⬛ [PE2] Une politique d’accusation cachée sous des allures bienveillantes

Ce présent article fait parti d’un dossier, il est la suite de cet article :
1. Pourquoi pôle emploi nous déprime et comment y remédier ?

Ce dossier est également disponible intégralement en PDF

Dans la partie précédente nous nous sommes attelés à voir ce qui déconnait chez pôle emploi et comment on pouvait aborder ces problématiques pour tenter de les comprendre et essayer de trouver des solutions. Aujourd’hui, on parle des considérations à l’origine de la création des institutions d’insertion telle que Pôle emploi.

***

J’aurais pu garder ce chapitre pour la fin, telle la conclusion à une enquête sur un formatage profond dont le fil rouge serait Pôle emploi. Mais autant vous donner des clefs tout de suite, même si elles nécessitent beaucoup plus d’investigation que sa simple « révélation ».

Voici les considérations à l’origine des institutions d’aide à l’insertion ou réinsertion, tels que le Pôle emploi, les missions locales voire même parfois les centres sociaux ou éducatifs. Ces considérations, on les trouve également au travail et dans les écoles. Comme le texte n’est pas évident pour les non-formés à la psycho, je vais reformuler/illustrer autant que possible pour que chacun puisse saisir son sens. J’ai mis en gras certaines phrases qui ne l’étaient pas dans le texte original (https://osp.revues.org/3362)

« Le constat apparaît comme une évidence : depuis les années 70 les orientations des politiques publiques en matière de lutte contre le chômage ont posé l’autonomie et la responsabilisation de l’individu comme pierre angulaire des dispositifs d’aide à l’insertion socioprofessionnelle. »

L’allégeance : un principe des logiques d’aide à l’insertion professionnelle, Lionel Dagot et Denis Castra https://osp.revues.org/3362

Depuis les années 70, la politique qui dirige et qui a construit les dispositifs d’insertion (missions locales, pole emploi…) pour lutter contre le chômage, considère que la solution est de rendre l’individu plus autonome et plus responsable. C’est cette considération qui est à la source par exemple des formations d’aide au retour à l’emploi.

 

« Une constellation de dispositifs ancrés dans des logiques d’individualisation et d’autonomisation va émerger de ces choix politiques. Parallèlement les études portant sur l’application de ces choix et les conséquences des pratiques qui en découlent vont se multiplier et reconstruire la figure idéale du demandeur d’emploi actuel : quelqu’un d’autonome, de dynamique, responsable de ses actes et de son sort. […] »

L’allégeance : un principe des logiques d’aide à l’insertion professionnelle, Lionel Dagot et Denis Castra https://osp.revues.org/3362

Le problème du chômage est appréhendé de façon individuelle selon cette considération, cette politique à l’origine des institutions d’insertion. Des études vont appuyer ces considérations et vont dresser le portrait du chômeur conçu comme idéal selon ses politiques : autonome, dynamique, responsable de ses actes et de son sort (donc responsable de son chômage).

 

« Les difficultés d’accès à l’emploi, rencontrées par une proportion élevée de la population, ont entraîné le développement massif de dispositifs d’aide à l’insertion socioprofessionnelle. Ces dispositifs, bien que très variés dans leur mise en œuvre et les populations auxquelles ils s’adressent, affichent une même finalité : favoriser le retour à l’emploi des individus qu’ils accueillent. La palette des services mis à disposition des chômeurs dans le but d’offrir l’aide la mieux adaptée à chacun est impressionnante par sa diversité : cercles de recherche d’emploi, stage de redynamisation, session d’orientation active, techniques de recherche d’emploi, bilan de compétences en sont les plus représentatifs. La conception de ces dispositifs se fait sur la base d’objectifs formulés en termes d’autonomisation, de dynamisation, de responsabilisation, de projet, qui s’appuient sur un modèle du sujet acteur et responsable de son parcours professionnel.

L’allégeance : un principe des logiques d’aide à l’insertion professionnelle, Lionel Dagot et Denis Castra https://osp.revues.org/3362

Tous les dispositifs qu’on trouve dans les institutions type Pôle emploi sont conçus dans cette logique particulière d’autonomie, centrée sur l’individu chômeur.

 

« […]Les critiques adressées à ce modèle dominant d’intervention pointent les partis-pris quasi idéologiques, ou tout du moins les impensés sociaux, qui soutiennent les pratiques et technologies de l’action et de l’insertion sociale, allant du travail de l’assistante sociale à celui de conseiller en recherche d’emploi, en passant par les conseillers de bilan de compétences ou les conseillers de Mission Locale. En se focalisant sur l’individu en difficulté, on en oublie que celui-ci n’évolue pas dans un vide social, et que le contexte dans lequel il est inséré a peut-être un grand rôle à jouer dans l’amélioration de sa situation. »

L’allégeance : un principe des logiques d’aide à l’insertion professionnelle, Lionel Dagot et Denis Castra https://osp.revues.org/3362

Dans cette considération, où le chômage est considéré comme du ressort du chômeur lui-même ; le monde dans lequel il évolue est totalement oublié. Exemple, faire un stage « de dynamisation » à un chômeur qui vit dans une région désertée sans emploi est un non-sens, son dynamisme acquis ne va pas faire apparaître miraculeusement des entreprises cherchant des employés ayant ses compétences. Cet impensé social est idéologique, on le verra plus tard, néolibéral : l’individu est pensé capable de tout donc responsable de tout ce qui lui arrive, dans le libéralisme, on rapetisse le poids du social, on pense que l’individu est au-delà de ça.

 

« La reprise de confiance, l’élaboration de projet ou encore l’autonomie sont les trois premiers objectifs que les agents se fixent dans leur activité, alors que l’obtention d’un emploi stable n’est qu’en quatrième position (Guyennot, 1998, p. 139). Mais ces buts affichés ne nous en disent pas assez, et il faut s’intéresser aux pratiques quotidiennes et à leurs légitimations théoriques pour retracer un système cohérent. C’est ce que fait Divay en se penchant sur l’activité d’aide à la recherche d’emploi : elle relève une forte homogénéité des conseils adressés aux intéressés. Pour l’auteur, l’explication tient à l’inspiration commune qui préside aux interventions de ces professionnels qui vont puiser dans la psychologie, et plus précisément une psychologie qui « doit être entendue au sens large : elle recouvre des techniques de communication telles que la Programmation Neurolinguistique, l’analyse transactionnelle, le “développement personnel”, des méthodes behavioristes et la “graphologie” » (Divay, 2000). Comme nous le précisions plus haut, l’environnement socio-économique est l’absent de marque de ces convocations « théoriques » ; mais la centration sur l’individu reflète peut-être aussi une stratégie de protection contre l’impuissance des agents de l’insertion face au marché du travail et leur incapacité à fournir des conseils infaillibles. Quoi qu’il en soit, l’auteur conclut sur ce qu’il soupçonne être la fonction première de ces pratiques (faisant référence au « jobard » de Goffman) « Il s’agit de lui faire accepter le préjudice porté à la représentation de soi et de l’inciter à aller de l’avant sans plus de protestation. » (Divay, 2000). Cette lecture abrupte des objectifs sous-jacents aux dispositifs de lutte contre le chômage, et plus globalement aux dispositions politiques de maintien de la cohésion sociale, n’est certes pas nouvelle, mais un concept encore « confidentiel » (eu égard à son développement limité au paysage psycho-social francophone) lui apporte une forte assise théorique, tant au niveau de la mise à plat des intérêts des acteurs en présence que des processus sociocognitifs engagés : il s’agit de la norme d’internalité. »

L’allégeance : un principe des logiques d’aide à l’insertion professionnelle, Lionel Dagot et Denis Castra https://osp.revues.org/3362

Résumons :

  • Face au chômage, les solutions qu’ont déployées les institutions ont été centrées sur l’individu.
  • Contre le chômage, il a été considéré qu’il fallait améliorer le chômeur : le rendre autonome, dynamique, responsable de ses actes et de son sort, lui faire élaborer un projet, le faire reprendre confiance.
  • Le chômeur est donc, pour les institutions, en cause de son chômage. C’est de sa faute parce qu’il n’est pas assez autonome, pas assez dynamique, pas assez responsable, pas assez confiant en lui, il n’a pas un bon projet. Toutes les actions sociales sont conçues selon cette considération.
  • Les institutions ont éliminé de leur champ d’action tout ce qui concerne la vie en société, l’environnement socio-économique, les interactions avec les entreprises (cf le rapport de la Cour des comptes pour pôle emploi) le contexte social pour se centrer sur l’individu fautif.
  • Les institutions jugent le chômeur sans prendre en compte le contexte, elles pensent qu’il suffit de le modeler selon une certaine forme pour qu’il ne soit plus chômeur.
  • Les agents des institutions suivent cette voie par impuissance, parce qu’ils n’ont pas le pouvoir de faire autre chose pour les usagers ou parce qu’ils ne savent pas comment résoudre ces situations (je pense qu’ils le font également par soumission à l’autorité, tout simplement).
  • Le chômeur est donc enjoint à culpabiliser de son état de chômeur parce que les institutions nient le poids de la situation socio-économique de leur jugement.

Pour le dire encore autrement, parce qu’il n’y aura jamais assez de reformulations pour comprendre cette ignominie, le chômage est considéré par les institutions comme de la faute des chômeurs (c’est visible dans les actions qu’elles mettent en place, toutes centrées sur l’individu) ; qu’importe si l’actualité fait clairement état des événements sociaux graves qui ne sont pas de la faute des gens, comme les licenciements massifs, les politiques de réduction des effectifs dans la fonction publique, le harcèlement institutionnalisé (orange par exemple) tuant des dizaines de personnes, etc.

Contre ces drames, elle ne met en œuvre que des actions de formatage de l’individu.

Si vous vous demandiez pourquoi encore aujourd’hui tant de gens ont peur du chômage, se sentent si mal lorsqu’ils ont ce statut, eh bien voilà un élément de réponse : sous un vernis faussement social, faussement bienveillant, les institutions sont une usine à dévalorisation, à déconsidération, à infériorisation, alors il faut être sacrément solide (ou avoir la chance de tomber sur des agents réellement bienveillants et éclairés) pour ne pas tomber dans leur formatage. Le moindre problème extérieur se rajoutant à cette politique de dévalorisation, que ce soit le manque d’argent ou le non-soutien de la famille, plongerait n’importe qui dans la dépression.

L’extrait ci-dessus se termine sur un terme qui définit cette politique des institutions d’insertion « il s’agit de la norme d’internalité », et c’est ce que nous allons explorer, car ces institutions, consciemment ou non, en ayant de telles considérations, sont « internes », ont des objectifs « internes » pour les personnes dont elles s’occupent, mènent des actions et proposent des stratégies « internes ».
Et ce qu’il y a de plus dérangeant avec cette notion d’internalité, c’est qu’effectivement, les personnes ayant du pouvoir, que ce soit des recruteurs, des professeurs, des évaluateurs, et toute la société, accordent beaucoup à une personne qui suit une norme d’internalité, qui se fait passer pour autonome, dynamique, responsable et qui censure de son discours toute notion sociale et qui porte la culpabilité de son état, qu’importe si ce qu’elle a subi était totalement arbitraire. Donc, les agents et leurs institutions ont là une justification très solide : ce déni du social, cette culpabilisation-responsabilisation du chômeur — aussi erronés soient ses fondements – et bien ça aide effectivement à être intégré dans la société, à être recruté, à être bien perçu. Malaise. On a là un dilemme assez énorme.
Si vous avez lu la source de l’extrait au-dessus vous avez pu voir que le titre de l’étude parlait d’« allégeance ». Car, la norme d’internalité n’est pas la seule en cause de ces considérations qui mènent la population à déprimer à Pôle emploi, pour bien cerner le problème, il va falloir coupler le concept d’allégeance à l’internalité, chose qui a mis beaucoup de temps à arriver dans les études de psychologie sociale comme vous allez pouvoir le voir ensuite.

***

logo hacking social griffonnéAvant d’entamer ce grand voyage dans la psychologie sociale, rappelons notre finalité à Hacking social, tant dans les articles que les vidéos : le plus sérieusement et objectivement possible, nous présentons des expériences en psychologie sociale, nous nous appuyons sur des études sociologiques, Gull fait appel à sa compétence en philosophie également, parfois même nous allons chercher dans des disciplines qui nous étaient jusqu’alors inconnues (le game design par exemple, avec ce dossier). Nous faisons ceci dans le but d’une prise de conscience des mécanismes, d’une compréhension de ces mécanismes afin qu’on puisse ensemble imaginer des bidouillages réparateurs ou des hacks sociaux, contre la souffrance, contre les œillères que le quotidien peut nous mettre. Parce que nous pensons qu’il ne suffit pas de dénoncer, il faut cerner ce qu’on dénonce, chercher les failles comme dans un programme qui serait mauvais, et le réparer ou le hacker si nécessaire.
Le but est le hacking social, clairement, et ce but il est surtout entre vos mains, parce que nous pouvons, certes, imaginer ou vous présenter des hacks possibles dans certaines situations (par exemple théorie des alliés, les conférences…), mais seul un acteur d’une situation peut en voir tous les déterminants et savoir comment agir dessus. Nous ne sommes qu’inspiration et présentateurs de boîte à outils utilisable contre le formatage, mais on ne peut ni bricoler à la place de quiconque, ni indiquer avec précision le bricolage nécessaire.
Le but de ce futur voyage dans les notions de psychologie sociale n’est donc pas l’érudition, mais bien le hack social : il y a plus de 900 études ne serais-ce que sur les attributions, notre voyage à travers celles-ci ne sera donc pas exhaustif. J’invite les étudiants à pousser plus loin (la source : Des attitudes aux attributions, sur la construction de la réalité sociale de J.C Deschamps et J.L Beauvois, ainsi que les autres tomes de cette série sont vraiment extrêmement intéressant pour avoir une vue d’ensemble). Pour notre part, et parce que notre finalité est le hack social, nous allons voir la théorie des attributions, le L.O.C, les erreurs fondamentales d’attribution, la norme d’internalité, la norme d’allégeance, etc. Pour la première fois également, nous allons volontairement présenter des études biaisées, parce leurs objets d’étude et leurs biais ou erreurs sont très intéressants. Les articles étant long et « chapitrés » (8 au total) la critique des études pourra venir en second lieu. Nous délivrerons la totalité des sources en toute fin (mais vous pouvez les demander avant, je les mettrais en commentaire si besoin).

SUITE : [PE3] Vers l’internalité et au-delà

 

Viciss Hackso Écrit par :

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17 Comments

  1. Thomas Cmoi
    5 septembre 2016
    Reply

    Donc si j’ai bien compris, cet article c’est la deuxième intro c’est ça ? Vous aimez bien vous faire désirer on dirait ^^ C’est dommage j’avais tout mon temps aujourd’hui, mais bon ça fait rien j’attendrais le reste.
    Autre chose, excellente idée de reformuler les citations de « l’allégeance » c’est vraiment trop indigeste pour beaucoup et moi le premier xD je préfère sincèrement ta façon d’écrire Viciss.
    Hâte d’être à lundi

    • Viciss0Hackso
      5 septembre 2016
      Reply

      Et oui en effet, il y avait beaucoup de choses à dire avant d’entrer dans le sujet lui-même, donc il a fallu couper l’intro en deux 🙂 Les problèmes représentés par PE et les recherches sur l’allégeance sont nos deux fils conducteurs pour ce dossier.
      Les extraits sont issus d’un article scientifique, toute la recherche est passionnante quand on est déjà au fait des notions abordées – je pense pour les personnes ayant déjà fait un peu de recherche en psycho sociale ou en sociologie – mais si on navigue dans d’autres mers de sujets et disciplines, cela me paraît tout à fait légitime que la navigation en ses eaux psychosociologique paraisse moins fluide. Donc je suis contente que mes reformulations te soient utiles, car j’ai douté lors de la rédaction de leur utilité ou non, je craignais que ceux qui avait compris l’étude n’y voient que répétition rébarbative. Merci pour ton feedback !

  2. Anthony25
    6 septembre 2016
    Reply

    Bon article, je me permet juste de relever une petite typo que j’ai pu trouver :
    Face au chômage, les solutions qu’ont déployées les institutions => qu’ont déployé

    • Anthony25
      6 septembre 2016
      Reply

      Au temps pour moi, la phrase est correcte. Désolé pour le dérangement !

  3. PO
    6 septembre 2016
    Reply

    C’est tellement frustrant de pas avoir la suite :p

  4. Danferbanck
    11 septembre 2016
    Reply

    Merci, bravo, c’est très intéressant.
    Je vais tout suivre jusqu’au bout.

  5. […] Chiffres du chômage 2016 en France Métropolitaine. Les chiffres du chômage en France. Les 10 différences entre les salariés du public et du privé. Doxa #7 – Le travail. L'engagement citoyen face au mythe du plein emploi. T. Lecoq : "Le travail n'est pas un sacerdoce !" – Ce soir … (3) Gaccio et Jorion : Les salaires de la planète – Blog LaPariZienne.com. [PE2] Une politique d’accusation cachée sous des allures bienveillantes. […]

  6. 12 novembre 2020
    Reply

    […] On programmerait l’individu pour qu’il soit interne : non par malveillance, manipulation mentale ou complot, mais parce qu’effectivement, les gens internes sont bien mieux considérés par la société, donc ils sont plus recrutés, plus félicités, on leur accorde beaucoup plus de choses, on passe moins sur leurs défauts, etc. [PE2] Une politique d’accusation cachée sous des allures bienveillantes. […]

  7. 12 novembre 2020
    Reply

    […] Il s’explique en deux mots « internalité » et « allégeance » ; aujourd’hui, nous commençons la conquête de ces notions, dans une finalité de hacking social. Les institutions d’insertion, de réinsertion seraient des fabriques à « internes ». On programmerait l’individu pour qu’il soit interne : non par malveillance, manipulation mentale ou complot, mais parce qu’effectivement, les gens internes sont bien mieux considérés par la société, donc ils sont plus recrutés, plus félicités, on leur accorde beaucoup plus de choses, on passe moins sur leurs défauts, etc. [PE2] Une politique d’accusation cachée sous des allures bienveillantes. […]

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