♦ [TMT6] On souhaite être plus dominant lorsqu’on dénie sa mort

L’étude 4 que nous allons voir aujourd’hui est une étude critique des résultats précédents. Les études de 1 à 3 ont toutes montré que les personnes pleinement conscientes n’étaient pas influencées négativement par la saillance de la mort et conservaient un même jugement, sans biais. Mais est-ce vraiment la pleine conscience qui prémunit des biais ? Est-ce que cela aurait un rapport avec des valeurs portées par les pleinement conscients ?

Cet article est la suite de :

Conseil : si vous avez la flemme de lire tout le dossier, mais que je voulais comprendre cette étude, l’article 2  peut suffire (ici : https://www.hacking-social.com/2018/01/29/tmt2-la-theorie-de-la-gestion-de-la-terreur-quest-ce-que-cest/ ) ; si vous ne comprenez pas le principe des corrélations, nous expliquons cela dans un paragraphe de l’article TMT3 (ici : https://www.hacking-social.com/2018/02/05/tmt3-quand-penser-a-la-mort-nous-fait-perdre-lesprit-critique/ ).

L’image d’en-tête vient de Breaking Bad, ceux qui ont vu cette excellente série comprendront le lien avec ce présent article 😉

Ce dossier est disponible en PDF : https://www.hacking-social.com/wp-content/uploads/2018/07/la-pleine-conscience-de-la-mort-2.pdf

Pour tester cela, les chercheurs ont postulé que si c’était bien les valeurs associées à la pleine conscience qui contraient les biais après saillance de la mort, alors les personnes pleinement conscientes approuveraient davantage ces valeurs puisqu’il s’agirait de leur défense. Un peu comme si l’inconscient se disait « je ne veux pas penser à la mort, pensons plutôt fortement à l’altruisme » : certes, les biais liés à la saillance de la mort seraient amoindris grâce à la valeur « altruisme », mais cela resterait néanmoins une défense qui permet de dénier la mort, donc ce ne serait pas un mécanisme de pleine conscience qui agit dans la protection contre les biais, mais un mécanisme de défense via des valeurs. Si au contraire, c’est effectivement la pleine conscience qui protège contre les biais, alors les personnes ne dénieraient pas la saillance de la mort, ne mettraient pas en œuvre des mécanismes de défense ; leurs valeurs resteraient stables, inchangées par la saillance de la mort, parce qu’ils ont traité consciemment cette idée de la mort ; ils ne s’en défendraient pas, elle ne serait pas une menace.

 


Étude 4


Cette expérience a cette fois-ci été réalisée en Angleterre. Il y avait un échantillon de 65 étudiants.

Étape 1

Il leur était soumis un questionnaire de pleine conscience (détaillé dans cet article : [TMT3] Quand ne pas penser à la mort nous fait perdre l’esprit critique )

Étape 2

Les étudiants étaient soumis soit à la condition de saillance de la mort (comme l’étude 1), soit à la condition contrôle (comme l’étude 2, sur la souffrance dentaire)

Étape 3

Les étudiants étaient distraits soit par un questionnaire d’humeur, soit par des mots fléchés.

Étape 4

Les étudiants étaient soumis à un questionnaire nommé « Schwartz value survey » qui consiste à noter l’importance de différentes valeurs dans sa vie (de -1 « opposé à mes valeurs » à 7 « d’importance suprême ») Par exemple ces valeurs (non-exhaustives ; La totalité et le test complet sont ici http://valeurs.universelles.free.fr/test.html) :

  • CRÉATIVITÉ (originalité, imagination)
  • UN MONDE EN PAIX (libéré des guerres et des conflits)
  • RESPECT DE LA TRADITION (préserver les coutumes consacrées par le temps)
  • PRÉSERVANT MON IMAGE PUBLIQUE (soucieux de ne pas perdre la « face »)
  • OBÉISSANT (remplissant ses obligations, ayant le sens du devoir)
  • INTELLIGENT (logique, réfléchi)
  • LIBERTÉ (liberté de pensée et d’action)
  • UNE VIE SPIRITUELLE (accent mis sur les aspects spirituels et non matériels)
  • SENTIMENT DE NE PAS ÊTRE ISOLÉ (sentiment que les autres se soucient de moi)
  • ORDRE SOCIAL (stabilité de la société)
  • […]

Ces items sont accrochés à des grandes catégories de valeurs telles que la bienveillance, l’universalisme, l’autonomie, la sécurité, la domination d’autrui, la conformité, l’hédonisme, la réussite, la tradition, le pouvoir, etc. On peut en faire deux grandes catégories avec d’un côté des valeurs de dépassement de soi (bienveillance, universalisme…) qui s’opposent aux valeurs d’amélioration de soi (domination, réussite, pouvoir…)

Les scores et corrélations

Endorsement of self-transcendence (relative to self-enhancement) values : endossement de valeurs de dépassement de soi (VS valeurs d’auto amélioration) ; Mindfulness low / high : pleine conscience basse /haute ; MS : condition de saillance de la mort

 

Il a été découvert qu’en condition de basse pleine conscience et de saillance de la mort, ces personnes tendent à rejeter les valeurs de dépassement de soi (bienveillance, universalisme…) pour préférer des valeurs de domination, de pouvoir, de réussite, etc.

En haute pleine conscience, c’est l’effet inverse semble-t-il, avec augmentation des valeurs de dépassement de soi.

Cela est confirmé par les corrélations :

On voit ici que le trait pleine conscience a un effet sur les valeurs lors de la condition saillance de la mort.

Modèle statistique de régression hiérarchique sur la prédiction des conséquences défensives

Conséquence défensive

prédicateur

Coefficient β

Fchange

ΔR2

Étude 4 : l’endossement de valeur

Étape 1

Pleine conscience

0,19

Induction (saillance de la mort)

-0,09

1,36

0,04

Étape 2

Pleine conscience X Induction

0,34(p<0,01)

7,48 (p<0,01)

0,11

Auquel les chercheurs rajoutent à ces données que l’interaction pleine conscience + saillance de la mort augmente l’endossement de valeurs de dépassement de soi (β=0,34(p<0,01)). Autrement dit, on peut prédire que les valeurs de dépassement de soi augmenteront si la personne est à la fois pleinement consciente et en saillance de la mort. C’est le contraire si la personne est peu conscience + saillance de la mort (β=-0,42(p<0,01)).

Mais pour les plus pleinement conscients, il n’y a pas de différence significative en faveur de plus d’endossements de valeurs de dépassement de soi (β=0.27, b=2.04, non signifiant).

Autrement dit, lorsqu’on prend la pleine conscience en général et la saillance de la mort, oui il y a un effet (plus d’endossement de valeurs de dépassement de soi), mais si on se concentre uniquement sur les personnes ayant la pleine conscience la plus élevée, alors il n’y a pas de différence. Pour le dire autrement, si on faisait un classement des valeurs en saillance de la mort, les non-conscients endosseraient plus de valeurs d’affirmation de soi ; les plus conscients qu’eux endosseraient plus de valeurs de dépassement de soi ; et les plus pleinement conscients de tous ne seraient pas du tout influencés dans leurs valeurs par la saillance de la mort.

Les chercheurs déclarent en conclusion :

« Les résultats ont montré que les personnes plus conscientes ne déclaraient pas plus d’endossements des valeurs compatibles avec la pleine conscience (dépassement de soi, par rapport aux valeurs d’affirmation de soi) sous saillance de la mort, alors que ceux moins conscients ont rapporté moins d’approbation de ces valeurs sous saillance de la mort. Comme précédemment, cet effet pourrait être dû à une autre variable associée à la pleine conscience, mais les résultats suggèrent que la modération observée dans les études 1-3 n’était pas due aux types spécifiques de défense de la vision du monde culturelle examinés. Au contraire, ceux qui sont plus conscients semblent faire état d’une moindre défense de la vision du monde, même lorsqu’ils ont l’occasion de défendre une constellation de valeurs théoriquement associées à la pleine conscience. »

« Being Present in the Face of Existential Threat: The Role of Trait Mindfulness in Reducing Defensive Responses to Mortality Salience » Christopher P. Niemiec, Kirk Warren Brown, Todd B. Kashdan, Philip J. Cozzolino, William E. Breen, Chantal Levesque-Bristol, Richard M. Ryan Journal of Personality and Social Psychology 2010

Les chercheurs concluent que la saillance de la mort n’est pas « déniée » et cachée par des valeurs positives (les résultats montrant que chez les plus pleinement conscients, il n’y a pas de changement), là où, au contraire, les non pleinement conscients, face à la mort, recherchent la sécurité en rejetant des valeurs d’ouverture aux autres et en s’accrochant à des valeurs servant l’égo, assez caractéristique d’un état de défense contre une menace perçue.

Cependant, j’avoue avoir du mal à adhérer à cette conclusion, tous les chiffres montrant une corrélation avec la pleine conscience et l’augmentation de certaines valeurs positives. Le seul résultat n’étant pas significatif est avec ceux très pleinement conscients, mais lorsqu’on prend la pleine conscience en général, il y a un effet validé statistiquement. Évidemment, il se peut que je me trompe dans l’interprétation (c’est pour cela que si des statisticien.nes chevronné.es passent par-là, n’hésitez pas à m’infirmer ou me confirmer) mais eux-mêmes le disent « This interaction [induction + Pleine conscience] predicted value endorsement (β=0,34(p<0,01)) ».

Mais quoi qu’il en soit, cela ne rejette pas à mon sens l’hypothèse de la prise de conscience de la mort, et cela peut être parfaitement congruent avec ce qu’on sait notamment de la méditation sur la compassion : le méditant observe consciemment son environnement ou un fait, se concentre pour accepter ce qui le traverse et pour apprendre à éprouver de la compassion même face à un fait très dur à supporter. On peut imaginer que les sujets pleinement conscients ont accueilli la saillance de la mort avec humilité dans leur conscience, et que cela a effectivement renforcé leurs valeurs de bienveillance, c’est une suite logique du travail de la conscience à mon sens. Cependant, peut-être qu’il y a également des personnes s’autodéclarant pleinement conscientes pour être bien perçues et étant, disons, « dogmatiques », s’accrochant à des valeurs d’altruisme pour éviter d’être pleinement conscients et continuer à être bien perçues. Ce dernier point, de sujets potentiellement « faussement conscients » et donc supprimant les pensées liées à la mort sans que ce soit perçu dans les expériences, sera parfaitement contredit dans l’étude 7. Les personnes ne feignent pas la pleine conscience.

En résumé

  • Après une saillance de mort, les personnes non pleinement conscientes vont davantage rejeter les valeurs de dépassement de soi (bienveillance, égalité, altruisme, universalisme…) et adopter davantage de valeurs d’affirmation de soi (domination d’autrui, réussite, pouvoir…).
  • À l’inverse, les personnes plus conscientes vont après une saillance de la mort, adopter davantage de valeurs de dépassement de soi (bienveillance, égalité, altruisme, universalisme…) et rejeter davantage les valeurs d’affirmation de soi (domination d’autrui, réussite, pouvoir…).
  • Les plus hauts sur l’échelle de pleine conscience ne vont pas changer leurs valeurs après une saillance de la mort, cela n’aura pas d’influence sur eux.

La prochaine fois, nous verrons si la saillance de la mort a un effet sur l’appétit sexuel dénué de considération pour autrui (c’est-à-dire sur un désir sexuel consistant essentiellement à flatter son propre égo) !

La suite : [TMT7] Faire du sexe pour rehausser son égo : un effet de la saillance de la mort

Viciss Hackso Écrit par :

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2 Comments

  1. Jacques
    20 juillet 2018
    Reply

    Bonjour,

    Je trouve votre dossier super 👍
    J’ai appris beaucoup de choses en le lisant.
    Concernant les résultats de cette expérience ils m’ont fait pensé à un livre que j’ai lu écrit par le dalaï lama : « l’harmo Intérieure ».
    Il explique que pour atteindre la pleine conscience, il faut penser en permanence à la mort pour ne pas souffrir de ses biais.

    Ainsi je pense que les personnes dites « très fortement conscientes » seraient des personnes qui comme lui se soumettent à la saillante de la mort en permanence. Donc la condition de contrôle/saillance testées eux n’a aucun effet car dans les deux cas ils y sont quand même soumis mais s’en « échappent » .

    A votre connaissance, y a t il des études qui relient « pleine conscience » et consciene de la mort pour voire s’il s’agit bien de 2 catégories différentes ?

    • Viciss Hackso
      22 juillet 2018
      Reply

      Merci !
      Tu soulèves une question très intéressante, à la fin du dossier je montre que les chercheurs doutent aussi de la mesure qui n’est pas très précise de la « pleine conscience » : on ne sait pas s’ils sont pleinement conscients grâce à une pratique de méditation ou de toute autre chose (par exemple comme tu le signales, de penser à la mort régulièrement, donc d’avoir l’habitude des saillances de la mort). Je ne connais pas d’études de ce genre (mais il est tout à fait probable qu’il y en existe), mais ça serait très intéressant de savoir quel « travail mental » a précédé cette pleine conscience, parce que les méditations elle-même sont très variées, parfois ça n’inclut pas du tout de penser à la mort contrairement aux méditations du bouddhisme tibétain par exemple, et inversement cela peut être une réflexion qu’on a très régulièrement sans méditer du tout. Et également, je pense qu’on peut ne pas penser à la mort et avoir un score assez élève sur leur questionnaire de pleine conscience. tout cela serait à vérifier dans d’autres expériences, et c’est ce que préconisent les chercheurs à la fin du dossier.

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