♦PP10 : Les états de personnalité : où l’on découvre qu’on est plus différent de nous-mêmes que des autres

Au cours du dossier, on a vu que certains croyaient que la personnalité était définitivement stable dès 30ans. D’autres ont vivement critiqué et rejeté cette interprétation (notamment avec des études démontrant les changements). Aujourd’hui, on casse tout, stabilité comme critiques, notamment grâce à de nouvelles façons de mesurer la personnalité.

La totalité du dossier est accessible en epub : https://www.hacking-social.com/wp-content/uploads/2023/06/La-personnalite-cette-performa-Viciss-hackso.epub

Articles du dossier : 

Une excellente synthèse par PsykoCouac :


Une nouvelle méthode, l’ESM


On a vu énormément de critiques sur le modèle à cinq facteurs1 , par exemple qu’il y avait un rejet conceptuel du pouvoir des situations sur la personnalité par McCrae et Costa. Et à l’inverse, certains critiques comme Mischel (1968) ont pu souligner qu’en situation, les traits ne seraient pas si déterminants.

Ce problème d’absence du situationnel n’est pas sans rapport avec comment est mesurée la personnalité. Rappelez-vous la passation de votre questionnaire, il vous était demandé par exemple si vous étiez souvent inquiet. Personnellement, pour calculer la fréquence d’un de mes comportements, je me sens souvent incapable de bien répondre. Souvent dans quel sens ? Souvent dans ma vie entière ? Souvent dans la journée ? Souvent dans certaines situations ? Souvent dans l’année ? Souvent par rapport à d’autres personnes ou souvent par rapport à une norme dont je n’ai pas la référence ? Fréquent parce qu’on me reprocherait de l’être souvent ou parce que je sens que c’est trop souvent ? Face à ça, j’estimais alors au doigt mouillé. Parfois, on peut aussi mettre des réponses moyennes faute de savoir vraiment si notre comportement est fréquent ou non.

La méthode d’aujourd’hui, l’ESM (Experience Sampling Method) va surmonter ce problème. Pour ma part, j’ai clairement découvert qu’entre mon questionnaire et la méthode ESM, eh bien je me goure totalement lorsqu’il s’agit d’évaluer la fréquence de mon comportement. Au vu des méta-analyses, ce n’est pas le cas de tout le monde : généralement il semblerait que les gens ont une estimation correcte de leur comportement en moyenne, cependant l’ESM révèle néanmoins des variations de traits assez magistrales.

L’autre erreur qui me semble possible dans les items du questionnaire sont celles qui demandent une comparaison sociale, par exemple « je suis généralement plus inquiet que les autres » : là aussi, c’est compliqué d’avoir une réponse rendant compte au mieux des comportements, parce que l’évalué peut vivre dans un environnement où les gens sont particulièrement peu inquiets et donc pas très représentatif d’une moyenne nationale par exemple. Ou c’est peut-être l’inverse, on se sent plus serein que les autres, parce qu’on est peut être entouré de personnes particulièrement anxieuses. Comment établir son niveau d’inquiétude en fonction des autres ? Et il y a des cas où d’autres variables entrent en jeu, tel que l’orgueil, l’humilité, la basse estime de soi : par orgueil on dirait qu’on est moins anxieux que les autres, par humilité on se mettrait au même niveau que les autres, par basse estime on dirait plus. Mais dans un cas ou un autre, ça en dirait plus sur notre façon de nous comparer aux autres que notre véritable niveau d’inquiétude.

Personnellement, je me sens très souvent incapable de répondre à ce genre de question : « j’ai plus d’imagination que la plupart des gens », d’une part parce que je trouverais que c’est orgueilleux de ma part que de dire « oui » et d’autre part, parce qu’objectivement, je n’en sais rien. Les gens ne démontrent pas forcément leur imagination au quotidien : on peut voir des gens dont le travail démontre une forte capacité à imaginer, mais IRL, on peut n’avoir que des discussions très terre à terre avec eux. Inversement, j’ai pu voir des gens démontrant de l’imagination dans un but très extraverti de partage social (et j’en garde de mémorables fous rires), mais la plupart du temps ils ne semblaient pas à rêvasser. Si je ne sais pas si les autres passent beaucoup de temps (ou peu) à imaginer, comment comparer ma propre imagination à eux ?

Bref, certains traits sont difficiles à comparer parce qu’ils ne s’expriment pas forcément en comportement perceptible : qui me dit que ce collègue de travail qui semble regarder l’horizon avec une forte appréciation esthétique (un score haut en O2) n’est pas plutôt en train de réfléchir à des idées ou valeurs (score haut en O6), à ses sentiments (une autre facette de O) ou au contraire s’empêcher de divaguer pour plutôt s’occuper de façon pragmatique à établir sa liste de taches de travail (une attitude de bas score en O) ? Bref, établir son trait sur la base d’une comparaison avec autrui me paraît difficile parce qu’on peut projeter un peu tout et n’importe quoi sur les autres (et croire quelqu’un très peu imaginatif ou très imaginatif et se tromper) donc s’évaluer de façon erronée en fonction (se croire plus imaginatif que les autres mais en fait c’est parce qu’on pense que les autres ont peu d’imagination).

Et l’autre problème lié au questionnaire est de devoir faire une synthèse d’approximativement toute sa vie, sans limites ou barrière : plus on est âgé, plus il y a des couches d’épisodes de vie qui se superposent et sont très différentes. « Je me mets facilement en colère », oui c’était le cas à telle période de vie, telle situation, mais pas en ce moment : que répondre alors ? Personnellement, même des questions simples telles que celles-ci me semblent parfois difficiles tant j’ai pu changer.

L’ESM est une méthode qui permet pour l’évalué de sortir de ces difficultés de balisage.

Comment ça marche ? C’est une méthode où plusieurs fois dans la journée, souvent de façon aléatoire, vous recevez des questions de personnalité :

  • « au cours de la dernière heure, étiez vous sociable ? »
  • « au cours de la dernière heure, travailliez-vous dur ? »
  • « au cours de la dernière heure, étiez-vous inquiet ? »

Là, on surmonte la question ambiguë de la fréquence : vous savez si vous étiez inquiet durant la dernière heure ou pas, c’est frais dans votre mémoire, vous savez la plage horaire à interroger et toutes les données qui ne sont pas pertinentes, comme la forte inquiétude que vous aviez lors de la passation de votre bac il y a 10 ans.

Les questions sont donc adaptées pour mesurer l’état de votre personnalité actuelle, et il n’y a pas de questions liées à la comparaison sociale. On interroge l’état lui-même, à savoir ce que vous sentez ici et maintenant, comment vous vous comportez ici et maintenant. Cela ressemble donc davantage à un rapport sur vous dans votre situation très présente.

Et tout cela n’empêche pas que la fréquence de vos états de personnalité sera néanmoins découverte : ces questionnaires sont passés de 4 à 6 fois par jour pendant parfois deux semaines. Très clairement, les données elles-mêmes permettent de découvrir si votre inquiétude est fréquente ou pas en rassemblant tous ces rapports. Et la comparaison peut se faire avec d’autres personnes ayant passé le questionnaire de la même façon, sans que vous ayez à la faire au doigt mouillé.

L’autre balisage que cela permet, est que les questionnaires sont passés en situation, IRL, dans l’action : si vous êtes inquiet toujours à la même heure, le même jour et pas à un autre moment, il y a peut-être là très clairement un événement particulier dans votre emploi du temps qui déclenche cette hausse. Et dans la recherche, on verra que rien que la variable « heure de la journée » a un impact sur l’extraversion en général.

Avec cette méthode, on peut donc intégrer ici une investigation sociale de la personnalité : imaginons deux profils moyens sur l’extraversion (donc ambiverts) : peut-être qu’on verra que l’un est effectivement moyen qu’importe l’heure, mais que l’autre passe de très bas à une certaine heure à très haut à d’autres heures. Ils auraient beau avoir le même score moyen, l’ESM révélerait d’un côté un vrai modéré en toute situation et de l’autre une personne qui passe d’une forte introversion à une forte extraversion selon les situations, ce qui ne correspond pas du tout au même vécu. Et peut-être qu’en regardant plus en détail nous verrions que cet étudiant ambivert fait plus de TD en groupe qui demandent cette modération  « ni introverti ni extraverti » (il faut interagir avec l’autre, mais pas trop car il faut aussi travailler) et qu’il a une vie nocturne plutôt tranquille, alors que l’autre étudiant faussement ambivert passe d’un travail de mémoire demandant une forte solitude à de grosses soirées festives.


La méthode


La méthode ESM dans la recherche consiste donc à équiper les personnes d’un pager qui sonne plusieurs fois dans la journée. Lorsque qu’il sonne, la personne doit remplir un questionnaire qui se présente généralement avec des questions qui commencent par « au cours de l’heure précédente, à quel point étiez-vous … » et là il y a des adjectifs différents (généralement ceux du big five de Goldberg,1992) renvoyant aux traits et à leurs différents niveaux (bas ou haut) :

  • Extraversion : bavard, énergique, affirmé, aventureux, affirmé, timide, audacieux, énergique.
  • Agréabilité : coopératif, confiant, impoli, chaleureux, grossier, gentil.
  • Conscienciosité : organisé, peu fiable, travailleur, responsable ; prudent, constant, consciencieux
  • Intellect : intelligent, philosophe, curieux, créatif ; brillant, artistique, irréfléchi, imaginatif.
  • Stabilité émotionnelle (l’inverse du névrosisme) : détendu, imperturbable, irritable, nerveux, peu sûr.

Puis les personnes répondent de « tout à fait vrai » à « tout à fait faux ». Cela peut être aussi représenté de façon bipolaire : la personne note par exemple si elle était plutôt « sans énergie » ou avec « beaucoup d’énergie ».

Souvent les chercheurs ont séparé les affects des traits, contrairement à l’ipip neo ou le neo pi qui subsument par exemple les affects positifs à l’extraversion ( E) et les affects négatifs au névrosisme. Clairement, cela semble un choix plus logique. On voit aussi que les formulations de phrase étant assez similaires, on ne peut pas confondre l’item avec un autre phénomène que celui de s’être senti d’une certaine façon à tel moment, et c’est rapidement connectable avec des actions.

Personnellement, j’ai du mal avec les items « intellect » de Goldberg, je trouve que c’est beaucoup trop sensible à des idées qu’on aurait sur soi-même et qui peuvent être tordus par narcissisme, par humilité, par dépression, par sentiment d’infériorité ou fonction de l’estime de soi. L’ouverture est mieux conçue à mon sens dans le neo pi r, mais dans le même temps lorsque j’ai bidouillé mon ESM sur la base du neo pi, il était incroyablement difficile de transformer en adjectifs convenables l’ouverture aux valeurs. Par exemple, j’avais mis : « …Apprécié ou découvert avec enthousiasme la différence d’autrui, ses autres valeurs, ses autres façons de vivre » mais c’est très imparfait et les mesures ne m’ont pas satisfaites, ni la passation. Cela tient à ce que cette facette mesure davantage une valeur, mais d’un côté je trouvais aussi fort dommage de ne pas pouvoir la mesurer parce que c’est une facette très intéressante.

Avec les adjectifs de Goldberg, on mesure donc une identification plus ou moins connectée aux actions : impossible de répondre qu’on était « bavard », « gentil », « poli » durant la dernière heure si on n’était pas en situation à parler avec des gens. Cela évince aussi une potentielle confusion avec de la motivation intrinsèque : avec le questionnaire on a souvent des items tels que « j’aime me connecter avec les gens » qui peuvent représenter une motivation intrinsèque (ici au contact interpersonnel), mais qui concrètement se manifeste plus rarement si la personne voit peu de gens au quotidien. Ici l’ESM supprime les motivations intrinsèques de l’équation.

En tant qu’évalué, la passation peut être pénible parfois parce qu’on est coupé plusieurs fois dans la journée, parfois pendant 10 jours. Cela peut être difficile de répondre dans les temps (si on est à la piscine, au travail, etc) mais les chercheurs laissent un délai aux personnes. Mais d’un autre côté, répondre dans le feu de l’action donne des résultats beaucoup plus objectifs, car on sait comment on est sur le moment.

L’autoévaluation me semble difficile, et si je vous ai déjà partagé mes méthodes avec l’ESM du flow pour pouvoir le reproduire, ici je n’ai pas réussi à trouver un système simple à vous mettre à disposition. Le questionnaire peut l’être, mais le problème est que pour être pertinente la masse de données, demande bien plus que de faire de simples moyennes. On trouve l’information la plus intéressante en faisant des statistiques plus poussées comme des corrélations par exemple. Autrement dit je n’ai pas trouvé de moyen de créer un système « vulgarisé » ou prêt à l’emploi que je pourrais vous partager facilement. Je n’abandonne pas l’idée pour autant, je continue à faire des tests. Si vous êtes à l’aise avec les statistiques utilisées en psycho, cette méta-analyse est la recette la plus claire que j’ai pu trouver pour reproduire l’ESM et analyser les résultats, il vous suffit de vous en inspirer : Fleeson W, Gallagher P. The implications of Big Five standing for the distribution of trait manifestation in behavior: fifteen experience-sampling studies and a meta-analysis. J Pers Soc Psychol. 2009 Dec;97(6):1097-114. doi: 10.1037/a0016786. PMID: 19968421; PMCID: PMC2791901. https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC2791901/?source=post_page—————————


La différence entre évaluer la personnalité par questionnaire VS l’ESM de la personnalité


Avec la méthode de l’ESM on ne mesure plus vraiment une personnalité « générale », des traits «permanents », mais des états de personnalité : un état est défini comme ayant le même contenu affectif, comportemental et cognitif qu’un trait y correspondant, mais ne s’appliquant que pour une durée plus courte (Fleeson, 2001). Dans cette définition, le trait est considéré comme un comportement et ce trait peut être généralisé : dire qu’un individu est extraverti par exemple, c’est généraliser son comportement typique d’extraversion.

Et cette distinction s’avère importante parce que la grande découverte faite avec la méthode de l’ESM est que tout le monde expérimente tous les niveaux de traits au quotidien, sans qu’il y ait besoin de situations exceptionnelles pour cela. On varie à tel point que lorsque les chercheurs comparent les rapports, ils trouvent davantage de différences intraindividuelles (des différences entre nos propres comportements) que de différences interindividuelles (les différences entres les personnes). Dit autrement, on a plus de chances d’être dans un état de personnalité très similaire à notre voisin qu’à nous-même à un autre moment. Les traits les plus variables en nous sont l’extraversion et la conscienciosité, suivis de l’agréabilité et du névrosisme ; seule l’ouverture ( = intellect dans le graphique) sort du lot avec moins de variation intra comme interindividuelle :

 

Issu de la table 3 de Fleeson W, Gallagher P. The implications of Big Five standing for the distribution of trait manifestation in behavior: fifteen experience-sampling studies and a meta-analysis. J Pers Soc Psychol. 2009 Dec;97(6):1097-114. doi: 10.1037/a0016786. PMID: 19968421; PMCID: PMC2791901. https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC2791901/?source=post_page—————————

Si les traits varient autant, qu’on expérimente tous les états au quotidien, qu’on diffère plus de nous-mêmes que des autres, alors que vaut le questionnaire de personnalité ? Cette stabilité si vantée par McCrae et Costa n’est-elle qu’un effet lié à la méthode du questionnaire, alors qu’en réalité on varie plus de personnalité que de chaussettes au quotidien ? Au vu des résultats de l’ESM, l’idée d’une personnalité comme un noyau en nous, persistant dans le temps, semble voler en éclats.

Mais étonnamment, la méta-analyse de ces méthodes ESM démontrera aussi que l’individu a une signature personnelle et qui s’avère en plus très prédictible. On varie énormément, expérimentant tous les traits, tout ayant une stabilité dans notre personnalité qui s’avère assez prédictible.

Les chercheurs ont comparé les résultats des questionnaires aux résultats d’états de personnalité pour voir s’ils étaient en lien.

Si on fait la moyenne des états de personnalité et qu’on compare avec son score au questionnaire, oui, il a des corrélations importantes. Ci-dessous, chaque ligne du tableau montre les corrélations d’une étude, et les deux dernières lignes montrent les résultats de la méta-analyse et de la méga-analyse. Chaque corrélation est la corrélation entre les scores d’une évaluation par questionnaire standard et les moyennes des états de personnalité obtenus par ESM. Cela peut être interprété comme la corrélation entre la manière dont les individus déclarent agir en général sur un questionnaire et la manière dont ils agissent en moyenne sur quelques jours de leur vie quotidienne. Le nombre de personnes évaluées variait selon les études entre 12 à 63 participants ayant produit entre 9,8 à 169,9 rapports par participant.

J’ai mis en jaune les résultats les corrélations les plus fortes et significatives, c’est-à-dire supérieure à .30 et à p < .001 ou p < .01 (c’est-à-dire que le résultat est significatif au niveau statistique, il y a bien un lien qui est trouvé, il n’est pas dû au hasard). Les cases en noir signifient que le trait n’était pas testé dans l’étude.

Table 6 : Relation entre les scores au Big five et la moyenne des états de chaque étude ; ***p < .001 ; **p < .01 *p < .05 Fleeson W, Gallagher P. The implications of Big Five standing for the distribution of trait manifestation in behavior: fifteen experience-sampling studies and a meta-analysis. J Pers Soc Psychol. 2009 Dec;97(6):1097-114. doi: 10.1037/a0016786. PMID: 19968421; PMCID: PMC2791901. https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC2791901/?source=post_page—————————

Mais c’est aussi le cas si on compare le maximum que vous performez sur un trait dans vos états et le questionnaire les corrélations

 

Ce qui amène les chercheurs à penser que, lorsqu’on remplit le questionnaire, on note le maximum de capacité dont on peut faire preuve avec un trait. À l’ESM, cela correspond aux moments où vous scorez au maximum sur un trait. L’inverse est aussi vrai : le score le plus bas dans les états représenterait en quelque sorte le niveau de base du trait.

On pourrait se dire que les gens ont peut-être répondu de façon automatique sur le même modèle (par exemple mettre tout le temps « durant la dernière heure, j’ai été sociable ») parce qu’il est bien connu que les gens ont tendance à vouloir montrer une cohérence, une image de soi stable.

Mais ce n’est pas le cas. D’une part, la variation énorme montrait bien qu’à chaque fois ils notaient différemment en fonction de ce qu’ils avaient vécu, et, d’autre part, si on compare le questionnaire à un état pris au hasard (et pas tous), c’est là qu’ils sont le moins en lien :

 

Donc on a encore là des résultats incroyables et même difficiles à se représenter : oui, on change en permanence de niveaux de traits sans même qu’il y ait besoin de situation de ouf pour cela, et oui, on reste stable dans notre personnalité, on a une signature personnelle stable.

Pour bien comprendre ça, on peut voir les comparatifs qu’ils ont faits sur des profils différents : d’un côté, on a par exemple les introvertis qui scorent bas sur l’extraversion dans le questionnaire et de l’autre les hauts scores en extraversion :

Les chercheurs expliquent que même si on voit que les introvertis et extravertis agissent différemment, on voit beaucoup de chevauchement dans leur façon d’agir (les zones que j’ai mis en couleur) : c’est-à-dire qu’un extraverti se comportera régulièrement de façon introvertie et inversement. Mais la différence est dans la fréquence des comportements de milieu de gamme. C’est-à-dire que les extravertis sont dans des états modérément extravertis 5 à 10 % plus souvent que les introvertis et les introvertis sont dans des états modérément introvertis 5 % à 10 % plus souvent que les extravertis. Autrement dit, les différences caractéristiques ne sont pas forcément dans les extrêmes, mais dans les comportements moyens réguliers. Si on regarde les bas agréables, ils ne sont pas caractérisés par des comportements très désagréables la majeure partie du temps, mais simplement un comportement moyennement agréable plus courant que les hauts agréables qui eux ont un comportement très agréable en moyenne. Selon les chercheurs, il ne s’agit pas d’imaginer que les hauts ouverts ont toujours des pensées profondes, c’est surtout qu’ils adoptent une approche modérément plus créative que ceux qui sont bas en ouverture. Autrement dit, ce sont de subtiles touches de différence, d’habitudes, qui créent cette différence de profil.

Bien que cela n’en ait pas l’air, employer le terme « habitudes » ici est une opposition aux théories de de McCrae et Costa (vu ici), où il n’était pas question de confondre le terme habitude de trait. Or quand je vois ces différences subtiles entre des profils de personnalité «opposée », je ne peux m’empêcher de me dire que c’est une question d’habitude qui fait la différence : si le haut agréable rapporte beaucoup plus de politesse que le bas agréable (à qui il arrive d’être poli, mais moins souvent), n’est-ce pas parce qu’il a l’habitude de ce style de relation entre personnes ? Mais cette hypothèse casse évidemment l’idée d’une personnalité comme innée, insensible aux influences sociales, puisqu’elle sous-tend que le trait peut être appris, conditionné et performé.

Et on a vu que les chercheurs nous avaient déjà parlé de cette question de performance, pour expliquer pourquoi il y avait une corrélation entre l’état maximum de personnalité trouvé via ESM et le questionnaire : lorsqu’on passe le questionnaire, on ferait inconsciemment un compte rendu de nos performances : voici le maximum de grégarité dont je peux faire preuve, le maximum de dépression, le maximum d’imagination. Mais cette hypothèse de la personnalité comme étant une capacité qu’on performe avec plus ou moins d’éclat est aussi quelque chose qui rompt totalement avec la perspective de McCrae et Costa : comme la personnalité n’était qu’issue de notre physiologie ils n’admettaient pas qu’elle change que si on subissait un événement modifiant notre biologie. Or, ce qu’on voit à l’ESM c’est que malgré un quotidien somme toute assez normal d’étudiants, qui ont l’air d’aller assez bien en moment (haute stabilité émotionnelle, on peut prendre ça comme un indicateur de bien-être), ils performent sur tous les traits à tous les niveaux. Je doute qu’ils aient vécu des événements différents métamorphosant leur biologie plusieurs fois par jour. L’explication la plus raisonnable est celle de l’adaptation aux situations, aux événements et non une détermination uniquement biologique.

Ce qui est fou avec cette étude, c’est qu’elle donne tout autant raison que tort à McCrae et Costa, qu’elle donne tort et raison aux critiques situationnelles telles que formulées par Mischel (parce qu’il s’avère que si la personnalité est prédictible/stable, elle est aussi fortement imprédictible/instable au quotidien). Et ça va aller encore plus loin, puisqu’elle va carrément marier les théories de Bandura, de Mischel, et celle des théoriciens de la personnalité perçue comme étant une disposition. Fini les bagarres de clan entre l’équipe situationnelle VS l’équipe dispositionnelle2, les méthodes de l’ESM et les théories qui vont en découler vont réunir à la fois le pouvoir des situations et le pouvoir des dispositions, tout en acceptant au passage la possibilité de l’autodétermination  : ce sera la théorie TOTALE des traits, ou Whole Theory Trait donc on va commencer à voir les études la prochaine fois.

La suite : ♦PP11 : LE POUVOIR DES SITUATIONS SUR LA PERSONNALITÉ

 


Note de bas de page


La totalité de la bibliographie de ce dossier est présente ici : https://www.hacking-social.com/2023/04/03/%e2%99%a6ppx-sources/ 

1 Je n’ai pas non plus parlé de tout, et ce n’est pas par désintérêt : pour des raisons de vulgarisation je me suis concentrée sur les critiques portant sur le concept du modèle à cinq facteurs et non sur les choix méthodologiques par exemple. Mon angle ici est celui de l’évalué et ce qu’il peut faire de son autoévaluation ou des conceptions de la personnalité en général, et non de l’évaluateur.

2Enfin, façon de parler, elles ont toujours lieu dans plein de sphères, y compris hors terrain académiques.

Viciss Hackso Écrit par :

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13 Comments

  1. Casuan
    7 juin 2023
    Reply

    Bonjour,
    Est-ce qu’il n’y a pas également un biais à demander à la personne de s’auto-évaluer sans se comparer aux autres? Il me semble que le fait qu’il y a plus de différences intra-individuelles peut s’expliquer parce que la personne va égaliser ses réponses par rapport à son expérience habituelle, par exemple quelqu’un de généralement introverti peut se sentir particulièrement extraverti en ayant une interaction sociale qui serait complètement anodine pour quelqu’un qui est globalement plus extraverti. Du coup ça rendrait les résultats incomparables d’une personne à l’autre, puisqu’ils se basent sur des échelles personnelles.

    • Viciss Hackso
      9 juin 2023
      Reply

      Je vois ce que tu veux dire, mais les questions forcent en quelque sorte à être objectif. Par ex « la dernière heure, j’ai socialisé » (avec pour réponse pas du tout/un peu/beaucoup par ex) si c’est mesuré 4 fois par jour pendant 2 semaines, un grand extraverti aura plein de réponses positives montrant une fréquence haute, alors qu’un grand introverti aura plein de réponses négatives ou peu de positives. C’est un état des lieux des performances de personnalité. S’il y a autant de différences intra individuelles, c’est qu’en réalité, les gens s’ajustent aux situations, un extraverti ne peut pas l’être s’il est dans un travail solitaire, un introverti ne peux pas l’être si son travail lui demande de sociabiliser. Donc ça varie énormément, mais on voit aussi la singularité d’un introverti dans le temps, parce que dans nos vies on choisit aussi nos activités (et l’introverti choisira davantage de situations/activités seules et l’extraverti l’inverse).

  2. Anonyme
    12 juin 2023
    Reply

    Cet méthode est ultra intéressante et me fait poser plein de questions : est-ce que l’on a des distributions typiques que l’on retrouvera plus souvent que d’autres ? A partir de quel nombre de questionnaires remplis a-t-on un résultat fiable ? Comment gérer les biais possibles (du type, on fait passer le questionnaire souvent à la même heure et donc on a une impression de stabilité car l’individu est toujours dans le même état à cette heure là) ? Comment peut-on caractériser les situations dans lesquelles les questionnaires sont passés ? Je sais que les articles suivants vont répondre en partie à mes questions (merci pour le ebook !) mais cette méthode met vraiment mon cerveau en ébullition !

    • Viciss Hackso
      12 juin 2023
      Reply

      Je suis contente que l’ébullition soit partagée, j’adore cette méthode aussi !
      « est-ce que l’on a des distributions typiques que l’on retrouvera plus souvent que d’autres ? » Généralement les chercheurs ne sont pas dans la comparaison entre les distributions, à part pour des cas précis, par exemple ils peuvent comparer des personnes habituellement hautes sur un trait avec d’autres habituellement plus basse. Mais la moyenne des groupes peut donner une idée de ce qui est typique à savoir une frequence haute sur l’expression de traits moyens, et plus rare pour les expressions de traits extremes.

       » A partir de quel nombre de questionnaires remplis a-t-on un résultat fiable ? » Dans une méta-analyse ( https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC2791901/?source=post_page————————— ) on voit que les recherches oscillent entre 4 et 7 questionnaire par jour par personne, souvent pendant plus ou moins 10 jours. Ils ont généralement plus de 1000 rapports, mais dans une grosse étude qui a duré 35 jours, ils avaient plus de 5000 rapports. Généralement plus y a de données, mieux on saisira de façon plus exacte un phénomène. Quand j’ai voulu tester la méthode sur moi, j’ai visé la variété de situations, j’ai du produire 16 rapports de chacun à 30 questions (et parfois 90 quand j’ai voulu tester d’autres variables, ce qui était beaucoup trop :D), ça m’a permis de dégager quand même des corrélations et des chiffres qui m’ont étonnée sur moi même. Mais ça n’a pas de valeur scientifique, je voulais juste éprouver la methode, sentir ce que ça faisait et reproduire les calculs pour mieux comprendre.

      « Comment gérer les biais possibles (du type, on fait passer le questionnaire souvent à la même heure et donc on a une impression de stabilité car l’individu est toujours dans le même état à cette heure là) ? » Généralement les programmes (que ce soit sur téléphone ou avant avec pager) génère aléatoirement l’envoi du questionnaire, donc ce n’est pas à la même heure. Ils programment tout de même des limites pour ne pas gêner les personnes (pas d’envoi la nuit ou le matin trop tot). Et il y aura quand même des individus qui, ayant une vie trés routiniére, vont avoir de même états de personnalité aux mêmes heures et ce n’est pas du tout un biais que de le remarquer, au contraire, ça veut dire surement plein de choses : peut être c’est une routine décidée sciemment, comme lié à des obligations (aller au travail/ à l’école) ou des phénomènes d’ordre biologique (certains sont dans l’impossibilité d’être extraverti au reveil parce que leur corps fournit pas directement l’énergie qu’il faut, alors que d’autres au contraire sont plein d’énergie au réveil).
      « ? Comment peut-on caractériser les situations dans lesquelles les questionnaires sont passés ?  » effectivement l’article que je viens de publier aujourd’hui ( https://www.hacking-social.com/2023/06/12/%e2%99%a6pp11-le-pouvoir-des-situations-sur-la-personnalite/ ) répond à tes questions 🙂 Pour la situation, il y a des données très simples qui sont déjà connus comme l’heure et la journée, d’autres liés à ce qu’on sait des participants (dans une recherche, l’ESM concernait des étudiants, dont une période correspondait à un temps scolaire et un autre à un temps de vacances). Et il y a des questions directes fournies avec celles de la personnalité pour savoir si la personne a l’opportunité ou non de sociabiliser (« étiez vous en présence d’amis ? ») si elles étaient en condition de travail forcé ou non, etc. Puis c’est croisé avec les états et c’est là qu’on découvre des choses qui apparraissent évidentes aprés coup (on est évidemment plus conscienciencieux quand on travaille) mais aussi des surprises selon les individus (en condition de travail forcé, certains vont hausser au maximum leur conscienciosité pour ensuite la baisser tant que possible, alors que d’autres vont rester moyen qu’importe la situation). Mais j’en dis pas plus tu découvriras tout ça dans https://www.hacking-social.com/2023/06/12/%e2%99%a6pp11-le-pouvoir-des-situations-sur-la-personnalite/ et ceux qui suivent 🙂

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