♦ [AM4] Comment les individus se mettent à suivre des normes agressives ?

La dernière fois nous avons vu que certaines de nos identités sociales peuvent nous transmettre des normes qui portent préjudice à autrui. Mais comment on en vient à les faire siennes, ne pas les remettre en question ? C’est ce qu’on va voir aujourd’hui avec le modèle MINSOH de Catherine Amiot (2019).

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7. Comment les individus internaliseraient les comportements préjudiciables vantés par leur groupe social ? LA MINSOH


Dans le modèle d’internalisation des normes sociales préjudiciables (MINSOH), on voit donc que des normes endogroupes sont internalisées, dont des comportements normatifs préjudiciables. Autrement dit, faire du mal à autrui est rendu normal (voire valorisé) dans ce groupe.

On voit en dessous qu’il y a des modérateurs qui amplifient ce lien, c’est-à-dire qu’ils augmentent le fait que l’individu fait siens les comportements préjudiciables :

  • une forte identification sociale au groupe, l’individu s’y identifie beaucoup.
  • une forme d’identification sociale extrême, prédominante et basée sur la comparaison sociale.
  • une idéologie qui légitime tout ceci.

D’autres modérateurs vont contribuer à faire décroître ce lien, c’est-à-dire que même si la personne fait partie de ce groupe, peut-être fera-t-elle moins sienne des comportements préjudiciables :

  • avoir de multiples identités sociales et diverger des normes de groupes.
  • une identification supérieure inclusive.

Observons plus en détail ces modérateurs.

Ancrer le mal : la haute identification à un groupe prônant des normes préjudiciables

La première étape est l’identification à ce groupe aux normes préjudiciables. Amiot donne l’exemple de l’expérience de Milgram : dans cette expérience des participants vont être amenés à obéir à une autorité scientifique qui leur demande d’envoyer des chocs électriques de plus en plus violents à un autre participant (qui est en fait un acteur) jusqu’à des chocs potentiellement mortels, croyant participer à une expérience sur la mémoire. La grande majorité continue d’obéir jusqu’au choc mortel, mais il y a toujours une petite part de désobéissants qui quittent l’expérience, refusant de faire du mal.

Ici des participants à une réplique de l’expérience (par Bègue-Shankland) où il s’agissait de faire mal à des poissons (plus d’infos ici : https://theconversation.com/tuer-pour-la-science-une-nouvelle-experience-de-milgram-176929)

D’une part, ce comportement d’obéissance destructrice est considéré comme préjudiciable, et d’autre part, des interprétations de cette expérience ont montré que l’obéissance est liée à une identification à l’autorité : les individus enverraient des chocs électriques dangereux à un innocent, parce qu’ils s’identifient à l’autorité scientifique plutôt qu’au participant qui souffre de leur comportement. Et les désobéissants au contraire, s’identifieraient à celui qui reçoit le choc1. Notons néanmoins que ce n’est pas la seule interprétation de l’expérience, les désobéissants sont par exemple difficiles à comprendre, car tous semblent avoir des motivations différentes à arrêter l’expérience (la connaissance de la douleur des chocs électriques, des idées sur la question de la responsabilité personnelle, ils se rappellent de l’Histoire, etc.). Et l’obéissance est accrue lorsque les participants ont un haut niveau d’autoritarisme RWA et/ou SDO2. L’identification n’est pas la seule explication, on peut considérer qu’il y a beaucoup de facteurs en jeu qui jouent dans cette situation.

Si une personne perçoit qu’il y a des normes fortes à faire du mal dans son groupe, est-ce que c’est lié à l’autodétermination à les réaliser ? Amiot, Sansfaçon et Louis (2012) ont tenté de répondre à cette question avec des supporters qui s’identifiaient à leur équipe de hockey sur glace. C’était une dimension importante de leur image de soi, qui a été mesurée par une échelle de qualité de l’identification sociale. Ils devaient dire à quel point ils étaient d’accord avec des propositions telles que « je suis heureux d’être fan de cette équipe ».

Les comportements préjudiciables étaient également mesurés : il y avait par exemple le fait d’insulter des joueurs ou fans adverses en leur présence ou absence, d’affirmer la supériorité de son équipe en écrasant l’autre équipe, de se moquer des joueurs/fans adverses.

Pour rappel :

Ces comportements préjudiciables étaient tous en corrélation avec à la fois des motivations autodéterminées (.49) comme non autodéterminées (.36). Mais les fans à motivations autodéterminées avaient plus d’affects positifs, de vitalité et d’identification positive au groupe. Ceci étant dit, les affects négatifs étaient associés tant aux motivations autodéterminées (.43) que non-autodéterminées (.39) laissant à penser qu’il y avait néanmoins un inconfort latent à s’engager à des comportements préjudiciables. Une deuxième étude confirmera ces résultats, à savoir que les motivations autodéterminées à des comportements préjudiciables sont associées à une identification positive au groupe (.40), à une fréquence à ces comportements préjudiciables (.63), à des affects positifs (.30) et à des affects négatifs (.40).

Les chercheurs se sont alors demandés s’il y avait un conflit mental dans cette autodétermination à faire du mal, car selon la théorie de l’autodétermination, lorsqu’un comportement est autodéterminé il n’y a pas de conflit mental à faire le comportement et au contraire, on se ressent être bien dans l’existence. Ils rajoutent donc deux mesures à une troisième étude :

  • une échelle qui mesure le conflit mental : les personnes doivent dire s’ils sont en accord avec des questions telles que « Je me sens pris entre ces comportements et mes façons de penser » ou « Je suis en conflit entre ces comportements et mes valeurs personnelles »
  • et une échelle d’actualisation de soi (Jones & Crandall, 1986) qui mesure ce ressenti d’être bien, à l’aise dans l’existence, telle que « Je n’ai honte d’aucune de mes émotions » « je peux aimer les gens sans avoir à les approuver ».

Les mêmes résultats sur les autres variables ont été retrouvés : l’autodétermination à faire du mal prédit positivement qu’il y aura une fréquence de comportements préjudiciables, mais aussi l’actualisation de soi : c’est-à-dire que ces comportements ne génèrent pas de mal-être chez la personne, elle est tout à fait ok avec elle-même d’éprouver des sentiments négatifs à l’égard de l’exogroupe. Aucun lien n’a été trouvé entre le fait d’être autodéterminé à faire du mal et un conflit mental.

À l’inverse, des comportements non autodéterminés à faire du mal prédisent une actualisation de soi mauvaise et un conflit mental : je note également que dans cette troisième étude la non-autodétermination à faire du mal est moins corrélée à la fréquence des comportements préjudiciables (.37) contre .67 pour les autodéterminés à faire du mal. Et idem pour les autres études, le lien est moins fort généralement.

Autrement dit, pour les cibles des préjudices, mieux vaut être face à des individus qui ne sont pas en motivation autodéterminée à ces comportements. Il y a peut-être plus de chances qu’ils les épargnent, car ils ne sont pas pleinement ok avec ces comportements, même s’ils peuvent parfois les faire.

L’étude a donc confirmé que plus ces supporters s’identifiaient positivement à l’équipe, plus ils suivaient de manière autonome des normes de comportements préjudiciables. Amiot ajoute que c’est l’identification au groupe solidaire et positif qui favorise le choix individuel de suivre des normes de comportements préjudiciables. Si on veut que des gens adoptent pleinement des comportements violents, le groupe doit être soutenant envers ces membres.

Et je pense qu’on peut voir cela à travers les exemples de groupes qui deviennent violents, voire qui encouragent à se violenter soi-même (par exemple dans des sectes) : il y a très souvent d’abord une forte solidarité, une positivité sociale du groupe qui soutient l’individu, avant d’implanter des normes violentes envers les autres ou soi-même. Je pense qu’il y a une leçon à en tirer : si à l’inverse on est vecteur d’une norme prosociale, mais que ça ne marche pas, c’est peut-être qu’il n’y a pas cette solidarité et cette positivité dans le groupe.

On peut aussi s’interroger sur pourquoi ils ne peuvent pas s’identifier à nous et donc ne pas entendre ce qu’on transmet, quant bien même on est solidaire et positif avec les membres du groupe. Parfois, quel que soit notre respect des normes endogroupes ou notre identification, on restera exclu et non entendu pour des prétextes racistes, sexistes, classistes, LBGTphobes que portent certains membres du groupe en question.

Certains vont par exemple limiter l’identité sociale de gamer à des critères rigides qui excluent toute personne n’étant pas blanche, masculine, hétérosexuelle.

Un documentaire qui parle de différentes formes d’identités sociales masculines, des plus rigides et fermées à celles qui s’ouvrent, ainsi que le passage entre les deux :

Alors que pour d’autres, l’identité sociale de gamer n’aura aucun rapport avec ces caractéristiques et sera ouverte sur la base de la passion, c’est-à-dire à tous ceux qui pratiquent le jeu vidéo. C’est ce que nous allons voir à présent avec la question de l’identification à un seul groupe prédominant.

Ancrer le mal : une seule identification à un groupe qui prédomine

S’identifier principalement à un seul endogroupe, mais pas à d’autres peut restreindre les capacités à imaginer la perspective d’autrui (= empathie cognitive) et rendre les individus plus susceptibles d’adhérer à un seul ensemble de normes. Concrètement, si on ne voit/entend qu’un seul type de groupe, on ne pourra pas comparer les différentes façons de faire, les différentes normes, donc on est moins susceptible d’avoir un esprit critique prosocial, autrement dit ici d’être critique envers l’aspect préjudiciable, puisqu’on n’a pas de normes prosociales ou tout simplement l’idée d’alternatives non-préjudiciables.

Sur l’exemple que je donnais précédemment, même lorsqu’un individu a adopté une petite identité sociale comme celle de gamer (ou d’autres passions ou professions), celle-ci peut devenir liée à un groupe unique prédominant « le gamer ne peut qu’être hétérosexuel, mâle, blanc » et à l’inverse celui multi-identifié n’y associera pas des identifications prédominantes (« le gamer peut être de n’importe quel genre, âge, origine, profession, etc. »).

Cette restriction à un seul groupe prédominant peut être sciemment organisée par le groupe lui-même : les mouvements dogmatiques, les sectes, peuvent s’écarter volontairement des autres, matériellement parlant (lieux isolés, communautés fermées, enseignement à part) et symboliquement parlant (si les membres côtoient des milieux à diversité, comme une école publique, ils n’internalisent pas les normes et contenus, encouragent en groupe à ne pas les internaliser).

Parfois, cette isolation n’est pas volontaire, mais tient du hasard, comme dans des petits villages homogènes, ou, n’ayant pas beaucoup de passage ni de diversité, les normes sont homogènes, les divers modèles sont absents. On remarque souvent que certaines des personnes aux idéologies encourageant la violence envers un exogroupe peuvent parfois abandonner ces idées dès lors qu’ils quittent des milieux fermés.

Ici, témoignage d’un ex-fasciste qui a pu quitté cette idéologie lorsqu’il a quitté le village et a été à l’université : https://www.midilibre.fr/2012/10/08/un-militant-repenti-balance-les-secrets-de-l-ultra-droite,574771.php

Ici, des témoignages d’ex-partisans de l’alt-right/red pill dont un qui a arrêté grâce à sa fréquentation de l’université : https://www.vice.com/fr/article/5d3n4z/mouvement-red-pill

Ici, des incels qui ont arrêté de croire en cette idéologie en sortant de leur bulle : https://www.reddit.com/r/IncelTears/comments/8fd7in/a_story_from_a_former_incel_how_i_got_myself_out/ traduit par : Mymy Haegel, Un ex-incel explique comment il est sorti de son idéologie misogyne et toxique 2018 https://www.madmoizelle.com/incel-temoignage-920619 ; https://www.theguardian.com/world/2018/jun/19/incels-why-jack-peterson-left-elliot-rodger

Par contre, pour les cibles, entrer dans un tel milieu homogène fermé peut s’avérer difficile, quel que soit l’apport bénéfique qu’ils y amènent :

https://www.letelegramme.fr/finistere/plougar-29440/a-plougar-face-a-lhomophobie-les-gerants-du-bar-epicerie-renoncent-6440626.php

Si les différentes identités sociales d’une personne sont intégrées, cela rend plus difficile l’endossement d’un ensemble de normes sociales au détriment complet des autres3 : lorsqu’un groupe va nous demander de suivre une norme violente qui pourrait affecter ce panel, si on a l’exemple et l’expérience de quantités de personnes différentes en tête, comprise par empathie cognitive (on peut se mettre à leur place, donc on s’identifie à minima à leur expérience), on rebutera à la suivre. Ce serait comme d’attaquer notre propre grand-mère, notre voisin, notre sœur, notre ami, notre nièce, c’est immédiatement perçu comme étant hors de question.

L’absence de liens sociaux bénéfiques peut également entraîner la personne à choisir des environnements sociaux ayant des normes violentes et qui vont prédominer sur toutes les autres identifications :

  • – la littérature criminologique a montré que l’expérience de la négligence des enfants peut les conduire à s’orienter vers un groupe de pairs dysfonctionnel, tel qu’un gang de délinquants, qui répond à leurs besoins d’identité et de connexion même si cela les amènent à se socialiser à travers le crime4.
  • – Les membres de gangs sont également plus susceptibles d’avoir des liens sociaux faibles ou inexistants chez eux, dans leur école et leur communauté ; ils se tournent alors vers les gangs pour la compagnie et le sens de la famille5.

Le groupe aux normes violentes va en quelque sorte supplanter toutes les autres identifications sociales de la personne : les individus qui deviennent génocidaires se sont également avérés plus préoccupés par l’approbation des autorités du groupe génocidaire, et moins par les perceptions, les émotions et les valeurs d’anciens pairs et voisins6.

De même, des travaux sur la fusion identitaire7 montrent que lorsque l’identité personnelle est entièrement fusionnée au sein d’un groupe, les comportements préjudiciables et extrêmes deviennent plus probables8.

Ce qui accroît aussi l’internalisation des comportements mauvais, et ce d’une façon prédominante à toutes les autres identifications, est que l’endogroupe est cru supérieur, il est glorifié. Et parce que c’est une « gloire » d’y être affilié, cela demande une loyauté et une déférence accrue. Un tel groupe est axé sur son statut estimé supérieur.

À l’inverse, une identification à un groupe peut reposer sur l’attachement, sans que le groupe soit associé à un statut supérieur ou à de la gloire, on l’aime comme on aime un groupe d’ami, et ce groupe est inclusif (différents profils peuvent y entrer) et repose sur l’engagement.

Mais ici, c’est la glorification qui est associée à une attaque de l’exogroupe9 ainsi qu’une défense accrue de l’endogroupe10 et non à l’attachement. Il y a également chez ces glorifieurs de l’endogroupe un plaisir malveillant face à la souffrance d’un exogroupe11, ainsi qu’un refus de prendre le point de vue des exogroupes défavorisés12. On trouve aussi chez eux un soutien en faveur de la sanction de l’exogroupe13.

Le seul avantage pour l’individu est que cette forme glorifiante demande une loyauté qui peut susciter un fort sentiment de connexion avec les membres de l’endogroupe, donc pourrait potentiellement nourrir son besoin de proximité sociale, mais seulement entre les membres du groupe.

Cependant, dans la perspective de l’autodétermination, les actions liées au fait d’affirmer une supériorité devraient plutôt conduire à des formes d’intériorisation introjectées (Ryan & Deci, 2000) : autrement dit, l’autodétermination de ces profils qui cherchent un statut supérieur de gloire à travers le groupe serait une autodétermination incomplète au niveau de certaines motivations (qui seraient soit compartimentées ou introjectées) ou aux niveaux des aspirations (qui seraient extrinsèques, puisqu’elles portent sur la gloire).

Encore une fois, ce profil de domination à travers un groupe supériorisé et un autre écrasé n’est pas sans rappeler la vision du monde des autoritaires, notamment les dominateurs sociaux, et la notion d’ethnocentrisme :

Plus d’infos : http://www.hacking-social.com/2017/01/30/f3-nous-forts-et-bons-eux-faibles-et-mauvais-lethnocentrisme/

Cela fait également penser au narcissisme collectif. Le narcissique collectif supériorise son groupe, estime qu’il doit avoir plus de droits que les autres, doit être reconnu à sa juste valeur (c’est-à-dire sa supériorité) sans rien faire de particulier. Le narcissique collectif va repérer des micros atteintes à l’ego de son groupe et être très agressif concernant « l’ennemi ». Ainsi il va percevoir l’exogroupe comme une menace à la « pureté » de son groupe, il va par exemple systématiquement voir les immigrés et étrangers comme une menace. Ce lien au groupe n’est pas lié au plaisir intrinsèque, à la gratitude ou aux facettes positives d’une identité collective, mais davantage à cet aspect de constante menace. Le narcissisme collectif est davantage lié au narcissisme individuel vulnérable et donc lié à une basse estime de soi, mais également aux haut RWA et haut SDO14.

Ce qui amènerait au narcissisme collectif serait un faible sentiment de contrôle, une faible estime de soi, la perception de menaces ; ce narcissisme a diverses conséquences comme l’animosité envers d’autres groupes, les croyances conspirationniste, le soutien à l’extrême-droite, mais aussi le fait de voir la moindre critique comme un affront (Golec de Zavala et coll., 2013), comme le fait de se méfier des membres de son propre groupe (Biddlestone et coll., 2022), de soutenir des opérations militaires (Brown & Marinthe, 2022), des actions contre les migrants (Bertin et coll., 2022), être violent envers d’autres supporters (Larkin & Fink, 2019). graphique inmind Grandeur et décadence de l’identité sociale : le narcissisme collectif et ses conséquences | In-Mind : https://fr.in-mind.org/fr/article/grandeur-et-decadence-de-lidentite-sociale-le-narcissisme-collectif-et-ses-consequences

Au vu de tous ces points communs entre autodéterminés à faire du mal, ethnocentriques, narcissiques collectif, orientation à la dominance sociale, autoritaire de droite, vous avez peut être déjà deviné quel facteur pourrait expliquer pourquoi ces profils se mettent à aller parfois dans le même sens quand il s’agit de discrimination et de violence : il y a des idéologies qui légitiment tous ces comportements préjudiciables.

Ancrer le mal : l’idéologie légitimisante

L’idéologie se définit comme les idées et croyances dominantes adoptées au sein d’un groupe social (Nafstad & Blakar, 2012).

Les idéologies peuvent légitimer et donc faciliter l’internalisation de comportements préjudiciables par exemple en décrivant l’autre comme menaçant et inhumain15 ; en étant acritique des comportements de l’endogroupe et en les décrivant comme toujours moraux, même pour des méfaits16.

Autrement dit, l’idéologie peut être ethnocentrique tel qu’on l’a vu dans la définition plus haut. Parfois les chercheurs désignent l’ethnocentrisme en « nous contre eux ».

Illustration totalement inspirée de celle de Tom Gauld disponible ici : Literary typecasting, the language of landscape and fun and games in Wolf Hall – in pictures | Books | The Guardian

À noter que cet ethnocentrisme peut devenir un modèle pour tout, un jeu social dont les règles sont à somme nulle : l’individu croit que dans toutes situations sociales, si l’un gagne quelque chose, l’autre perd. Ainsi si quelqu’un reçoit une aide sociale, il peut croire qu’il y en aura moins pour son endogroupe, même si c’est factuellement faux. L’idéologie ethnocentrique et ces manières de tout traduire en jeu à somme nulle, le pousse à penser de la sorte. S’il voit une femme ou une personne non blanche héroïne d’une série ou d’un jeu vidéo, ils pensent que c’est voler la place des hommes blancs, que ça les menacent, les infériorisent, voire que c’est une manipulation idéologique contre eux. Certains sont même assez clairs et disent que n’arrivant plus à s’identifier au héros ils n’arrivent plus à jouer ou à entrer dans le film, la série : c’est très explicitement leur identification prédominante qui les ferme, ce serait comme être déloyal, perdre en gloire, trahir le groupe supérieur/se trahir soi-même, que de prendre ponctuellement une perspective différente.

Par exemple, Starfield est un jeu de rôle qui n’impose aucun personnage, puisqu’on peut le créer soi-même tel qu’on l’entend. Le jeu laisse la possibilité des pronoms qui seront employés, on peut les rendre liés au type de corps féminin ou masculin, ou non. Et même s’il y a toute liberté de faire le personnage auquel on veut s’identifier, qu’absolument rien n’est imposé, certains joueurs se sont enragés de cette possibilité. Ils l’ont vécue comme une offense à leur identification prédominante et l’idéologie qui est liée :

Généralement ce qu’ils attribuent à leur ennemi idéologique en dit plus sur la façon dont ils portent leur propre idéologie : ils fantasment l’autre idéologie comme si elle fonctionnait comme la leur, n’arrive pas à imaginer que cela puisse être une dynamique différente. Ainsi, ouvrir une possibilité est traduit chez eux comme une injonction, parce qu’eux n’ouvrent pas de possibilité, mais imposent aux autres groupes de faire ceci et cela, sans choix possible.

Ce raisonnement s’explique aussi par l’incapacité qu’ils semblent avoir à envisager les situations qui sont à somme non nulle, c’est-à-dire une situation « je gagne, tu gagnes aussi ». Ils n’arrivent pas à considérer que la présence d’une héroïne non blanche et non hétérosexuel dans une série une fois ne veut pas dire qu’il n’y aura pas un jour des héros comme eux une autre fois. C’est évidemment accentué par l’ethnocentrisme. En glorifiant l’endogroupe, alors toute situation où un de ces membres est à égalité avec d’autres est, dans leur construction mentale, une menace, puisqu’ils ne sont plus supériorisés. Or ils ont besoin de se sentir dominer ou ne savent pas comment les jeux se passent en toute mutualité, à somme non nulle, dans un non-ethnocentrisme et une absence de hiérarchisation sociale. Aussitôt, ils attribuent à l’autre des règles du jeu ethnocentriques qui sont en fait les leurs, mais pas celle de l’autre qui veut pratiquer les situations sociales de façon mutuelle, équitable, sans infériorisation ou supériorisation d’individus.

Dans le filtre de leur tendance à l’ethnocentrisme, le groupe qui « gagne » (en ayant de l’attention, des rôles ou des places à pouvoir) est donc un ennemi menaçant puisqu’il volerait leur place, et ils estiment cela injustes parce qu’ils estiment leur groupe intrinsèquement supérieur, ayant légitimement le droit de dominer tous les autres. On retrouve cela aussi dans le mythe du grand remplacement, ils pensent que la présence de personnes non blanches supprimera la présence des blancs à terme, qu’ils seraient « grands remplacés », idée qui les épouvante ou les met en colère, car ils sont racistes, n’arrivant pas à s’identifier à une personne française de couleur ou métisse.

Amiot va ici faire appel à la théorie de la dominance sociale pour expliquer ce qu’il se passe avec les idéologies légitimisantes ; pour l’instant je vous ai parlé des profils à dominance sociale (SDO), c’est-à-dire des personnes qui vont avoir un score sur une échelle prônant l’inégalité entre personnes. Mais les recherches sur le SDO sont aussi accompagnées d’une théorie qui explique comment les dominateurs sociaux le deviennent :

La personne a haute dominance sociale a un haut score en dominance sociale généralement parce qu’elle est privilégiée dans la société : elle n’est pas discriminée sur la base de son genre, de son statut socio-économique, de sa santé physique et mentale, de son orientation sexuelle et de ses origines ethniques. Généralement ce sont les hommes blancs en bonne santé physique et mentale, à la classe sociale supérieure qui vont avoir les plus hauts scores en domination sociale. Ces individus ont reçu une éducation et ont sociabilisé dans ce contexte de « devoir dominer », d’une façon qui a augmenté ce score et qui a eut un effet sur leur personnalité (ils sont généralement bas en agreabilité), ce qui participe à des difficultés à l’accès à l’empathie et à la gestion du stress. Ils sont dans une vision du monde en mode « loi de la jungle ».

Au niveau idéologique, il y a des mythes légitimateurs qui vont accroître cette vision du monde (racisme, sexisme, etc.) et d’autres qui vont décroître cette idéologie de dominance sociale (droits universels, multiculturalisme, etc.).

La dominance sociale va ensuite s’exprimer à travers trois plans : la discrimination individuelle (l’individu est raciste, sexiste envers une personne), la discrimination institutionnelle (c’est un racisme des institutions, par exemple les recruteurs vont préférer embaucher des personnes blanches, promouvoir des hommes blancs, la police va cibler prioritairement les personnes non blanches).

L’asymétrie de comportement consiste à banaliser ces phénomènes d’injustice : que les gens soient dominateurs sociaux ou non, ils vont estimer normal que certains n’aient rien et d’autre tout, par exemple avec des mythes sur le mérite (« s’il est milliardaire, c’est qu’il a beaucoup travaillé, contrairement aux pauvres qui sont feignants ») ou sur la croyance en un monde juste (« s’il n’est pas recruté, c’est parce qu’il doit être mauvais »).

On peut voir ceci également avec la croyance en un monde juste :

Dans la théorie de la domination sociale, les idéologies culturelles – sous la forme de mythes légitimateurs – contribuent à façonner les croyances personnelles des individus sur la hiérarchie sociale et à accepter qu’il y ait des actions préjudiciables qui visent à perpétuer cette hiérarchie (Pratto, Sidanius, Stallworth et Malle, 1994). Par exemple, les individus peuvent être en soutien de la police même lorsqu’elle tue injustement un enfant, parce que cela est logique dans leur idée de hiérarchie sociale, l’enfant est dans un groupe « ennemi », le policier meurtrier est dans leur camp et était légitime à s’en prendre ainsi à « l’ennemi ».

Thomas, Smith et al. (2019) ont montré que, lorsqu’ils sont confrontés à des images tragiques de la crise des réfugiés syriens (en particulier, l’image de l’enfant syrien noyé Aylan Kurdi), ceux qui ont des idéologies de dominance sociale étaient moins susceptibles de soutenir les réfugiés syriens, et ils étaient encore moins soutenants lorsqu’ils avaient eu une haute exposition médiatique de cette histoire.

Enfin, la théorie de la justification du système explique comment les membres défavorisés du groupe peuvent eux-mêmes en venir à accepter et à intérioriser – même inconsciemment – ​​le désavantage auquel ils sont confrontés (Jost & Banaji, 1994 ; Jost & Major, 2001).

Chayka en a parlé juste ici : ♦ La théorie de la justification de système – Hacking social (hacking-social.com)

Comme les individus diffèrent dans leurs niveaux d’acceptation et d’approbation des justifications idéologiques fournies pour légitimer les comportements préjudiciables18, Amiot propose qu’une forte approbation personnelle de cette idéologie soit également susceptible de faciliter l’intériorisation de ces comportements. Autrement dit, plus l’individu est personnellement d’accord avec l’idéologie qui légitime des violences sur un exogroupe, plus il va intérioriser ces comportements, les mener avec autodétermination.

Il est possible que cette forte adhésion se fasse à travers la satisfaction du besoin d’autonomie.

Dans la théorie de l’autodétermination, le besoin d’autonomie est notamment satisfait quand l’importance du comportement est expliquée et justifiée19. Amiot explique qu’en faisant ressortir l’utilité pratique, la valeur ou l’importance des comportements préjudiciables (par exemple, la sécurité, protéger le statut de son endogroupe, faire preuve de loyauté et/ou d’engagement envers son endogroupe), cela légitime les idéologies tout en satisfaisant le besoin d’autonomie. L’autonomie étant comblée, l’action expliquée s’intérioriserait.

J’emploie ici le conditionnel, car on manque encore d’expériences et d’études pour comprendre comment se déroulerait cette forte adhésion autodéterminée. Ceci étant dit, oui, l’environnement social opérant de la violence peut avoir des pratiques autodéterminatrices à faire le mal. Le pire exemple que j’ai trouvé est celui de Stangl, ancien policier autrichien qui progressivement a été mis au service des pires projets nazis. Voici comment il a été recruté pour participer à T4, une opération nazie où il s’agissait de tuer toutes les personnes dites handicapées du pays (en réalité, l’extermination a aussi concerné des gens peu handicapés et aussi prioritairement des juifs). Son rôle était administratif, il devait notamment rencontrer les institutions qui fournissaient les gens à exterminer. Voici comment un médecin-chef l’a convaincu de participer au projet :

Franz Stangl

« Le Kriminalrath Werner [le médecin-chef] dit que la Russie et l’Amérique avaient toutes deux, depuis de longues années, institué l’euthanasie – meurtre miséricordieux – pour les êtres affligés de folie ou de monstruosité. Il dit qu’une loi analogue allait être très prochainement promulguée en Allemagne, comme dans tout le monde civilisé. Mais, afin de ménager la sensibilité de la population, nous avions l’intention d’agir très progressivement et seulement après une ample préparation psychologique. En attendant, néanmoins, cette tâche délicate avait été déjà entreprise, sous le couvert d’un secret absolu. Il expliqua que seuls étaient concernés les malades qui, après un examen méticuleux – une série de quatre tests contrôlés par deux docteurs au moins – s’avéraient absolument incurables. De telle sorte, m’assura-t-il, qu’une mort tout à fait indolore représentait une véritable libération au regard d’une vie le plus souvent intolérable »20

On voit ici le talent de l’autorité pour présenter le « projet » : il fait appel à l’exemple, montrant que cela se fait dans d’autres pays non nazis, adoucit le projet en le présentant comme une libération pour ces patients (c’est-à-dire qu’il convertit le but en aspiration pseudo-intrinsèque, pseudo-altruiste), y ajoute de l’éthique en montrant à quel point il est contrôlé par les médecins (l’appel à l’expertise permet d’évacuer toute idée critique) et ne concerne vraiment que les personnes dans une extrême souffrance (ce qui sera parfaitement faux). Au final, il arrive à présenter un projet de meurtre de masse comme humanitaire et bienveillant, il arrive même à justifier le secret de l’opération comme une attention bienveillante donnée à la population.

Dans les faits, il n’y a jamais eu de tels examens, et ce n’était pas que des malades en grande souffrance qui étaient tués : ont été tués des personnes séniles, des malades étrangers ou « d’origine raciale impure », des personnes à l’intellect réduit, des personnes inaptes au travail, etc.

« Quelle a été votre première réaction, votre première pensée en entendant les paroles du Dr Werner ?

« Je… J’ai été sans voix. J’ai fini par dire que je n’étais pas très sûr d’être qualifié pour ce poste. Il s’est montré très amical, plein de sympathie, voyez-vous, quand j’ai eu parlé. Il m’a dit qu’il s’attendait bien à cette première réaction, mais que je devais considérer que le fait qu’on me le propose était une preuve de la confiance exceptionnelle qu’on m’accordait. C’était une tâche très délicate – on le savait parfaitement – mais je n’aurais personnellement rien à voir avec l’acte lui-même : c’était uniquement l’affaire des médecins et des infirmières. Je ne serais responsable, pour ma part, que d’assurer l’ordre et la légalité. »21

Ici le Docteur Werner emploie les mêmes techniques que sur l’apprentissage des limites des expériences de la théorie de l’autodétermination : il fournit du sens à l’activité, il reconnaît que c’est difficile ; à cela, il ajoute des valences positives à cette affectation, qui nourrissent le besoin de proximité sociale et de compétence en disant que l’affectation est une « preuve de confiance exceptionnelle ». Puis il termine en dédouanant de la responsabilité des actes, il amorce, autorise explicitement et légitime l’état de soumission à l’autorité : il n’est pas responsable de la mort des personnes, sa fonction est autre, il est à distance de cela, il est donc « non responsable ».

À noter que la suite de l’histoire de Stangl (qui travaillera aussi dans des camps d’extermination) ne révèle pas pour autant une autodétermination à participer au projet, il compartimentait fortement (persistant à bien faire son travail, mais en oubliant l’objet, les cibles, les éléments horribles) et parfois étaient particulièrement traumatisés des demandes des institutions, y compris religieuses, qui le pressait à prendre plus de monde à tuer. À noter que son prédécesseur avait démissionné rapidement et sans souci, justifiant que cela lui faisait mal au ventre : ainsi, il n’y avait pas de mensonges du médecin quant au fait qu’il était réellement libre de faire cette activité ou non. On trouve aussi cette « vraie » liberté accordée entre nazis dans d’autres situations. Ce qu’il faut en retenir que c’est une façon puissante d’inciter les individus à s’engager par eux-mêmes, avoir un rapport plus internalisé à l’horreur. On a donc un problème qui dépasse de loin la simple soumission à l’autorité.

Je comprends qu’à ce stade, on puisse considérer le problème d’autodétermination à faire du mal comme insoluble, cependant il s’agit de ne pas oublier que, quand bien même l’individu est dans un groupe à l’idéologie violente et recommandant de la violence, celui-ci peut modérer ce message et ne pas l’écouter, choisir de faire autre chose, voire s’y opposer vivement. C’est ce que nous allons regarder ensuite, en observant les facteurs qui empêchent la personne de s’autodéterminer à faire du mal.

La suite : ♦ [AM5] POURQUOI CERTAINS RÉSISTENT AUX NORMES DE GROUPE PRÔNANT LA VIOLENCE SUR AUTRUI ?


Notes de bas de page


Vous pouvez retrouver l’intégralité des sources ici : [AMX] Bibliographie du dossier sur l’autodétermination à faire du mal 

1Haslam, Reicher et Birney, 2016 ; Reicher, Haslam et Smith, 2012

2Lepage 2017 ; Miller 1975 ; Altemeyer 1981 ; Dambrun et Vatiné 2010 

3Amiot et al., 2007

4Widom & White, 1997

5Alleyne & Wood, 2010 ; Stretesky & Pogrebin, 2007

6Baum, 2008 ; King et Sakamoto, 2015

7Gómez et al., 2011 ; Fredman, Bastian, & Swann, 2017 ; Swann, Gómez, Seyle, Morales, & Huici, 2009 ; voir Swann, Jetten, Gómez, Whitehouse, & Bastian, 2012, pour un examen

8Swann, Gómez, Dovidio, Hart, & Jetten, 2010 ; Swann, Gómez, Huici, Morales, & Hixon, 2010 ; voir aussi Turner-Zwinkels, Postmes et van Zomeren, 2015.

9Leidner, Castano, Zaiser, & Giner-Sorolla, 2010

10Leidner et Castano, 2012 ; Roccas et al., 2006

11Berndsen et al., 2017

12Berndsen, Thomas & Pedersen, 2018

13Reicher, Haslam, & Rath, 2008

14« Collective Narcissism and Its Social Consequences » Agnieszka Golec de Zavala, Aleksandra Cichocka, Roy Eidelson, Nuwan Jayawickreme 2009 ; « Collective Narcissism Moderates the Effect of In-Group Image Threat on Intergroup Hostility », Agnieszka Golec de Zavala, Aleksandra Cichocka, Irena Iskra-Golec 2013 ; « The Relationship between the Brexit Vote and Individual Predictors of Prejudice: Collective Narcissism, Right Wing Authoritarianism, Social Dominance Orientation » Agnieszka Golec de Zavala, Rita Guerra et Cláudia Simão 2017 ; « I am the chosen one: Narcissism in the backdrop of self‐determination theory », Constantine Sedikides, Nikos Ntoumanis, Kennon M. Sheldon, 2018

15Haslam & Reicher, 2007 ; Kteily, Hodson, & Bruneau, 2016

16Bandura, 1999 ; voir aussi Fiske & Rai, 2015

18Amiot & Bourhis, 2003 ; Crandall, 1994 ; Crandall et al., 2002

19Deci, Eghrari, Patrick, & Leone, 1994

20« Au fond des ténèbres », Gitta Sereny

21« Au fond des ténèbres », Gitta Sereny

Viciss Hackso Écrit par :

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Un commentaire

  1. Anonyme
    8 janvier 2024
    Reply

    Bonjour,
    Merci pour cet article très clair comme d’habitude. J’ai relevé une petite erreur :

    Un tel groupe est accès sur son statut estimé supérieur.-> est axé

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