout sur le long terme.
Ce qu’il faut pour le moment retenir est que la question de l’augmentation des crimes de haine sous la présidence Trump est indéniable à tous les niveaux, et que cet « effet Trump » – c’est-à-dire que sa rhétorique a un effet d’enhardissement des attitudes et comportements à forts préjugés dans la population – n’est pas une association trompeuse ou biaisée 21.
Notre tâche va donc consister désormais à mieux saisir ce phénomène, en allant interroger la littérature scientifique sur ce sujet, en commençant à porter toute notre attention sur la question du chamboulement des normes sociales, ce que nous verrons dans notre prochain article.
Bibliographie partielle / illustration
- Reportage d’Arte sur une infiltration dans l’ultra-droite (que je vous conseille de voir en entier):
- Capsule de Vox, How Trump’s Charlottesville response emboldens white supremacy :
- Rapport de la SPLC sur « l’effet Trump » à l’école: https://www.splcenter.org/sites/default/files/splc_the_trump_effect.pdf
- Branton, Regina, 2021, « Replication Data for The Trump Effect: How 2016 Campaign Rallies Explain Spikes in Hate« , https://doi.org/10.7910/DVN/K2LOJN, Harvard Dataverse (disponible ici: https://dataverse.harvard.edu/dataset.xhtml?persistentId=doi:10.7910/DVN/K2LOJN )
- Feinberg, Branton, Martinez-Ebers, The Trump Effect: How 2016 Campaign Rallies Explain Spikes in Hate, 2022
- Mendelberg T, The Race Card: Campaign Strategy, Implicit Messages, and the Norm of Equality, 2001
- Pratto, F. (2002). The Race Card: Campaign Strategy, Implicit Messages, and the Norm of Equality. By Tali Mendelberg. Princeton, N.J.: Princeton University Press, 2001. Pp. xv+307. American Journal of Sociology, 107(4)
- Rushin S., & Edwards, G. S. (2018). The Effect of President Trump’s Election on Hate Crimes. SSRN Electronic Journal
Notes de bas de page
1 https://www-usatoday-com.translate.goog/story/news/politics/elections/2015/06/16/donald-trump-announcement-president/28782433/?_x_tr_sl=auto&_x_tr_tl=fr&_x_tr_hl=fr&_x_tr_pto=wapp
2 Pour d’autres exemples de ce type de propos sur le Mexique lors de la campagne 2016 :
3 Par exemple, Euronews titrait « Pourquoi Trump ne peut pas gagner : c’est mathématique » : http://fr.euronews.com/2016/08/30/pourquoi-trump-ne-peut-pas-gagner-c-est-mathematique
4 Dans ce dossier, je pourrais utiliser le terme « racial » (par exemple « message à caractère racial », « égalité raciale », « haine raciale », etc.). J’ai toute connaissance de cette spécificité française d’être mal à l’aise avec ce terme, ce qui génère très souvent de nombreux malentendus. Ainsi, je me dois d’expliquer le pourquoi d’un tel usage dans ce dossier. Premièrement, la quasi-totalité de la littérature scientifique à laquelle je fais référence n’est pas française, il n’y a donc aucun tabou dans ces écrits quant à ce terme ; deuxièmement, j’ai songé à essayer de trouver des équivalences françaises sans avoir à utiliser ce terme, car si à titre personnel je n’y vois aucun problème je veux m’éviter des malentendus, mais j’ai très vite pris conscience de la limite d’un tel exercice, où j’en venais à ne plus pouvoir citer les études de références en la matière, ce qui en devenait absurde ; troisièmement, pour être bien claire sur la signification de ce terme dans son acception universitaire en sciences humaines et sociales (tel qu’utilisé par les chercheurs anglo-saxons) : le terme racial ne renvoie aucunement à l’idée qu’il y aurait des « races » différentes dans l’espèce humaine (ce serait là du racialisme), mais renvoie à la manière dont les groupes sociaux sont perçus dans la société selon des caractéristiques arbitraires (telle que la couleur de peau) qu’on associe à des stéréotypes, renvoyant à des statuts sociaux différents, etc. Ainsi, parler d’égalité raciale ne signifie pas tant « égalité entre les races », mais égalités entre des groupes sociaux qui jusqu’ici étaient stigmatisé en raison de leurs origines perçues, couleur de peau, culture, etc.
6 Le rapport d’étude est disponible ici : https://www.splcenter.org/sites/default/files/splc_the_trump_effect.pdf
7 Nous en parlerons avec « l’effet de compensation », mais n’allons pas trop vite en besogne
8 « On parle de crimes de haine ou de crime haineux quand la victime est ciblée en raison de son appartenance, réelle ou supposée, à un certain groupe social, le plus souvent défini par la race, la religion, l’orientation sexuelle, le handicap, l’ethnie, la nationalité, l’âge, le sexe, l’identité de genre ou le parti politique. Les crimes de haine peuvent prendre de nombreuses formes.
Les incidents peuvent impliquer des attaques physiques, des dégradations de biens, des intimidations, du harcèlement, des attaques verbales ou des insultes, ou des graffitis ou des lettres insultantes. » Définition empruntée à l’article de Wikipedia https://fr.wikipedia.org/wiki/Crime_de_haine
9 Vous pouvez accéder aux données complètes du FBI ici : https://crime-data-explorer.fr.cloud.gov/pages/explorer/crime/hate-crime
10 Cet article du Monde explique pourquoi ce type de statistiques est assez limité et sous-estime très certainement les crimes de haine : https://www.lemonde.fr/international/article/2020/11/18/les-crimes-de-haine-aux-etats-unis-ont-atteint-leur-plus-haut-niveau-depuis-une-decennie_6060238_3210.html
13 Je sais que parmi nos lecteurs très à cheval sur la méthode scientifique et la réalisation de graphiques, certains pourront me dire : « euh, c’est bien joli de dire que les crimes augmentent, mais il aura fallu avoir pour comparaison ce qui s’est passé avant le 9 novembre ». Petit filou que vous êtes, vous avez raison ! Mais rassurez-vous, d’autres études et données viennent bien accrédité cette thèse. Un peu de patience donc, vous aurez d’autres éléments dans la suite de cet article, et plus encore dans l’ensemble de ce dossier.
14 The Trump effect: how 2016 campaign rallies explain spikes in hate, A Feinberg, R Branton, V Martinez-Ebers – PS: Political Science & Politics, 2022
16 https://www.lemonde.fr/donald-trump/article/2017/08/15/charlottesville-trump-fait-marche-arriere-et-reaffirme-que-les-torts-sont-partages_5172716_4853715.html
17 https://www.tf1info.fr/international/charlottesville-l-ex-leader-du-ku-klux-klan-david-duke-felicite-donald-trump-pour-sa-volte-face-2061485.html
18 Pour plus d’informations quant au profil de Cesar Sayoc, vous pouvez par exemple cet article https://www.leparisien.fr/faits-divers/colis-pieges-aux-etats-unis-qui-est-cesar-sayoc-le-suspect-arrete-26-10-2018-7929261.php
20 «Difficilement mesurable» ne signifie pas qu’on ne peut rien en dire. Certaines études nous permettent en effet de mesurer les préjugés non explicites en rapport avec la rhétorique de Trump. Nous verrons cela ultérieurement avec quelques études en psychologie sociale.
21 Comme l’étude de Feinberg, Branton, Martinez-Ebers, 2022 ; ou encore les travaux de Rushin et son équipe (2018) : Rushin S., & Edwards, G. S. (2018). The Effect of President Trump’s Election on Hate Crimes. SSRN Electronic Journal
[…] Précédemment, nous avions présenté l’ « effet Trump » : la rhétorique haineuse et incendiaire de Trump aurait enclenché un effet de permission aux préjugés et comportements haineux chez une partie de la population américaine. […]
[…] Partie 1 : Ceci n’est pas un clown […]