♦PP9 : La mesure de ta personnalité, cette mesure de ta valeur sociale

Ne jetez plus le champ la personnalité, car la personnalité serait en fait une excellente mesure de l’utilité sociale des gens ! On voit aujourd’hui les réflexions très stimulantes de Beauvois et Dubois, et je fais un détour critique par le chemin de l’autodétermination.

La totalité du dossier est accessible en epub : https://www.hacking-social.com/wp-content/uploads/2023/06/La-personnalite-cette-performa-Viciss-hackso.epub

Articles du dossier : 

Beauvois et Dubois ne rejettent pas du tout les découvertes faites autour des traits, mais lui donnent une tout autre signification : ils estiment que la personnologie est une activité de jugement sur la valeur sociale des personnes, ainsi les traits de personnalité expriment la valeur sociale et non des caractéristiques individuelles.

Rappelez vous, lorsque McCrae et Costa parlait de la « nature misérable » des hauts névrosés tel que Barbara (ci-dessous). Ce que nous disent ici Beauvois et Dubois est qu’il serait plus juste d’assumer là qu’il s’agit d’un jugement sur la valeur sociale de Barbara : socialement, elle est jugée avec pitié, car son utilité sociale est ravagé par cette instabilité émotionnelle.

Autrement dit, Beauvois et Dubois disent que les traits de personnalité et leur rassemblement en facteurs sont une façon de parler internalisante des valeurs sociales que les gens (agents sociaux) doivent réaliser dans les rapports sociaux.

Par exemple, la haute conscienciosité (ci-dessus) si bien vue est demandée par l’environnement social « travail » et l’évaluation de la personnalité coupe en quelque sorte cette connexion causale à l’environnement social (sa demande de conscienciocisté) en faisant croire que certains individus ont cette conscienciosité naturellement alors que d’autres pas.

Beauvois et Dubois ne dénigre pas cette activité évaluative, ils y voient un composant de la vie sociale organisée : un événement social comme une guerre demande des combattants, alors il y a une attente de certain styles de comportements (une dominance) et pas d’autres (la chaleur, l’altruisme y compris pour l’ennemi), et il y a évaluation/sélection / récompense de ceux qui sont prêt à se mouler dans ce rôle.

L’approche de la personnalité nous permet de connaître selon eux les valeurs que les personnes doivent internaliser1 et réaliser en tant qu’agents sociaux : les 5 traits et leurs facettes en diraient donc beaucoup plus sur les attentes des agents sociaux que sur la connaissance objective de la personne. Chaque environnement ou évènement a son modèle d’agent social défini par les valeurs comportementales devant être réalisées, l’activité évaluative consistant à jauger ça, à appréhender la valeur d’une personne pour un objectif donné.

Ils prennent l’exemple d’une personne qui cherche à inviter des gens pour une soirée festive : Kate choisit Xavier car il a quelques caractéristiques visibles d’être potentiellement marrant. Elle l’invite, Xavier performe ce fun, ainsi Kate et les autres invités commencent à généraliser sa caractéristique « fun », puis cela peut devenir sa réputation.

Kate espérant que ses invités soient bien A+, E+, C-, O+ pour que la soirée soit une réussite

Beauvois et Dubois parlent d’affordance : c’est la faculté de l’humain/animal à guider ses comportements en percevant ce que l’environnement lui offre en termes de potentiels d’actions. L’usage et la valeur d’un objet est directement saisi par l’activité perceptive sans que le perceveur ait à réaliser trop d’interférences. Tout comme un agriculteur qui chercherait un terrain va être affordé par tel type de terrain dont il perçoit le potentiel d’usage, Kate est affordée par Xavier parce qu’elle perçoit un potentiel d’usage pour sa soirée : il participera à atteindre le but de la soirée car étant marrant ça va amuser tout le monde. Mais il y a à se rappeler qu’on est affordé par certaines choses parce qu’on a des buts, des contraintes en tête : s’il y a une chaise dans une salle, un humain adulte va très rapidement s’y asseoir (encore plus s’il est fatigué, donc il a pour but latent de se reposer), la chaise afforde son usage mais parce qu’elle est conçue pour l’humain adulte, à ses proportions. Un petit enfant d’un an et demi l’utilisera comme une table pour jouer. Autrement dit, si Kate avait cherché un partenaire pour travailler sur un projet universitaire compliqué, elle n’aurait pas choisi Xavier, mais quelqu’un qui paraît consciencieux par exemple.

Et peut-être que Kate se trompe et que Xavier était en fait MrX ( de l’expérience de Gangloff précédemment citée) et qu’il a une conscienciosité élevée, donc qu’il est super efficace pour travailler (même s’il est très peu obéissant à la hiérarchie).

Les 5 traits représenteraient donc les usages qu’on cherche chez les gens. On veut tous un pote agréable, un collègue de travail organisé et ordonné, et des chefs sont parfois considérés comme bons uniquement s’ils sont assertifs. Ainsi Beauvois et Dubois disent que le big 5 serait un traité sur les valeurs sociales des conduites dans nos sociétés, organisés par le pouvoir social, à petite et grande échelle. Que ce soit l’organisation d’une soirée ou le travail en entreprise, les big 5 servent inconsciemment de grille de lecture des autres pour déduire leur usage efficace dans telle ou telle situation. Et étant donné nos tendances à attribuer des causes internes ou à faire siennes les jugements d’autrui, Xavier a gagné une réputation de fun, il est fun, on attend qu’il le soit et lui-même voyant qu’il est perçu comme étant fun, fera de ce trait une caractéristique interne quand bien même la réalité est qu’il a été fun ce samedi-là seulement, mais pas le reste des jours de la semaine, ni au réveil, ni au travail, ni seul chez lui.

Autrement dit, avec cette perspective, on pourrait dire que la synthèse de notre personnalité est la compilation des valeurs sociales que l’on nous a fait internaliser, que les environnements sociaux ont renforcés chez nous parce qu’ils avaient besoin de ça, et des tas d’études sur le changement notamment accréditent cette théorie. On l’a vu précédemment sur le divorce, c’est à croire que le mariage demandait à opérer plus de conscienciosité, d’ordre, mais qu’une fois séparé, ce n’est plus maintenu, et au contraire la situation pousse à plus d’ouverture et d’extraversion chez les femmes, plus de déprime pour les hommes. Idem pour les questions de chômage/travail : on voit que les chômeurs peuvent être plus bas en conscienciosité, mais il suffit qu’ils entrent en formation pour que la conscienciosité augmente, parce que la situation le requiert, que c’est l’attitude attendue, la façon d’avoir une valeur sociale.

Et même le névrosisme de Barbara, si élevé, peut être compris comme une valeur sociale attendue : on en sait peu sur son harcèlement sexuel, mais ce sont généralement des situations de prédation. Et comment un prédateur attrape sa proie ? En l’acculant, en l’épuisant, en lui enlevant toute marge de manœuvre et de puissance d’action, en empêchant la fuite potentielle. Or c’est ce que représente des facettes du névrosisme inhibitrices : la dépression, la timidité sociale, la vulnérabilité, l’anxiété, toutes sont des arrêts face à un danger perçu, toutes autant de réactions face à un danger qui demande de plus bouger. Et ce n’est pas de la faute de la cible : le prédateur cherche activement à ce que sa victime ne bouge plus pour l’attraper. Pour cela, il la terrorise pour créer cette stupeur, il la terrorise même d’envisager de quitter l’environnement. Et pour Barbara, cela s’est déroulé dans un travail dans lequel elle réussit, donc on peut supposer qu’elle ne voulait pas le quitter, elle était forcée de mobiliser les facettes inhibitrices du névrosisme pour à la fois garder son travail et ne pas trop souffrir de la situation.

On peut supposer que des environnements sociaux ont besoin des facettes de votre névrosisme, parce que celles-ci ont des « utilités » sociales, notamment si les agents sociaux veulent vous dominer et avoir une emprise sur vous. Évidemment, c’est particulièrement malsain parce que ça repose sur la stimulation et la perpétuation de votre souffrance.

Cette perspective de Beauvois et Dubois a le mérite de coupler tous les apports du modèle à cinq facteurs avec ses critiques : oui, les cinq traits et leurs facettes sont suffisants pour recouvrir toutes sortes d’utilités sociales actuelles, le modèle a son utilité, car il est une évaluation de l’utilité sociale qui sert à sélectionner et contrôler les gens. Certes, les traits ne disent rien des causes ou des processus qui mènent à être « fun, mais ce n’est pas un problème, car le but est d’évaluer si untel va correspondre aux attentes de telle situation sociale ayant tel but. Son trait n’est pas lui, mais rend plutôt compte de l’utilité sociale qu’il présente à l’environnement social. Ainsi, il faut aller investiguer ailleurs pour comprendre le fonctionnement humain : ici il s’agit d’une science sociale évaluative.

Un trait n’est pas tant que ça notre petit truc à nous, puisqu’il se modifie selon les environnements sociaux dans lequel on veut être inclus, et on poussera des caractéristiques pour être bien perçu, garder ses rôles, au point de les confondre avec nous-mêmes, d’en faire notre « nature ».


Mais l’autodétermination là-dedans ? Une hypothèse


Bien que je trouve extrêmement intéressant ce retournement d’interprétation des big five qui ne sont alors plus un rapport de notre personnalité mais un rapport des utilités sociales collectées/renforcées dans nos vies jusqu’à présent, j’ai un problème général avec l’interprétation de l’internalisation par Beauvois et Dubois.

L’autodétermination est généralement hors champ de la pensée de Beauvois, elle n’est vue que comme un leurre néolibéral, parce qu’on n’internaliserait les choses que pour être bien perçu, avoir des récompenses, éviter la honte ou l’ostracisation, donc d’une façon qui n’a rien d’autonome, mais qui est orchestrée par l’environnement social, les pouvoirs sociaux de façon plus ou moins directe, afin de pouvoir mieux nous utiliser.

Or l’internalisation, dans le cadre de la théorie de l’autodétermination, est perçue d’une façon beaucoup plus vaste (toutes les formes de régulations représentent des internalisations variées) :

Selon la définition de l’internalisation de Beauvois, Xavier serait « fun » au mieux jusqu’à la régulation identifiée. Mais peut-être qu’il l’est aussi par introjection, qu’il démontre du fun pour éviter d’être rejeté, ou encore parce que par le passé il a été puni du contraire. Peut-être qu’il est amotivé au sérieux, peut-être que c’est par ailleurs un étudiant complètement démotivé par les études et que son fun et son acceptation de toutes les soirées et d’y performer au maximum est une façon de fuir les autres demandes de sérieux dans ses études. Tout ce qui n’est pas très autonome (en mauve) est permis par la perspective de Beauvois et Dubois.

Mais dès lors qu’on imagine que Xavier aurait peut-être une motivation intrinsèque à faire des blagues (il aime blaguer pour blaguer, il prend du plaisir à cette activité), on peut difficilement envisager qu’il ne le fait que pour des raisons d’utilité sociale ou d’une internalisation des demandes extérieures. La motivation intrinsèque, dans le modèle de l’autodétermination, est autonome : peut-être qu’il aime sincèrement faire des blagues parce qu’il aime jouer avec des idées absurdes, il aime voir la réaction positive des autres, il aime partager ce moment. Et on sait que c’est autonome, parce que même dans un environnement social très sévère, qui verrait le fun comme mauvais et le punirait, il se débrouillerait à essayer de partager des blagues avec les autres. Tout en étant conscient des risques, mais aimants trop et estimant cette activité, Xavier continuerait à amuser les autres parce que c’est ainsi qu’il a décidé de mener sa vie sociale ; faire rire les autres est peut être personnellement une valeur extrêmement importante pour lui. Même si c’était la guerre, qu’il était au pire des conditions, il chercherait à amuser les autres parce cela a pour lui un sens très profond. Peut-être que dans certaines situations, il évite de faire des blagues parce que cela ferait du mal des personnes qui n’ont pas du tout la tête à ça. Comme il cherche l’amusement avec autrui et non contre lui et son bien être, il se refusera de faire des blagues dans une situation qui n’y est pas propice, car cela s’opposerait à ses valeurs. C’est cela l’autodétermination.

Xavier (alias MrX) à la soirée de Kate

Ainsi, quand je pense à l’autodétermination, je me demande où sont les motivations autonomes de l’évalué dans le modèle de Beauvois et Dubois. Le concept d’affordance côté évaluateur tient toujours : avec un but en tête, on perçoit la situation, les choses, les gens en sélectionnant automatiquement les traits et propriétés qui ont du potentiel à remplir ce but ou qui au contraire peuvent poser problème. Bien sûr, même l’évaluateur peut avoir un côté autodeterminateur et choisir par exemple une personne très consciencieuse à sa soirée (Bernard) tout en sachant qu’il risque de ne pas faire rigoler les invités (voire les agacer ou les juger négativement), car ce qu’il vise ce sont des buts autodéterminateurs prosociaux : peut-être qu’il se dit que ça va permettre à Bernard de s’amuser, de changer de registre, peut-être qu’il se dit qu’on découvrira une nouvelle facette de Bernard, etc. C’est un pari risqué mais qui a du sens d’un point de vue autodeterminé/autodeterminateur, et cela peut être socialement utile pour tout le monde.

Notre Jean-Bernard à la soirée de Kate, plutôt content comparé à d’habitude.

L’évaluateur n’est pas forcément dans des visées d’optimisation, de performance ou de sauvegarde de son pouvoir social (comme le choix des recruteurs de l’expérience de Gangloff qui sélectionnaient selon le potentiel des candidats à se soumettre), même si c’est évidemment souvent le cas pour des tas de situations. Parfois, on va effectivement évaluer l’affordance des gens pour telle situation qu’on prépare, mais on peut avoir une motivation intrinsèque à découvrir l’inconnu, à créer de nouvelles situations dont on ne connaît pas encore les résultats, quitte à prendre le risque de choisir des « inutiles  sociaux » ou dont l’utilité est hors sujet par rapport à la situation visée.

Parfois aussi, on est très au clair avec ses buts et ses propres valeurs, ainsi on évalue puis choisit non pas en fonction de l’utilité sociale de l’autre, mais de cette valeur. J’avais par exemple un patron en restauration pour qui la mixité était une valeur très importante, ainsi nos niveaux de compétences ou d’expérience étaient variés (certains avaient une formation en restauration, d’autres non), les personnalités tout aussi variées (avec de grands extravertis et de grands introvertis), et les personnes étaient originaires de tous les continents (j’ai eu des collègues venant d’Amérique du sud, du Sénégal, du Maroc, d’Espagne, etc.). Sa sélection ne dépendait pas que du métier en lui-même, mais aussi de valeurs de diversité. Et entre collègues, notre entente, notre coopération et nos liens n’en étaient au final que plus fort et plus enrichissant.

Les biais et erreurs de l’évaluateur adviennent dès lors qu’on oublie qu’on a ces lunettes d’évaluateur en fonction d’un but, voire qu’on est inconscient des vrais buts qui nous animent (par exemple, le besoin de se sentir en sécurité, de restaurer son égo, de bien paraître, etc.) et qu’on généralise les profils évalués à une vérité naturaliste, hiérarchisante, alors qu’ils n’ont été perçus qu’en fonction de nos buts actuels. Si on est au clair avec ces buts et qu’on agit avec des motivations autonomes au plus prés de l’autodétermination, ce n’est pas par contrôle de la situation qu’on sélectionne, mais pour des raisons constructives ou créatives : on ne peut pas pleinement prédire le résultats de nos choix qui adviennent hors terrain de l’affordance classique, mais on sait par contre que les valeurs, les idées, les réflexions qui sous-tendent ces choix sont justes. Autrement dit, ce n’est plus un but de contrôle de l’environnement, mais un but de création de situations nouvelles.

J’ai aussi l’impression qu’en tant qu’évalué et au vu de la théorie de l’autodétermination, on peut sciemment de se donner des utilités sociales (donc des traits), non pas uniquement par la contrainte d’un pouvoir social sur nous, mais par motivation intrinsèque : je pense aux facettes « esthétique », « imagination », ou encore la « recherche de sensations fortes ». Le pouvoir social ou les environnements sociaux peuvent n’en avoir que faire ou voire ça comme une distraction malvenue (imaginez-vous ranger le stock d’un magasin, si vous vous mettez à disserter sur la beauté d’un produit ou à imaginer comment des hommes préhistoriques percevraient ce produit, votre manager risque fort de plutôt vous dire d’aller plus vite). Et pourtant il est probable que vous persistiez parce que vous avez une motivation intrinsèque à ces facettes, quand bien même ça vous pose des problèmes d’ordre social.

Ici je pose donc une hypothèse qui est que le neo pi R en particulier ne mesure ni une caractéristique naturelle, ni forcément une utilité sociale qu’on a apprise pour être intégré (mais cela peut l’être en partie), mais peut-être une configuration par laquelle on trouve du plaisir via l’activité elle-même. Et je pose cette hypothèse parce que les items du neo pi R ressemblent aux questionnaires de mesure de la motivation intrinsèque, pas sur tous les items, mais certains :

« Parfois, je suis complètement absorbé par la musique que j’écoute. »

« J’aime souvent jouer avec des théories et des idées abstraites. »

« J’aime garder chaque chose à sa place pour savoir où les choses se trouvent. »

Items du NEO PI R, McCrae et Costa 1992, adapté en français par Rolland J.P.

Pour résumer, je souscris personnellement à cette idée de Beauvois et Dubois que oui, ces cinq traits ne sont que ces cinq-là et sont formulés de cette façon parce que c’est une grille d’évaluation sociale qui permet de sélectionner, contrôler et faciliter l’exercice du pouvoir social, mais je pense aussi qu’on peut s’être autodéterminé et avoir renforcé soi-même des traits, quand bien même l’environnement social a tout fait pour les faire taire ou les dénigrer comme quelque chose d’horrible. Et je pense que certains traits sont persistants parce qu’on protège la motivation intrinsèque qu’on avait à leur égard, y compris lorsque l’environnement nous sapait (généralement le parcours scolaire tend à détruire progressivement les motivations intrinsèques2).

Je pense que le modèle à cinq facteurs met le doigt parfois sur des éléments qu’on a renforcés soi-même, personnellement, y compris quand ils avaient une valeur sociale négative qui ne nous apportaient que des problèmes ou nous rendaient indésirable socialement. Je ne suis pas naturaliste, je ne pense pas qu’on naît avec tel ou tel type de motivation intrinsèque à s’ordonner, à avoir une sensibilité esthétique, ou n’importe quelle autre facette des big 5 : c’est un apprentissage social, demandant parfois un apprentissage de compétences (impossible d’être motivé intrinsèquement à lire si on ne maîtrise pas la lecture ; ainsi, impossible d’être altruiste si on ne comprend pas les besoins de l’autre, qu’on n’a pas appris à se mettre à sa place).

Par contre, je pense qu’on est tous capable d’avoir des motivations autonomes, intrinsèques, personnelles, qui ont d’abord une utilité pour nous-mêmes, parce qu’intrinséquement on a des rapports affordants à des objets qui sont intrinsèquement source de plaisir, dès lors qu’on apprend avec eux, qu’on vit quelque chose de plus avec eux. Et ça peut être sans rapport avec l’ordre social, puisque cette motivation peut perdurer malgré une dévalorisation massive ou des empêchements à exercer cette activité qui nous motive. Je pense à l’histoire des hackers qui rapporte une constante bagarre pour l’accès aux ordinateurs, l’administration avait beau tout faire pour les bloquer, l’attrait était trop fort.

Ce que je raconte là est aussi un point de vue différent de McCrae et Costa. Eux diraient que Xavier ne peut pas s’empêcher d’être fun, car c’est sa nature, c’est codé dans sa physiologie, ce n’est donc pas un choix. Mon point de vue est que l’environnement social a peut-être renforcé un trait un temps, peut-être qu’il y a une part de potentiel physiologique ou d’héritabilité qui l’a fait naître en premier lieu, mais l’individu a un jour décidé que c’était une chose importante dans sa vie. Il ne voulait pas perdre ce trait qui pouvait lui apporter un plaisir direct, ou il voulait le renforcer plus, parce que ça avait un sens fort, existentiel à ses yeux et ce qu’il percevait des besoins de la société. Contrairement à McCrae et Costa, ici je pense que même s’il y avait des déterminations physio et/ou sociales, dès lors qu’on prend en compte la perspective de l’autodétermination, on s’aperçoit que l’individu peut parfois avoir la latitude de renforcer lui-même des traits qu’il estime important d’exprimer dans son existence, ce trait étant une façon de vivre qu’il veut performer. Et je pense qu’il est tout à fait capable également d’exprimer l’inverse d’un trait habituel pour des raisons d’autodétermination. On l’a vu avec des consciencieux qui vont performer une basse conscienciosité durant l’occupation pour ralentir les nazis, des introvertis qui deviennent soudainement très extravertis avec une forte assertivité pour sauver une personne des camps ou encore une personne agréable qui refuse de mal soigner ses patients alors que l’environnement social la pousse à supprimer cette agreabilité pour augmenter une conscienciosité froide de performance3. On peut résister aux déterminations en jouant avec nos traits, soit en préservant leur force malgré les incitations à les taire, soit en les transformant pour œuvrer à ce qu’on estime plus juste.

Ceci dit, je ne suis pas naïve, je sais que la pleine autodétermination n’est clairement pas ce qui est le plus répandu, on est tous empêtré pour la plupart d’entre nous dans des introjections, des identifications peu autodéterminées, et on galère pour maintenir vivantes nos motivations intrinsèques, à moins que celles-ci aient déjà été détruites par l’école, le monde du travail ou le surmenage au foyer. Les chercheurs ont si rarement vu les motivations les plus autodéterminées qu’ils ne font plus passer les questionnaires mesurant les motivations intégrées, se cantonnant aux motivations identifiées. Dans les expériences où les différentes motivations sont mesurées, celles qui remportent le scrutin sont souvent celles introjectées, et c’est pour cela que la perspective de Beauvois et Dubois fonctionne si bien et qu’elle est extrêmement pertinente à mon sens : en général, la plupart d’entre nous est sous l’emprise introjectée des environnements sociaux, on agit non pas pour des valeurs, des traits qu’on aurait décidé, réfléchi (quand bien même on peut le croire), mais pour plaire aux environnements sociaux, avoir de la valeur à leur yeux ; on a tellement été réduit à rien à leurs yeux, pris avec dégoût, indifférence, parfois traité comme un déchet, qu’on se retrouve comme accro à la valorisation d’autrui, à son compliment. Comme on le voyait avec Barbara, on peut estimer que nous, l’inférieur, devons atteindre des performances parfaites, exceptionnelles, pour être tout juste convenable aux yeux des autres. Alors on obéit, on internalise des ordres indirects pour gagner cette valeur.

Mais l’existence de motivations intégrées ou de motivations intrinsèques intactes à l’âge adulte, quand bien même elles seraient restreintes à de petits domaines, démontre qu’une autodétermination est néanmoins possible et qu’on peut tenter de la généraliser de façon profitable pour nous et les autres. Et on peut devenir un évaluateur qui ne cherche pas le contrôle et la répétition du même schéma performant, mais plutôt la création de nouveauté, de mieux, de plus juste, quitte à prendre le risque de rendre la situation imprédictible. En tant qu’évalué positivement ou négativement, on peut se poser et décider de nos buts, concrètement, et changer la donne. On verra dans les études suivantes que c’est possible, on peut changer nos traits si on se donne d’autres buts.

Je vous parle d’autodétermination, de mes hypothèses, mais qu’en dit le champ de la théorie de la personnalité et celui de l’autodétermination ?

Pendant de nombreuses années, le champ de la personnalité a été volontairement mis hors sujet par les tenants de la théorie de l’autodétermination, et on voyait davantage des recherches critiques des notions  : par exemple celle-ci ( Nguyen T-vT, Weinstein N, Ryan RM 2022) débunke des idées sur l’introversion qui sont issues du champ de la personnalité, montrant que c’est parfois une sorte de motivation autonome, un choix autodéterminé. Celles-ci plombent l’idée d’une « nature » introvertie contre laquelle l’individu ne peut rien : s’il choisit volontairement d’être seul pour augmenter un plaisir, il n’est pas à la merci d’une nature qui le conduirait immanquablement à ça.

À présent, les scientifiques de l’autodétermination se sont mis à s’intéresser à une nouvelle perspective de la personnalité car elle est tout à fait autodétermination-compatible, tout autant qu’elle est compatible avec une acceptation de l’idée de Beauvois et Dubois quant au pouvoir du social sur la personnalité : c’est la perspective totale, la WTT, dont on verra la méthode la prochaine fois et qui surmonte a peu prés toute les critiques qu’on a vu jusqu’à présent 🙂

La suite : ♦PP10 : Les états de personnalité : où l’on découvre qu’on est plus différent de nous-mêmes que des autres 

 


Note de bas de page


La totalité de la bibliographie de ce dossier est présente ici : https://www.hacking-social.com/2023/04/03/%e2%99%a6ppx-sources/ 

1A noter que l’internalisation telle que conceptualisée par Beauvois et Dubois n’admet généralement pas la possibilité d’une autonomie ni d’une autodétermination ou du maintien d’une motivation intrinsèque personnelle : on internaliserait selon eux parce que le pouvoir social le requiert, l’encourage, en fait un devoir. Autrement dit, si vous connaissez la théorie de l’autodétermination, l’internalisation de Beauvois et Dubois admet les motivations non autonomes (amotivation, régulation externe, régulation introjectée voire identifiée) mais pas les motivations autonomes (motivation intrinsèque et régulation intégrée).

2Les références à la fin de l’ouvrage ETP disponible ici : https://www.hacking-social.com/2021/09/17/en-toute-puissance-manuel-dautodetermination-radicale/

3Je pense à la lanceuse d’alerte Hella Kherief, hautement agréable au vu de ces écrits « le scandale des ehpad » (2019) et qui a persisté à l’être dans des ehpad, malgré des conditions et des pressions terribles.

Viciss Hackso Écrit par :

Attention, atteinte de logorrhée écrite et sous perfusion de beurre salé. Si vous souhaitez nous soutenir c'est par ici : paypal ♥ ou tipeee ; pour communiquer ou avoir des news du site/de la chaîne, c'est par là : twitterX

9 Comments

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

LIVRES