Sommaire de l'article
On a décrit la théorie de la gestion de la terreur un peu dans l’introduction précédente, mais allons plus profondément au cœur du concept.
***
Cet article est la suite de :
Note : pour ce présent article nous avons le jeu RimWorld pour illustrer, pour mieux se représenter la théorie. Ce n’est pas à prendre au premier degré mais plutôt en terme de métaphore à l’humour très noir, parce que le jeu permet des postures parfaitement immorales. L’illustration d’en-tête provient de cet artiste : https://www.deviantart.com/art/Rimworld-Cenipede-559364234
Ce dossier est disponible en PDF : https://www.hacking-social.com/wp-content/uploads/2018/07/la-pleine-conscience-de-la-mort-2.pdf
***
La théorie de la gestion de la peur (ou TMT, Terror Management Theory) a été développée pour la première fois en 1986 par Greenberg, Pyszcynski, & Solomon, des chercheurs en psychologie sociale qui se sont inspirés des travaux anthropologiques d’Ernest Becker sur le déni de la mort.
Cette théorie postule que les humains ont tendance à réagir de façon automatique et défensive face aux rappels de la mort et de la mortalité (on parlera aussi de saillance de la mort, c’est-à-dire lorsqu’on questionne autrui sur la mort, notamment la sienne).
C’est un mécanisme automatique « animal » qui sert à se préserver, à survivre lorsqu’on vit dans un milieu hostile. Autrement dit, il est « normal » d’avoir peur de la mort et d’avoir des automatismes pour s’enfuir, ne plus à être ne plus être physiquement à proximité d’une telle menace.
Le problème est que cet automatisme de « fuite » semble aussi effectif dans notre psychisme, or c’est un gros problème, même pour nos questions de survie :
On a besoin des automatismes dans une certaine mesure, mais il est plus pertinent pour notre survie d’animal social de ne pas fuir les pensées au sujet de la mort, voire même d’échanger à leur sujet, d’enquêter, d’investiguer humblement. À un moment donné, il faut que quelqu’un accepte de réfléchir humblement à la mort (humblement, c’est-à-dire avec la conscience que cela pourrait nous arriver nous aussi, que nous ne sommes pas invulnérables ou supérieurs aux autres face à ces phénomènes), à ce qui la provoque, bref il s’agit de raisonner consciemment avec toute ses possibilités plutôt que de céder à des stratégies de fuite permanente qui ne résolvent rien et qui biaisent l’attention en la tournant sur des débats ethnocentriques qui ne servent qu’à rehausser son ego.
Des automatismes qui sont des défenses de l’ego
Donc, pour rappeler ce que nous avons vu à l’article précédent, l’automatisme de la gestion de la terreur consiste d’abord à supprimer de la conscience les pensées liées à la mort (ce sont les défenses proximales), à les dénier.
Après un temps de distraction, un temps où la personne fait autre chose, ces pensées liées à la mort ne sont plus dans la conscience de la personne, mais l’influencent néanmoins. Il y a un certain climat mental dans lequel la personne se sent menacée, en insécurité. L’individu déploie alors inconsciemment des défenses dites « distales » pour restaurer son estime de soi (atteinte par le sentiment de menace, d’insécurité), notamment via la défense de sa vision culturelle du monde. Cette défense permet d’atténuer le sentiment de menace, l’anxiété, l’insécurité de la personne que la saillance de la mort inconsciente continue de provoquer.
Lorsque l’individu emploie cette défense « ma vision culturelle du monde », il s’agit de s’en prendre à l’exogroupe tout en rehaussant l’endogroupe (= ethnocentrisme) : c’est une façon pour lui de regagner de l’estime de lui-même, via l’image haute de son groupe. Autrement dit, il est hostile envers les gens qui ne sont pas comme lui pour rendre plus importants et meilleurs les gens comme lui (même couleur de peau, même sexe, mêmes croyances, mêmes opinions, etc.). Comme ça il se sent fort face à l’influence de l’idée de la mort qu’il n’a pas traitée consciemment.
Évidemment, cette défense est inappropriée parce qu’à « côté de la plaque », il s’agit d’une sorte de hold-up de la raison par la peur de la mort que l’individu n’a pas traitée consciemment. Mais ce n’est pas de la faute des gens qui ne « réfléchiraient plus, tous des cons ! » puisque des expériences (Arndt, Allen, & Greenberg, 2001 ; Arndt, Greenberg, Pyszczynski, & Solomon, 1997) montrent que la saillance de la mort, lorsqu’elle est subliminale, provoque de l’ethnocentrisme : dans ce cas il est totalement impossible à la personne de réfléchir à la saillance de la mort, puisqu’il est impossible qu’elle se rappelle de l’information subliminale qui ne peut pas, en raison de sa rapidité, atteindre des processus cognitifs conscients.
On pourrait alors baisser les bras et se dire qu’il n’y a rien à faire, n’importe qui pourrait nous manipuler à base de saillance de mort subliminale, notamment les partis politiques faisant leur buzz sur de l’ethnocentrisme.
Le problème est d’ordre de la conscience : moins la saillance de la mort est consciente (par exemple dans le cas subliminal) plus ces biais sont forts et rapides, plus l’ethnocentrisme est immédiat. D’autres études, notamment celles qu’on va étudier par la suite, montrent que si la saillance de la mort est lente, c’est-à-dire qu’on laisse longtemps la personne réfléchir ou faire une dissertation qui prend du temps, moins les effets « pervers » sont présents, voire carrément absents.
Et si c’était donc une question d’entraînement de la conscience au quotidien qui pourrait nous prémunir de ces effets ?
C’est un point que j’avais soulevé à la fin de l’Homme formaté, arguant que face aux manipulations, il me semblait qu’il y avait une solution simple, accessible à tous pour contrer à la fois les manipulations, les exploitations, les formatages : en avoir conscience et rester humble face à cette prise de conscience. L’humilité étant, par exemple, d’accepter qu’on puisse être à la merci des manipulations, des soumissions, que nous sommes tous potentiellement fragiles par rapport à ces phénomènes. Il ne s’agit pas de se victimiser ou de se comporter comme un « fragile », mais d’accueillir humblement que nous pourrions être à la merci des phénomènes désagréables ; alors autant les réfléchir, et cela n’a rien de glauque ni de naïf, ni de victimaire, c’est juste être rationnel.
Cette solution « conscience humble » n’était qu’une déduction logique provenant des recherches effectuées, parce que je voyais la vapeur drastiquement se renverser le jour où l’employé ou le cadre, dans une organisation glauque, venait à prendre conscience : toutes les manipulations et les méfaits s’ouvraient à sa conscience, parfois très violemment parce qu’il y avait un déni de plusieurs années ; toute la soumission s’effondrait quand les sujets de l’expérience du jeu de la mort étaient envahis par leur conscience douloureuse de ce qui se déroulait, ils arrivaient à dire non, dans les larmes et la douleur parfois, mais par là même résistaient pourtant à un protocole immensément puissant sur la majorité des gens.
Le jeu de la mort (à ne pas regarder si vous êtes déprimé) :
La clef ouvrant la porte des solutions concrètes, actives, me semblait d’être plus conscient, plus immédiatement dans le présent, mais je n’avais pas de preuve de cette déduction. Ainsi c’est vraiment avec une joie immense que je vais maintenant vous montrer, pour au moins les « petits » biais liés à la saillance de la mort, une longue recherche qui démontre qu’être pleinement conscient dans sa vie au quotidien permet de résister effectivement à cette perte de raison, évite de se soumettre psychiquement au climat d’insécurité ou glauque et permet donc de garder toute sa puissance de pensée.
La pleine conscience, c’est quoi ?
Le mot « pleine conscience » est à la mode, associé à la pratique de la méditation en « pleine conscience » dont on parle beaucoup partout. Disons-le tout de suite, il ne s’agit pas d’un lobbying bouddhiste (même si c’en est l’origine) ni une lubie New Age ésotérique.
En l’an 2000, a eu lieu une rencontre entre le dalaï-lama et des neuroscientifiques, des philosophes et des psychologues. De cette semaine de discussions, le dalaï-lama s’avère très curieux de ce que pourrait donner des études en neuro, en psycho sur les méditants de longue date, étant donné que dans le bouddhisme, le psychisme est très étudié également, mais d’une façon radicalement différente. Il souhaite s’associer avec les scientifiques dans le but concret que leur travail commun apporte des solutions aux problèmes de l’humanité, donc que ces recherches s’ancrent sur des questions pragmatiques et pas seulement théoriques.
Les recherches débutent, avec des résultats assez surprenants :
- Face à des scènes épouvantables, le cerveau des méditants entre dans une forme de résistance compassionnelle : ils ne sont pas à la merci de leurs émotions, bien que cela les touche, ce sont les parties liées à la planification, la réflexion qui entrent en jeu, ils sont en pleine possession de leurs capacités de réflexion. Source « Compassion, bridging pratice and science », Tania Singer, Matthias Bolz ; « Plaidoyer pour l’altruisme », Matthieu Ricard
- Au bout de trois semaines à 30 minutes de méditation journalières sous forme « pleine conscience » ou « compassion », des formes de méditation non liées à la religion, mais centrées sur la maîtrise de son attention ou la gestion apaisée et compatissante de ses émotions, les jeunes méditants ont déjà le cerveau qui change bénéfiquement. Source « Compassion, bridging pratice and science », Tania Singer, Matthias Bolz ; « plaidoyer pour l’altruisme« , Matthieu Ricard
- La méditation semble protéger du vieillissement de certaines zones cérébrales (insula, cortex cingulaire, cortex préfrontal ventromédian, jonction temporo-pariétale) ; les chercheurs estiment qu’il s’agit d’une piste à creuser pour retarder ou éviter certaines maladies neurodégénératives comme Alzheimer, Parkinson. Pickut et al (2013) ; Luders (2015), Wells (2013)
- Les programmes de méditation en pleine conscience (MBSR) réduisent les rechutes de dépression, ont un effet positif sur la prévention des maladies cardiovasculaires, la lutte de la dépendance aux drogues, le traitement des douleurs, la fibromyalgie, de meilleures capacités d’apprentissage, meilleure créativité, meilleure coordination motrice (Sources : Kuyken 2016 ; Van Der Velden et al. 2015 ; Kuyken 2010 ; Ball et al. 2017 ; Adler-Neal et Zeidan 2017 ; Kabat-Zinn 2016 ).
Ainsi, l’emballement autour de la méditation n’a rien d’une vague New Age ou religieuse : elle est issue de la recherche, des découvertes qui ont été faites, car elle s’avère bénéfique pour l’humain dans tout un tas de secteurs : à l’école elle réduit les comportements hostiles, elle aide les personnes malades à mieux vivre avec leur maladie, elle diminue le nombre de rechutes d’épisodes dépressifs, etc. C’est un domaine d’investigation passionnant et palpitant, entre autres parce que la méditation n’a au fond rien de coûteux : elle est accessible à qui y consacre du temps régulièrement, nul besoin d’investissement financier, nul besoin d’engagement moral ou douteux dans une religion ou autre…
Dans l’étude que nous allons voir, les chercheurs parlent de pleine conscience dans la vie en général : les sujets pleinement conscients ne sont pas forcément des méditants, mais ils en ont développé les caractéristiques. Au début des 7 expériences de Niemiec, Brown, Kashdan, Cozzolino, Breen, Levesque-Bristol et Ryan, les sujets ont complété un questionnaire de pleine conscience que voici (MAAS, Mindfull attention awareness scale : https://ppc.sas.upenn.edu/resources/questionnaires-researchers/mindful-attention-awareness-scale ) ; les personnes devaient répondre soit :
1 > presque toujours ; 2> très fréquemment ; 3 ; assez fréquemment ; 4 assez peu fréquemment ; 5> très peu fréquemment ; 6. presque jamais
À ces affirmations :
-
Il peut m’arriver de vivre certaines émotions et en être conscient bien plus tard.
-
Je casse ou renverse des choses à cause de mon étourderie, du fait de ne pas faire attention ou encore parce que je pense à autre chose.
-
Je trouve difficile de rester concentré sur ce qui se passe dans le moment présent.
-
J’ai tendance à marcher rapidement sans faire attention à ce qui se passe sur le chemin.
-
J’ai tendance à ne pas remarquer mes tensions physiques ou mon inconfort physique jusqu’au moment où ils attirent vraiment mon attention.
-
Lorsqu’on me dit le prénom d’une personne pour la première fois, je l’oublie presque aussitôt.
-
Il semble que je fonctionne en « mode automatique » sans faire attention à ce que je fais.
-
Je me précipite pour faire mes activités sans être attentif à celles-ci
-
je suis tellement concentré sur le but que je veux atteindre que je perds le fil de ce que je dois faire pour y arriver dans le moment présent.
-
Je travaille ou remplis des tâches de façon automatique, sans être conscient de ce que je fais.
-
je me surprends à écouter quelqu’un d’une oreille et faire autre chose en même temps.
-
Je vais parfois à des endroits comme en « pilote automatique » puis je me demande ce que je fais là et pourquoi.
-
Je me trouve souvent préoccupé avec le futur ou le passé.
-
Je me surprends à faire des choses sans y faire attention.
-
Je grignote sans être conscient que je suis en train de manger.
(Pour calculer votre score c’est simple, vous additionnez les chiffres par question et divisez pas le nombre de questions ; au dessus de 4 c’est la catégorie « pleinement conscient » sous 2 c’est la catégorie « bas en pleine conscience » et le reste est moyen)
Ainsi, les chercheurs ont pu voir si les sujets avaient un score très haut (pleinement conscient) ou très bas (peu de conscience ou bas en pleine conscience) et voir si ceci avait un effet sur la gestion de la terreur.
On n’en sait malheureusement pas plus que le questionnaire ne le montre, mais il s’avère que les scores hauts sur ce questionnaire mènent, pour des raisons ou d’autres, à une vie attentive, consciente au quotidien. Ils maîtrisent plus leur attention, mais les recherches présentes ne peuvent affirmer si ces sujets étaient des méditants ou non. Elles ne peuvent qu’affirmer que ces personnes étaient plus conscientes dans leur vie au quotidien. À titre personnel, nous pensons qu’une vie pleinement consciente peut s’obtenir via des façons de « méditer » hors des clichés ou des protocoles, mais on y reviendra à la toute fin de ce dossier.
La prochaine fois, nous verrons la première étude qui directement teste l’effet de la saillance de la mort sur le jugement d’un discours d’un immigré : est-ce que les personnes pleinement conscientes et les moins conscientes, après avoir pensé à la mort, aimeront plus un immigré vantant le pays que celui qui est critique envers celui-ci ?
Ha ça faisait longtemps que je n’avais rien commenté ici moi =)
J’ai fais le petit questionnaire. J’ai obtenue 4,4 et ça ne me surprend pas trop (je dis ça en toute humilité ;-). J’ai toujours été très attentif à mon environnement. Même en écrivant ces lignes, je sais où se trouve les autres personnes dans la pièce, ce que fait le chat et combien de temps il reste avant la fin du programme de la machine à lavée. Je ne fais pas de réelle méditation, mais je suis onironaute. Chaque jour, sans exception, depuis que j’ai 9 ans je passe 10, 20 ou 30 minutes de ma journée à imaginer ce dont je pourrait rêver une fois la nuit tombé. En général je revis la même journée avec un élément fantastique, mais des fois les histoires sont tellement complexes qu’elles s’étalent sur des nuits différentes pendant des semaines entières. Pensez-vous que c’est là une forme de méditation ?
Merci d’avance pour votre réponse, et pour ce dossier ; d’ailleurs j’attaque la suite ^^
Joli score en effet ! Alors je n’avais pas du tout pensé à l’aspect onirique pour la conscience, merci d’avoir partagé cet élément de ta vie ! En cela je n’ai pas vraiment de réponse entre cette éventuelle connexion entre pleine conscience et lucidité dans les rêves ; je n’ai pas croisé ce lien dans mes lectures non plus. Si ce n’est que je pense quand même qu’exercer son attention à être plus vive à un moment où elle ne l’ai pas forcément naturellement, est une forme de travail de la conscience. il me semble aussi que les rêveurs lucides font des exercices réguliers de prise de conscience (se demander en journée si cela est un rêve ou pas) qui les amènent à prendre conscience profondément du moment, est ce que tu as fait aussi ce genre d’exercice ?
Je ne peux pas te dire si cela fait des même effets que la méditation, mais il est certain qu’un travail au si long terme, aussi régulier depuis l’enfance, ne peut qu’avoir un impact positif sur l’attention, y compris réveillé.
Comme tu t’entraines depuis tes 9 ans, comment cela s’est passé ton parcours d’onironaute ? As-tu réussi à devenir lucide rapidement, ponctuellement ? Là tu sembles carrément programmer tes rêves, mais au début est ce que c’était des moment de lucidité ? N’as tu pas eu de problème de paralysie du sommeil, c’est à dire d’être conscient mais le corps pas réveillé encore ? (je suis super curieuse d’un tel parcours 😀 j’ai jamais rencontré quelqu’un qui avait passé tant de temps à cette pratique)
[…] [TMT2] La théorie de la gestion de la terreur, qu’est-ce que c’est ? […]
[…] [TMT2] La théorie de la gestion de la terreur, qu’est-ce que c’est ? […]
[…] les recherches précédentes, de la théorie de la gestion de la terreur (qu’on a décrite ici), on apprenait que les personnes sous saillance de la mort étaient beaucoup plus sévères lorsque […]