♦ [AM3] L’impossibilité d’être autodéterminé lorsqu’on fait du mal ? Et si le problème était l’identité sociale ?

Aujourd’hui, on passe en revue deux points : d’une part les recherches sur l’autodétermination qui démontrent que faire du mal est incompatible avec le fait d’être autodéterminé, et de l’autre on commence à envisager comment nos identités sociales peuvent néanmoins nous autodéterminer à faire du mal.

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5. Pourquoi la théorie de l’autodétermination pense qu’on ne peut pas être autodéterminé à faire du mal ?


La théorie de l’autodétermination pense qu’on ne peut pas être pleinement autodéterminé à des comportements antisociaux, notamment parce que les préjudices ont des conséquences sapantes sur les besoins fondamentaux de la personne, donc cela ne peut pas créer une motivation autonome de haute qualité. Par exemple, si on humilie publiquement une personne, la relation avec elle est coupée, donc le besoin de proximité sociale a moins de chance d’être rempli : même les témoins de cette scène commenceront à se méfier et à faire moins confiance. Si un besoin est si insatisfait on aura beaucoup de mal à générer des motivations autodéterminés.

Imaginons que notre élève fan de techno ci dessus le soit devenu dans un contexte de guerre : ce qui a été appris d’une merveilleuse façon est de bidouiller des armes, des explosifs et concerne uniquement des moyens de détruire. L’apprentissage a pu se dérouler dans des conditions parfaites, l’élève se sentait soutenu, encouragé, il réussissait à gagner en compétence, il était encouragé à faire ses propres choix (donc ses besoins fondamentaux étaient comblés, amenant à des motivations autonomes et à une orientation autonome). C’était un terrain de jeu fantastique, et en plus on lui disait que ces compétences servait son peuple à se protéger du mal, que lorsqu’il serait professionnel, son savoir faire servirait à sauver le monde (But intrinsèques). Et dans tous ces autres environnements sociaux, c’était le même discours, le même soutien, le même encouragement « bienveillant ». Jusqu’ici, il n’y a rien qui peut empêcher l’autodétermination à sa compétence, même si elle consiste à optimiser la destruction d’un autre humain, ça reste encore une simulation lointaine, c’est comme un jeu.

Mais une fois professionnel, il voit les conséquences de son travail sur le terrain : il voit les morts qu’il commet, il voit des humains comme lui, comme sa famille, comme ses neveux et nièces, mourir dans d’atroces souffrances. Le spectacle gore et toute sa sensorialité infernale est intrinsèquement traumatique, et en plus il sait que cela s’est produit à cause de ses actes, de sa compétence pourtant adorée. La proximité sociale est ravagée, quand bien même son clan le félicite, le couvre de médailles, le soutient, les images, les odeurs, les hurlements issus de la réalité peuvent rester le hanter. Il y a là un paradoxe épouvantable à traiter par son psychisme : il va falloir « oublier » ces images et pour cela son cerveau peut dissocier, ou couper les capacités empathiques. Il peut faire appel à des substances capables de le faire oublier (alcool ou drogues).

En renfort, il peut faire appel à l’idéologie, en déshumanisant les cibles et n’y voir que des insectes, ce qui participera à couper ses capacités empathiques qui lui font ressentir tant de traumatismes et de culpabilité. Il aura aussi à gérer le conflit terrible entre sa passion qui est tout pour lui, et qui se révèle dans ce contexte ne causer que des horreurs : soit il perd ce qui faisait le sens de sa vie et on peut imaginer qu’il tombera en grave dépression, soit il persiste à garder ce pilier dans sa vie mais il faudra oublier les conséquences des actes, et cela passera par ce qu’on a expliqué précédemment.

On ne peut pas être autodéterminé si on ne voit pas la réalité et qu’à la place de voir un être humain, on ne voit plus qu’un insecte à écraser.

Dans tous les cas, toutes ces « remédiations » sont anti-autodétermination puisque la vie ne peut plus être internalisée pleinement, mais seulement en cachant les éléments et faits violents par compartimentation, ce qui amène à du mal-être. La seule façon de retrouver une pleine autodétermination passe par le fait d’arrêter les actes horribles, par exemple l’individu pourrait se mettre à désobéir, ou fuir, et repenser ses compétences pour viser plutôt la constructivité que la destructivité des autres.

Les expériences tendent effectivement à démontrer que lorsque la personne commet des méfaits, ceux-ci ne sont pas fait avec une motivation autodéterminée, c’est-à-dire que soit les besoins sont frustrés, soit les motivations ne sont pas autonomes (compartimentée, introjectée, externe ou amotivation), soit ce sont les orientations qui ne sont pas autonomes (impersonnelle ou contrôlée). Il y a des dizaines d’expérience et d’études qui le démontrent (ici, la liste est non exhaustive) :

Le harcèlement scolaire ainsi que les attitudes agressives des élèves sont liés à un sapage des besoins fondamentaux par le style contrôlant des professeurs (et/ou des parents). Autrement dit, si le harcèlement pouvait être réalisé avec motivation autodéterminée, il se déroulerait aussi dans des contextes autonomisants et nourrissants pleinement les besoins. Or, dans les contextes satisfaisant le besoin d’autonomie, il y a diminution du harcèlement, des agressions et des insultes ; les élèves dont les besoins sont satisfaits et à orientation autonome n’ont pas d’attitude antisociales. A l’inverse, ceux dont les besoins sont insatisfaits et ayant des orientations non autonomes sont plus prompts à l’agression1

■ Le fait d’exprimer des préjugés est lié à l’orientation contrôlée : Neyrink, Lens Duriez et Vansteenkiste (2008), ont montré que l’orientation contrôlée augmente les scores d’autoritarisme de droite (RWA)2 et de dominance sociale (SDO)3, et qu’inversement l’orientation contrôlée prédit un haut score en RWA ou SDO. On peut aussi voir que le SDO ou le RWA prédit qu’il n’y aura pas d’orientation autonome, et tout ceci montre qu’il n’y aura pas de prise en compte de perspective de l’autre (c’est-à-dire l’empathie cognitive). Leurs problèmes empathiques, leur difficultés à se mettre à la place de l’autre a été confirmé par des études s’appuyant sur des observations neurologiques (Lepage, 2017 ; Lepage, Bègue, Zerhouni, Dambrun, 2020).

Dans d’autres recherches on voit que les autoritaires ont aussi davantage d’aspirations extrinsèques : Duriez, Soenens et Vansteenkiste (2007) ont constaté que ceux qui approuvaient des aspirations et des objectifs extrinsèques étaient plus nombreux à adopter des attitudes autoritaires de droite, à désirer une domination sociale sur les autres et à avoir des préjugés raciaux.

■ L’homophobie et le fait de recommander de la violence envers les personnes homosexuelles est parfois lié à une identification compartimentée : Weinstein, Ryan, Dehaan, Prybylski, Legate (2012) ont mesuré le soutien parental à l’autonomie que les participant avaient reçu, ont pris note de leur identification sexuelle, puis ils ont mesuré leur orientation sexuelle implicite grâce à des tests d’association implicite. Ces tests se basent sur le temps de réaction, sans que la personne puisse avoir le temps de mettre en œuvre des mécanismes de défense.

Résultat, il s’est avéré que plus l’environnement paternel avait été contrôlant et homophobe, plus il y avait une forte différence entre leur hétérosexualité annoncée et les mesures implicites démontrant leur attirance sexuelle pour les personnes du même genre. C’est-à-dire qu’ils n’étaient pas cohérents dans la forte hétérosexualité annoncée, car ils avaient bien des désirs homosexuels non assumés. De plus, ces individus préconisaient plus d’agressions envers les homosexuels.

■ L’agressivité des parents en marge de spectacle sportif de leurs enfants a été étudié par Goldstein et Iso-Ahola (2008) : ils ont constaté qu’une plus grande colère et agressivité parentale était associée à des orientations de causalité contrôlées plus fortes.

■ L’agressivité au volant, la colère, la conduite agressive et les interpellations plus nombreuses sont liées à une orientation controlée. Knee, Neighbors et Vietor (2002) montrent que ces conducteurs risquaient davantage de klaxonner, de faire des gestes obscènes et de refuser l’accès aux autres conducteurs. Les individus hauts en orientation contrôlée semblent présenter un risque pour les autres conducteurs sur la route.

L’agressivité envers les adversaires sportifs, leur objectivation (= prendre l’autre comme un objet) et les comportements antisociaux sont liés à des motivations et des raisons contrôlantes : Vansteenkiste, Mouratidis et Lens (2010) ont étudié la volonté des athlètes de commettre des fautes ou de blesser leurs adversaires. Lorsque la motivation était contrôlée (par exemple, motivée par des introjections, des pressions et des implications de l’ego), les joueurs montraient une plus grande tendance à dépersonnaliser leurs adversaires et à les considérer comme de simples « objets gênants ». Une telle objectivation était, à son tour, positivement associée à une volonté de commettre des fautes ou de blesser des adversaires pour atteindre leurs objectifs, comme en témoignent des attitudes antisociales, une plus grande volonté d’agresser les autres joueurs et le fait de recevoir davantage de « cartons jaunes » lors des matchs arbitrés.

La violence envers le ou la conjoint·e est en lien avec l’orientation contrôlée dans l’étude d’Hove MC, Parkhill MR, Neighbors C, McConchie JM, Fossos N. (2010). Alors que c’est le contraire pour l’orientation autonome.

■ L’agression interpersonnelle, commettre de la violence, est lié à une orientation contrôlée ou impersonnelle. Moller et Deci (2010) explique que c’est induit par leur tendance accrue à déshumaniser les autres.

■ Le fait de rejoindre un gang est davantage lié à des motivations extrinsèques : Wu Jun , Xiaochen Hu & Orrick Erin A. (2022) ont étudié des membres de gangs. 69 % d’entre eux les avaient rejoints pour des motivations extrinsèques uniquement (pour la protection, parce qu’un proche y était, parce qu’ils y avaient été forcés, pour gagner en respect ou pour l’argent) contre 8,9 % pour des raisons intrinsèques (pour le fun) et 22 % combinaient à la fois des raisons intrinsèques et extrinsèques.

■ Le syndrome post traumatique qui arrive chez les victimes de violence arrive également chez auteurs de violence, ce qui démontre que les actes n’arrivent pas être pleinement internalisés de façon autodéterminée (MacNair, 2002).

Explication du phénomène de sidération et de dissociation (chez les victimes et agresseurs) :

■ La participation à un génocide semble être lié à une motivation extrinsèque externe (Kelman et Hamilton, 1989 ; Milgram, 1963) ou d’introjection ou compartimentée (Arendt, 1970 ; Browning, 1998a).

Les examens de Goldhagen (1996) et Browning (1998a) sur les soldats allemands ayant tués des Juifs innocents avaient des identifications presque toujours compartimentées : ils s’identifiaient par ailleurs comme de bons chrétiens ou de bon pères de famille attentionnés. Ils devaient également engourdir leur empathie (Smith, 2011).

Je rajoute que des études de cas bien renseignés tels que Stangl (Sereny 1975) ou encore les génocidaires hutus (Hatzfeld 2003) montrent également une variété de motivations non autonomes à différents moments, allant de la compartimentation, à la régulation externe ou introjectée. Les aspirations extrinsèques sont aussi très visibles dans la motivation des génocidaires hutus (Hatzfeld 2007).

Semelin (2005) précise que dans le cas des influenceurs politiques qui dirigent ces génocides, la motivation est plus difficile à saisir au point que souvent on se demande s’ils croient ou non à la propagande qu’ils diffusent. Mais on note des fortes aspirations extrinsèques dans la façon dont ils saisissent les opportunités.

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Il y a donc un lien entre non-autodétermination et comportements préjudiciables (perçu à la fois par l’orientation contrôlée, mais aussi par des motivations non autonomes). A l’inverse, toutes les caractéristiques et facteurs liés à l’autodétermination sont décorrélées à des comportements préjudiciables (orientation autonome, besoins comblés, motivations autonomes, buts intrinsèques). On peut faire ce constat également en regardant à quel point les comportements prosociaux (donc étant contraire aux comportements antisociaux ou préjudiciables) sont connus comme beaucoup plus motivants :

● Les comportements prosociaux motivent toujours beaucoup plus les personnes ; le processus d’intériorisation est également plus susceptible de fonctionner lorsque les comportements et les normes que les gens cherchent à intérioriser sont prosociaux plutôt que nuisibles (Ryan & Deci, 2000).

● Fournir une justification prosociale à une activité motive davantage les personnes à la faire (meta-analyse Steingut, Patall, Trimble 2017)

● Par exemple, Przybylski, Ryan et Rigby (2009) ont montré qu’augmenter la violence d’un jeu ne motive pas plus à celui-ci : c’est davantage la satisfaction des besoins d’autonomie et de compétence qui prédit un plus grand plaisir et un plus grand intérêt. Seul un petit pourcentage de joueurs est semble-t-il motivé par la violence (Rigby, Ryan, 2011).

● Les comportements discriminatoires et les préjugés peuvent ainsi être vus comme le résultat de perturbations dans les processus de satisfaction des besoins et de motivation et comme des stratégies compensatoires défensives (Ryan, Deci, Grolnick, & La Guardia, 2006 ; Vansteenkiste et al., 2007 ; voir aussi Staub, 2004).

Mais on pourrait rétorquer que l’histoire est parsemé d’exemples où justement des idéologies destructrices vont utiliser cet appétit à avoir des buts et motivations prosociales à aspiration intrinsèque pour optimiser la motivation à détruire un autre groupe, ses buts pouvant être de protéger les personnes, faire leur bonheur, vivre ensemble dans de meilleures conditions (Semelin 2005, Staub 2004). On peut le voir aussi dans les recherches :

■ (Louis, 2009 ; Taylor et Louis, 2004) Les terroristes peuvent agir à partir d’un sentiment d’engagement intériorisé envers la cause ou le groupe et/ou pour des motifs prosociaux tels que la loyauté envers leur famille et leurs proches (Cohen, 2016). Mais parfois, ils peuvent aussi agir par sens d’obligation et pour obtenir des récompenses sociales telles qu’un statut plus élevé et une glorification au sein de leur endogroupe (Perry & Hasisi, 2015)

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S’il y a donc des doutes sur la pleine autodétermination à faire du mal dès lors que l’on prend la perspective de la théorie de l’autodétermination, ce n’est pas le cas dans la théorie des identités sociales qui, elle, explique cette motivation à faire du mal par des identifications à un groupe qui transforment ces actes comme glorieux et bons, à travers le contenu idéologique et le soutien entre ses membres.


6. Certaines de nos identités sociales seraient alors capables de nous autodéterminer à faire du mal ?


Attention, lorsque nous allons parler d’identité sociale ou même personnelle, ceci n’a strictement rien à voir avec la génétique ou la stricte nationalité/culture d’une personne : au contraire, la personne a souvent plusieurs identités sociales qui ont plus à voir avec le hasard des environnements sociaux qu’elle a rencontré au fil de sa vie, et dans lesquels elle a pu se reconnaître. On peut par exemple avoir une identité sociale liée à sa profession, à ses passions, à une contre-culture (musicale, artistique, militante, etc.) et celle-ci peut changer selon l’époque (par exemple les identités sociales liées à l’âge).

Les identités sociales sont flexibles, changeantes, se construisent au fil de temps, des hasards des rencontres et expériences, elles ne sont en rien un imaginaire programme génétique ou culturel ancré à jamais sans changement dans la personne. Ceci étant dit, il est fort possible que les racistes ne croient pas à cela, étant donné que l’on va voir qu’ils ont tendance à ne s’identifier qu’à une seule identité sociale rigide (et s’imaginent que les autres sont tout aussi rigides dans leurs identités).

La théorie des identités sociales nous dit que l’identité sociale est une « partie du concept de soi qui découle de son appartenance (ou des groupes) ». (Tajfel, 1981 ; voir aussi Brewer & Chen, 2007 ; Brewer & Gardner, 1996). Cette appartenance a une signification émotionnelle et apporte de la valeur à l’individu.

Par exemple, un individu se dira être un grand gamer, il s’identifie personnellement au groupe des gamers et le groupe le reconnaît comme tel. Il y a une connexion personnelle au groupe (par la pratique des jeux, par les discussions et échanges, par les points communs partagés, etc.). Le groupe reconnaît aussi la personne comme faisant partie du groupe, y a une connexion qui va dans les deux sens. Cela a de la valeur et des significations émotionnelles positives, pour l’individu et le groupe, d’être lié autour de cette activité plaisante.

La théorie des identités sociale repose sur l’idée que les individus sont principalement motivés pour atteindre une identité sociale positive : le groupe est socialement valorisé/valorisant d’une manière ou d’une autre selon l’individu. Ainsi, d’autres personnes pourraient trouver ridicules de s’identifier au groupe des gamers et y associer des stéréotypes négatifs et des croyances négatives (par exemple, penser que ces gens ne sont pas sérieux, pas dans le monde réel, refusant de grandir et de s’occuper des choses importantes).

Le fait qu’une identité sociale soit perçue comme positive ou négative (ou satisfaisante/insatisfaisante) ne tient pas de l’objectivité, ni ne repose sur une hiérarchie sociale réellement en place de façon absolue : ce sont les individus qui vont recréer des formes de hiérarchies sociales dans leur univers de catégories, de représentations et d’idées, et celles-ci seront plus ou moins partagées.

Ici l’exemple du fonctionnement d’une identité sociale non inclusive, qui n’est construite que sur la catégorisation et la comparaison sociale. On verra plus tard des façons d’avoir des identités sociales qui ne reposent pas sur le « nous contre eux », ni même sur la comparaison sociale.

Par exemple, être « précaire » n’est généralement pas une identité sociale valorisée dans la société, mais les personnes peuvent aller au-delà de la mécanique de la comparaison sociale ou de l’infériorisation/supériorisation d’autrui pour aller mieux. Elles peuvent par exemple valoriser le fait d’être beaucoup plus débrouillarde, moins peureuse, plus capable de survie en conditions difficiles, etc. Les individus et groupes peuvent donc aussi avoir une créativité sociale qui dépasse les représentations à leur sujet, qu’elles soient fondées sur des caractéristiques objectives (ici, le peu de revenus par exemple) ou sur des stéréotypées (par exemple croire les précaires irresponsables) : le groupe peut lutter contre ces représentations à travers sa créativité.

Ici, dans un groupe précaire qui redéfinit ses caractéristiques (« débrouillard »), la positivité du groupe est construite sur la compétence du groupe, mais cela pourrait être fait sur une comparaison avec un autre groupe en « nous contre eux ».

J’ai connu par exemple un individu aux conditions assez précaires (il était salarié mal payé) qui était violemment dénigrant envers des chômeurs, montrant une véritable haine envers eux et souhaitant des formes de ségrégation (il trouvait intolérable qu’ils manifestent aux côtés des salariés par exemple). C’était pour lui une façon de donner une valeur plus positive à son groupe social (donc à sa propre image sociale aussi). Il se distinguait du groupe chômeur qui perdait alors une place dans la hiérarchie sociale qu’il s’imaginait, et lui en gagnait une. Encore une fois, je rappelle qu’on est ici dans un imaginaire particulier et non quelque chose d’objectif : j’insiste parce que pour beaucoup, l’idée que la hiérarchie sociale est réelle, or c’est un imaginaire qui a été rendu réel, entretenu comme réel.

L’identité sociale de groupe peut construire des normes et idées violentes ou incitant à la violence entre les groupes. Par exemple, le groupe au statut supérieur peut participer à la discrimination du groupe précaire en y accolant des préjugés négatifs comme « ne fait aucun effort », « irresponsable », « volant injustement les aides de l’état que nos impôts financent » et demander plus de punitivité envers eux (suppression des aides, augmentation de leur contrôle, rééducation, punitions). Cela leur permet d’augmenter l’image positive de leur groupe dont la richesse serait donc due à leurs « grands efforts », « grande responsabilité », « intelligence », « indépendance », etc. L’image positive de leur groupe peut être fondée sur la comparaison à préjugés avec un autre groupe, et les deux s’entremêlent afin qu’ils puissent conserver une image positive d’eux-même et de leur groupe et continuer ainsi. Cela permet aussi de conserver des activités d’exploitation des cibles sans avoir de remords.

Les premiers préjugés envers les noirs étaient très liés au fait de justifier et maintenir l’esclavage, ils avaient besoin de dire qu’ils étaient feignants pour justifier de les pousser à des rythmes intenables ou les punir violemment4. On déshumanise l’autre pour se permettre de ne pas le traiter comme un humain, la douloureuse empathie étant plus facilement coupée lorsque l’autre est envisagé comme une sorte d’objet et non plus comme un être vivant. Ainsi, les préjugés et la déshumanisation adviennent souvent comme en renfort pour se permettre de maltraiter un autre humain. Ensuite, cette série de préjugés, d’idées reçues et de déshumanisation, font partie de la mythologie du groupe dominant qui se transmet de générations en générations parce que le groupe dominant y trouve une source d’utilité à ses croyances :

Ainsi, qu’un groupe d’hommes sexistes considèrent les femmes comme stupides permet de justifier qu’elles ne « prennent » pas leurs place dans des métiers « non-stupides », qu’elles restent dans des métiers ou tâches de services, à leur service. L’homme sexiste valorise facilement son identité sociale d’homme par l’intelligence qu’il aurait de plus qu’elles, de nature. Ces mythes et croyances ne sont pas une affaire d’ignorance: tant qu’ils trouveront une utilité personnelle et/ou sociale à porter ces croyances discriminatoires, ils ne les lâcheront pas, qu’importe les études, les débunkages qu’on leur apportera. Cela leur est beaucoup trop utile au quotidien, ne serait-ce que pour leur estime de soi qui est alors construite sur l’idée que l’autre différent serait naturellement inférieur à lui et qu’il est naturellement supérieur, qu’importe ce qu’il fait.

Notre identité, notre soi serait donc une construction socialement médiatisée, flexible et changeante : si le contexte social de l’individu est en faveur d’actions préjudiciables et qu’il adopte ces normes préjudiciables dans le cadre de concept de soi, l’individu peut être valorisé par le groupe, ressentir un sentiment de compétence, se voir contribuer « positivement » au groupe. Cela entraînerait alors une meilleure estime de soi, une meilleure intériorisation des contenus et donc une autodétermination à ces contenus. Autrement dit, si l’identité sociale masculine est fondée à travers le sexisme, l’homme sera valorisé dans ce groupe sexiste s’il traite comme inférieures les femmes, se sentira compétent s’il les domine, les « remet à leur place dans la cuisine » ou les utilise comme objets sexuels jetables, car ce sera perçu comme une contribution positive au groupe qui en tire une mythologie partagée de supériorité sociale. Et ce serait la même mécanique pour le racisme, les LGBTphobies, le classisme, l’adultisme, la grossophobie, etc. : ils se sentent valorisés s’ils dominent ces cibles, s’ils les « remettent à leur place » inférieure car c’est perçu comme une contribution qui fait gagner des points au sein du groupe, qui participe à construire leur mythologie de supériorité.

Les actes préjudiciables selon cette théorie seraient donc directement alimentés par des identités sociales et des normes de groupe qui les promeuvent chez les individus. Si l’individu s’identifie fortement au groupe, alors il assimile ces normes et les fait siennes. L’autodétermination dans cette théorie a peu de place : il ne serait que dans les choix de groupes que l’individu fait. S’il se retrouve dans une identité sociale « négative », alors soit il va employer la mobilité sociale (tenter d’accéder à un groupe ayant une meilleure identité sociale) soit la créativité sociale (changer le groupe de l’intérieur en inventant de nouveaux contenus ou rapports au contenu). Sinon, les stratégies semblent être liées à la compétition et la hiérarchie sociale.

A l’inverse, le champ de l’autodétermination montre que la personne autodéterminée est plutôt dans la construction et le choix d’un patchwork d’identités à la fois issus d’identification à des groupes (comme dans la théorie des identités sociales), mais aussi son expérience totalement personnelle ( par exemple sa motivation intrinsèque à une activité, qu’importe les avis sociaux à ce sujet). L’autodéterminé fait un choix des normes, voire reconstruit, remixe des normes extérieures existantes d’une façon personnelle issus de ses connaissances et de ses expériences (motivation intégrée).

La théorie des identités sociale est relativiste et ne porte aucun jugement sur le fait de savoir si les normes sont prosociales ou antisociales, c’est le groupe qui détermine ce qui est une norme positive ou négative, selon le contexte. Ainsi, la théorie des identités sociales a été utilisée pour comprendre comment des participants aux génocides, aux guerres et à d’autres formes de méfaits de masse ne sont pas simplement volontaires mais aussi parfois très enthousiastes : ce serait parce que le groupe valorise, récompense, célèbre, donne de la valeur à des comportements hautement préjudiciables contre d’autres groupes, et que l’individu s’identifiant fortement à ce groupe y croit5 , se voyant gagner une identité sociale positive qui lui apporterait beaucoup6.

Par exemple, lors du génocide de 1994 au Rwanda, après une journée de massacre suivi d’une session de vol des possessions de Tutsis, les Hutus faisaient la fête, de façon très alcoolisée souvent. Il y avait une célébration de tout ce qui avait été pris qui renforçait l’unité du groupe, mais participait aussi à coder la situation d’une façon compartimentée (la victoire autour du butin « bien » mérité mais sans mettre le focus sur les horreurs), et dissociative (l’alcoolisation très régulière permettait d’engourdir les esprits, souvent dans tous les génocides sur tous les continents; on note l’usage important et légitimé d’alcool ou de diverses drogues chez les génocidaires7).

Comment concilier ce que nous apprend la théorie de l’autodétermination et la théorie des identités sociales ? Pour cela, Amiot va créer un modèle qui rassemble les deux théories, le MINSOH ( model of the internalisation of normative social harmdoing, le modèle d’internalisation des normes sociales préjudiciables/qui font du mal).

A suivre : Comment les individus se mettent à suivre les normes les plus agressives de son groupe social ?


Notes de bas de page


Vous pouvez retrouver l’intégralité des sources ici : [AMX] Bibliographie du dossier sur l’autodétermination à faire du mal 

1 Et cela se voit un peu partout dans le monde [liste non exhaustive de recherches] : Au chili : López, Bilbao et Rodriguez (2012) ; en estonie Hein, Koka et Hagger (2015) ; en israel : roth, Kanat-Maymon et Bibi (2011) ; en corée du sud (2023) Cheon, Reeve, Marsh https://selfdeterminationtheory.org/wp-content/uploads/2023/01/InPress_CheonReeveMarsh_Autonomy-Supportive.pdf : ; Usa : Hawley, Little et Pasupathi (2002) Ryan et Grolnick (1986) Shields, Ryan et Cicchetti (2001)

2 (RWA : attitude reposant sur la soumission à l’autorité, l’agression autoritaire et le conventionnalisme)

3 (SDO : attitude reposant sur un souhait d’inégalité sociale, associée au machiavélisme, au narcissisme, et à des difficultés empathiques)

4 Voir par exemple Zinn Howard, « Une histoire populaire des États-Unis » 2003

5 Je dis « croit » car si sur le moment il gagne effectivement beaucoup à s’identifier au groupe dominant dont l’identité est fondé sur le fait d’exploiter, maltraiter, voire détruire un autre groupe, les temps changent et bientôt cette identité de dominateur est hautement réprouvée et accusée aux vus des crimes et injustices commises. Toute identification à ces mécaniques est ensuite vue comme un danger de dérives d’oppression et est pointée du doigt, tout d’abord par les lois nationales et internationales, puis par la culture ellemême qui peut avoir garder la trace du traumatisme de n’avoir rien fait pour s’opposer à l’avènement du génocide. Je dis également que ces individus croient avoir une identité positive, parce que je souscris à ce que rapporte la théorie de l’autodétermination : le méfait met forcément en orientation contrôlée ou sape les besoins à un moment donné, donc qu’importe leur bonheur de faire du mal à un instant T, il n’y a pas un plein bonheur comme dans des identités ouvertes inclusives. De plus, si leur bonheur est lié au fait d’écraser autrui et que les époques changent, ils n’auront plus accès à cet technique d’écrasement pour obtenir leur joie, ce qui en fait des personnes non-autonomes, ayant besoin d’un groupe à inférioriser pour se sentir briller, or l’absence d’autonomie ne participe pas au bonheur.

6 Haslam & Reicher, 2007 ; Reicher, Haslam, & Rath, 2008 ; voir aussi Berndsen, Thomas, McGarty & Bliuc, 2017

7 Semelin (2005)

Viciss Hackso Écrit par :

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