⬛ PP6 : La personnalité figée dans le plâtre, stable et inchangeable dès nos 30 ans ???

Aujourd’hui, on va s’attaquer à des fondements de la théorie des traits par McCrae et Costa, à savoir la stabilité et la détermination physiologique de la personnalité (qui explique que la personnalité serait stable dans le temps, car indépendante des effets des environnements). On s’en tiendra pour l’instant à des arguments qui restent encore internes à la perspective dispositionnelle, et les recherches qui font vaciller cette notion de stabilité et de son unique détermination physiologique ne remettent pas forcément en cause la perspective de la personnalité façon FFM.

La totalité du dossier est accessible en epub : https://www.hacking-social.com/wp-content/uploads/2023/06/La-personnalite-cette-performa-Viciss-hackso.epub

Articles du dossier : 

Je ne vous le cache pas, cela a été difficile de démêler les fils parce que j’ai l’impression que deux temps s’entremêlent : celui de la personnalité crue comme figée dans le plâtre dès 30 ans (ce qui était un verdict implacable durant les années 70) et le temps de la modération, arguant que la personnalité est à la fois stable et flexible, capable de changer. Difficile de savoir ce que croient réellement les chercheurs, puisque les deux positions sont parfois défendues en même temps quand bien même cela représenterait quelque chose de vraiment très différent, et parfois j’ai eu l’impression que la modération n’était qu’une défense prise face aux critiques, mais qu’au fond, puisque le modèle restait inchangé, c’était la première perspective qui était crue. Et les critiques sont aussi difficiles à démêler, certains attaquent le modèle à 5 facteurs en lui attribuant des perspectives plus anciennes qu’il n’a plus vraiment, se basent sur des questionnaires démodés pour argumenter, alors que le Neo Pi a réglé les problèmes des anciens questionnaires. Très souvent, je me suis retrouvée à vérifier et revérifier des sources constatant que ces sources ne disaient pas ce que les attaquants lui attribuaient de si horrible. Bref, j’étais sur un champ en guerre.

Dit ainsi, on pourrait croire que je vous décris là des querelles de chapelle qui ne sont pas si importantes, après tout qu’importe de savoir si la personnalité est stable ou non ? Et qu’importe de croire que la personnalité serait déterminée par le physiologique ou le social, les deux ou un seul ? N’est-ce pas là un débat qui n’est important que pour la recherche ? Est-ce que cette guerre académique vaut-elle la peine d’être vulgarisée ?

Je me suis posée ses questions à chacune des critiques que j’ai pu rencontrer. Par exemple, on ne verra pas vraiment les critiques sur le nombre de traits, l’appellation des facettes, certaines méthodes parce qu’effectivement là on était dans un débat concernant la recherche qui serait peu généralisable à nos vies : je doute que vous ayez besoin de billes au quotidien pour débattre sur le fait que si, la créativité est mesurable par questionnaire ou que non, il faut faire un test de performance, et que non, cela ne mesure que la capacité à produire des solutions, et que non, c’est une aberration de la mettre dans l’ouverture, et que si, c’est nécessaire, etc.

Mais croire que la personnalité ne bouge pas (stabilité absolue) ou qu’elle peut bouger (stabilité relative) a un impact au-delà du débat académique : si on croit qu’elle ne bougera jamais et que ça dépend de notre biologie, alors on peut croire qu’on ne réglera jamais ses problèmes d’anxiété, de dépression ou de facettes qui nous gênent pour une raison ou une autre.

Au mieux, on fera avec. On croira aussi que les autres ne changent pas, donc s’ils posent problème, on les virera de nos vies, on n’espérera pas d’amélioration ou d’adaptation, on ne tentera pas d’autres approches.

Cette croyance en la stabilité absolue amène rapidement à penser que, comme les gens sont totalement incapables de changer et que c’est dans leur « nature » d’être mauvais par exemple, alors on sera pour des sanctions sévères qui les écartent définitivement de la société, des mises en prisons à vie ou des peines de mort. On arrive rapidement à certaines idées politiques, et un racialiste n’a plus qu’à se ramener et expliquer que certains traits comme l’ouverture haute/agréabilité basse fait le génie des Européens (ce qui est faux sur tous les plans) et voilà qu’en plus on détourne le FFM (five factor model) pour en faire un argument d’autorité pour zététicien d’extrême droite.

Ainsi, c’est pour cette raison aussi que je vais m’attarder sur la question de la stabilité et de la détermination biologique, ce n’est pas par simple plaisir de débat académique : ces croyances ont des impacts sur nos vies (vraiment il y a de quoi doomer si on croit que telle facette haute de notre névrosisme ne peut pas changer, car c’est dans notre biologie, heureusement que c’est faux), notre perception des autres, nos actions, nos choix politiques.

Au-delà de ça, assouplir cette question de stabilité et cette détermination biologique, c’est ouvrir la porte à des solutions : si la personnalité n’est pas que déterminée par le biologique, alors des mesures extérieures sociales peuvent aider à par exemple diminuer le N ou aider les gens à scorer plus haut sur les facettes qu’ils souhaitent avoir. Le fait que la stabilité soit questionnée pose des questions de fond sur l’autodétermination, la possibilité d’une petite marge de manœuvre quant à ses choix, quand bien même on peut aussi voir de l’autodétermination dans la stabilité.

« Costa et McCrae ont noté que la personnalité est à peu près “figée comme du plâtre” après 30 ans.

De telles preuves de stabilité soulèvent un certain nombre de questions théoriques, philosophiques et idéologiques. Comment, alors, définissons-nous les concepts de croissance psychologique et de liberté ? Dans quelle mesure les individus ont-ils la capacité de faire des choix ? La personnalité est-elle une destinée ? D’un point de vue appliqué, à quoi servent les interventions psychologiques ? »

Piedmond, The revised neo personality inventory clinical, 1998

Spoiler : on verra que la personnalité change — pour le meilleur comme pour le pire — dans l’interaction avec les environnements sociaux, de façon parfois volontaire comme involontaires. Et quand bien même cela paraît impensable pour beaucoup, ces changements affectent la biologie qui n’a également rien d’une destinée écrite dans le marbre. Tout comme on peut changer son niveau de force physique via un rôle social (un travail nécessitant de la force), via des exercices volontaires pour changer (aller à la salle), et ce même malgré moins de prédispositions à prendre du muscle, nos traits peuvent être changés et passer d’une instabilité émotionnelle à une plus grande stabilité, et ces deux états seront permis par la biologie de la personne en question. Notre biologie n’est pas un jugement fatal, elle change sous l’effet d’expériences, y compris les gènes qui peuvent plus ou moins s’exprimer selon ce qui se passe entre nous, nos choix ou nos contraintes, les environnements sociaux et les situations y compris politiques1.


La stabilité, une façon d’essentialiser la personnalité ?


McCrae et Costa sont de grands défenseurs de la stabilité de la personnalité, bien que leurs propres recherches par la suite les aient fait assouplir cet avis. Ils considéraient en premier lieu la personnalité « fixée comme du plâtre » dès 30 ans. Et lorsque le grand public a appris ça dans les médias, ça s’est mal passé :

« Nos conclusions [sur la stabilité de la personnalité dès 30 ans] semblent être lues comme une condamnation à mort pour toutes les personnes qui ne sont pas satisfaites d’elle-même »

McCrae, Costa, Personality in adulthood, a five factor theory perspective, 1990

Tout d’abord, ils comprennent que les individus voient la personnalité selon leur propre angle, à savoir qu’ils se comparent à eux-mêmes et donc ne sentent pas à 60 ans comme ils étaient à 30 ans. Ils se sentent avoir changé, évolué. Or, ici on parle d’une stabilité trouvée dans les recherches, donc de moyennes de groupes à travers le temps. McCrae et Costa disent qu’ils n’excluent donc pas que les individus changent : un peu comme si une classe avait toujours en général les mêmes moyennes en math, mais qu’en regardant les élèves, on voyait que certains étaient passés de haut à bas dans le temps ou inversement.

Les chiffres sont néanmoins formels sur la stabilité2 : de nombreuses études longitudinales démontrent une constance et on ne peut pas arguer que c’est parce que les individus, ayant passé l’évaluation plusieurs fois, cherchent inconsciemment à se rendre constants. En effet, lorsque l’évaluation est passée par un proche, un conjoint évaluant son partenaire par exemple, non seulement celui-ci va donner des scores similaires, mais ce sera pareil à travers le temps, à quelques variations prés.

Mais ce sentiment de condamnation à mort par la constance de traits « négatifs » n’est pas franchement découragé par les chercheurs. Dans un passage sur le concept de soi, qui seraient changeant chez ceux N+ (voir image ci-dessous), il ont un verdict sombre, et jugent négativement ces profils :

« Il semble probable que le névrosisme interfère avec le développement d’un concept de soi intégré. Il n’est peut-être pas surprenant que des individus riches en névrosisme, dont la nature authentique est d’être misérable, continuent d’essayer de nouvelles définitions de soi, comme un insomniaque qui ne peut pas trouver une position confortable au lit »3.

McCrae, Costa, Personality in adulthood, a five factor theory perspective, 1990

On parle donc bien de « nature » ici, qui plus est authentique… Selon leur logique, un N+  qui serait un jour non déprimé, non angoissé, serait-il considéré comme jouant un rôle n’étant pas le sien ? Ce passage a clairement le caractère d’une condamnation à vivre uniquement en N+.

Les critiques, notamment ceux plus partisans de la théorie de l’apprentissage social (Bandura, Mischel4), leur ont argué que cette stabilité était due au fait que les individus restent dans les mêmes environnements sociaux (famille, travail, mêmes loisirs, etc.). À cela, McCrae et Costa affirment un désaccord : la personnalité est une partie intrinsèque de la personne, elle n’est pas le miroir des événements actuels, mais plutôt la conséquence des développements personnels antérieurs. L’environnement social, bien que semblant être pris en compte dans leur modèle, est vu comme ayant un rôle mineur :

«  L’environnement peut accélérer ou retarder, faciliter ou endommager la transformation [personnelle], mais les chenilles ne se transformeront jamais en araignées, quels que soient les environnements que nous leur imposons. Le même matériel génétique de base perdure et se manifeste dans les étapes successives du développement. »

McCrae, Costa, Personality in adulthood, a five factor theory perspective, 1990

Pour éviter de trigger les arachnophobes, contentons-nous d’un simple cocon d’humain 🙂

Donc encore une fois, si le N+ est une chenille misérable, il deviendrait un papillon tout aussi misérable, et ce parce que c’est dans ses gènes. Et c’est là tout ce qui fait le nœud de la résistance de McCrae et Costa à reconnaître une possibilité de vrai changement ou des effets de l’environnement social sur la personne : quand bien même leur modèle reconnaît des conditionnements culturels, qu’ils reconnaissent qu’un extraverti s’adapte et ne fait pas la fête à un enterrement, il voudrait tout de même faire la fête s’il le pouvait, parce qu’une partie intrinsèque tend à cela chez lui. Et si cette explication passe relativement bien lorsqu’on parle d’un extraverti. Je pense que vous prenez la mesure de la potentielle cruauté lorsqu’on applique cela à un haut névrosé, comme Barbara : si elle n’angoisse pas, si elle a surmonté la dépression due à son harcèlement sexuel, on peut tout de même prédire qu’elle retrouvera une raison de déprimer et d’angoisser parce que cela lui serait intrinsèque, ça serait dans sa « nature », sa stabilité serait dans le haut névrosisme, ce serait son développement « authentique ». D’où le fait que dans la citation au début de cet article, Piedmond, psychologue clinicien en venait à se demander à quoi servaient les interventions psychologiques, si la personnalité était une destinée : si on pousse le raisonnement jusqu’au bout, les thérapies sont quasi inutiles, apprenant juste à la personne qu’elle sera misérable toute sa vie et qu’il faut l’accepter.

L’homme-papillon éternellement misérable…

L’essentialisation de la personnalité n’est pas ce qui apparaît en premier lieu dans les écrits, parce que McCrae et Costa apparaissent très modérés, n’hésitent pas à s’interroger sur les autres raisons. Cependant le courant dans lequel ils veulent inscrire leur théorie des traits est révélateur :

« Les grandes écoles [en psychologie] ont été interprétées comme représentant trois philosophies différentes de la nature humaine qui, par souci de contraste, sont souvent représentées de manière simpliste […] Ces caricatures de la nature humaine ne rendent peut-être pas justice aux complexités des théories elles-mêmes, en particulier dans leurs formes contemporaines, mais elles mettent en évidence les préoccupations fondamentales de chaque perspective. De la tradition psychanalytique, nous pourrions déduire que l’individu est fondamentalement irrationnel, mû par des instincts animaux, avec un contrôle rationnel maintenu uniquement par les forces compensatoires de la culpabilité et de l’anxiété socialement induites. D’un point de vue behavioriste, l’individu est considéré comme moins inquiétant et imprévisible ; en effet, la nature humaine est en grande partie ou entièrement le résultat d’expériences dans l’environnement social qui façonnent et récompensent certains comportements. Les gens sont des créatures réactives et habituées à l’environnement dans lequel ils vivent. Les psychologues humanistes dotent les gens d’un aspect beaucoup plus agréable ; l’amour, la créativité et le jeu sont considérés comme les caractéristiques essentielles de la nature humaine, et l’irrationalité et la rigidité sont interprétées comme des signes de l’influence destructrice de la société.

Pendant des décennies, le débat a fait rage pour savoir lequel d’entre eux est la véritable image de la nature humaine. L’idée qu’ils pourraient tous contenir un élément de vérité est un truisme qui n’a captivé l’imagination de presque personne. Mais elle forme la base d’une autre école : la psychologie des traits, ou des différences individuelles. Cette perspective résiste aux généralisations faciles et radicales :

Les gens sont-ils fondamentalement égoïstes ? Certains le sont, d’autres non.

L’être humain est-il intrinsèquement créatif ? Certains le sont, d’autres non. »

McCrae, Costa, Personality in adulthood, a five factor theory perspective, 1990

Mais cette addition théorique que font McCrae et Costa n’est pas vraiment une résistance à la généralisation ni ne consiste à prendre simplement le meilleur des théories. C’est au contraire opérer un tri en supprimant les perspectives qui tiennent compte des environnements sociaux (pour voir leur effet sur le comportement, soit l’école behavioriste comme l’école humaniste5). Ils ne gardent que ce qui fait une attribution causale interne des comportements.

Nous avons expliqué les biais des attributions causales internes ici : Dossier pôle emploi https://www.hacking-social.com/2016/08/29/pe1-pourquoi-le-pole-emploi-nous-deprime-et-comment-y-remedier/ – MCQ allégeance https://www.hacking-social.com/2019/02/04/mqc-la-norme-dallegeance-une-forme-de-soumission/

Dans cette conférence :

Dans ces vidéos :

Et ces attributions causales internes ne sont finalement que partagées avec la psychanalyse, si ce n’est que dans l’optique de McCrae et Costa, la nature humaine de certains pourra être considérée comme bonne en soi, indépendamment de ce qui se passerait d’extérieur. La causalité des comportements est donc pour eux située dans les traits de l’individu. Ceci explique aussi pourquoi ils n’ont pas inclus les apports de la psychologie cognitive ou sociale dans leur modèle ou n’en font des éléments qui n’adviennent qu’en second lieu ou à côté. Or, déjà à leur époque, on ne peut pas nier l’effet massif d’un environnement ou d’une situation sociale sur la personne : isoler sensoriellement une personne pendant un moment, qu’importe son névrosisme de base, clairement vous obtiendrez des comportements qui cocheraient un score haut à ce trait ; forcez une personne à œuvrer à un génocide et vous supprimerez l’agréabilité qu’elle pouvait avoir de générale envers les gens, pour qu’elle ne porte que sur son ethnie6. Si on restait dans une logique des traits face à ces deux expériences violentes issues de l’extérieur, on en viendrait à dire que la privation sensorielle est mal supportée parce que l’individu a trop de névrosisme, et que le soldat était en fait bas agréable et révèle sa « vraie » nature en étant dans la haine de son ennemi. Non, la situation est déterminante, on ne peut pas supprimer sa responsabilité dans l’équation qui mène au comportement.

Ceci étant dit, McCrae et Costa ne vont pas jusqu’à cette extrémité de raisonnement au sujet de la guerre, mais estiment que la personnalité reste quand même immuable :

« La personnalité, selon cette théorie, n’est pas à la merci de l’environnement immédiat ; en effet, elle résiste à tous les chocs de la vie et du vieillissement. Des événements catastrophiques — maladies, guerres, grandes pertes — peuvent altérer la personnalité, tout comme une intervention thérapeutique efficace. Mais selon la théorie de la stabilité, le cours naturel de la personnalité à l’âge adulte est immuable ».

McCrae, Costa, Personality in adulthood, a five factor theory perspective, 1990

Toujours dans cette attribution causale interne des comportements, j’ai été étonnée par leur interprétation d’une étude de Fleeson (2001) qui est en quelque sorte un prélude à la dernière conception de la personnalité qu’on abordera plus tard dans ce dossier (WTT) : dans cette étude où la personnalité est testée plusieurs fois par jour, il est découvert d’énormes variations dans les traits, il y a plus de variations des hauteurs de traits au sein de la personne qu’entre les personnes. Autrement dit, au fil de la journée vous êtes plus différent de vous-mêmes que des autres, ce qui est une découverte assez énorme qui clairement semble bousculer les fondements théoriques de la personnalité de façon dispositionnelle et sa stabilité. Il est aussi découvert que si par contre on pense en terme de moyennes, on retrouve cette stabilité : on prend quelques scores de personnalité, on calcule la moyenne, et on peut prédire ce que serait la moyenne à d’autres moments. McCrae et Costa donnent une image intéressante pour expliquer d’une part la variation et la stabilité de la moyenne :

«  En d’autres termes, chaque individu avait un niveau moyen caractéristique, mais toutes les personnes variaient autour de cette moyenne dans des circonstances différentes. L’été est toujours chaud et l’hiver froid, mais il y a une large gamme de températures au sein de chaque saison. »

McCrae, Costa, Personality in adulthood, a five factor theory perspective, 1990

Cependant, McCrae et Costa ne restent pas silencieux sur les résultats liés aux interactions avec la situation trouvée par Fleeson (2001) : l’extraversion variait en fonction de l’heure de la journée et du nombre de personnes en présence (on n’est donc pas sur une influence massive de l’environnement comme la guerre par exemple, mais une variation de situation très banale), et chacun avait aussi une réactivité différente à ces signaux situationnels. Autrement dit, ce n’était pas parce que ça y est, il était 21 h, qu’invariablement les individus se mettaient à faire tous la fête, mais chez certains, l’heure et la présence de beaucoup de personnes étaient comme un signal de l’environnement qui activait une forte extraversion, ou une plus modérée, ou pas plus d’extraversion. C’est un résultat extrêmement intéressant parce qu’il donne raison à des perspectives à la fois situationnelles (les situations ont un impact sur le comportement) comme plus individuelles (l’individu a un élan singulier propre à lui-même face à une situation). Pourquoi n’est-ce pas relevé par McCrae et Costa ? Pourquoi n’insistent-ils que sur ce qui concorde avec leurs théories (la question de la stabilité) et pas ce qui lui apporte une autre complexité (les variations, le pouvoir situationnel sur les comportements) ? Pour eux, ce qui un « véritable » changement serait qu’un modèle cohérent de personnalité soit remplacé par un autre.

Il y a toujours cette « nature » selon eux, soit elle agit comme prédit, soit elle est remplacée par une autre : soit le haut névrosé reste dans le modèle maintenant sa misérabilité, soit il change. Le poids de l’environnement est ignoré dans cette dynamique, alors que si on prend le point de vue des recherches comme celle de Fleeson, peut-être qu’on verrait que le N+ l’est beaucoup moins par moments, lorsqu’il n’est pas dans des situations qui augmentent son névrosisme — (et qui d’ailleurs pourraient peut-être l’augmenter pour tout le monde). Si on était dans une perspective comme celle de Fleeson, on pourrait envisager d’aider le N+ à repérer les signaux situationnels qui déclenchent des émotions positives, voire à essayer de vivre davantage ces situations. Si les situations à haut névrosisme sont inévitables, mais qu’on sait que d’autres personnes n’ont pas cette hausse de névrosisme à un point sapant, il pourrait y avoir là des pistes de solutions pour les aider à contrer cette hausse. Bref, cela semble ouvrir des possibilités de sortir de cette « nature misérable » (qui n’est plus vraiment une nature, puisque les études de Fleeson montrent qu’il est possible de vivre toutes les hauteurs de trait dans une même journée), mais McCrae et Costa ne soulignent pas cet espoir.

McCrae et Costa persistent à insister sur la stabilité, et ils y voient aussi quelque chose de positif :

« Imaginez le chaos qui en résulterait si la personnalité n’était pas stable ! Comment pourrions-nous nous engager dans le mariage si les qualités que nous aimions dans notre épouse étaient susceptibles de changer à tout moment ? Qui se donnerait la peine de terminer ses études de médecine sans croire qu’il serait toujours intéressé par la médecine des années plus tard ? Comment pourrions-nous voter sagement pour des politiciens si leur diligence et leur conscienciosité passées n’étaient pas un gage de leur performance future ? Sur quelle base déciderions-nous de prendre une retraite anticipée et de déménager en Floride si nous pensions qu’à tout moment nous pourrions devenir des travailleurs compulsifs à l’énergie débordante ? »

McCrae, Costa, Personality in adulthood, a five factor theory perspective, 1990

C’est quelque chose de positif selon eux pour planifier notre avenir, prédire aussi le comportement des autres. Ainsi, ils n’ignorent pas que penser et vouloir que la personnalité reste stable, c’est potentiellement exercer une pression sociale sur les autres qui participe à créer cette stabilité :

« Nous attendons des gens qu’ils restent tels qu’ils sont. Bons ou mauvais, nous voulons qu’ils soient fiables et prévisibles afin de pouvoir compter sur eux pour planifier notre propre avenir. Ils ressentent la même chose pour nous ; une des explications de la stabilité est la pression sociale exercée pour maintenir chacun à sa place. […] Étant donné qu’une grande partie de la vie dépend des interactions avec les autres, il est essentiel de pouvoir deviner comment ils sont susceptibles de réagir dans des années ».

McCrae, Costa, Personality in adulthood, a five factor theory perspective, 1990

Mais ils ne critiquent pas cet aspect comme une chose problématique, bien au contraire.

Pour le changement de personnalité, ils prennent l’exemple très négatif d’Alzheimer : or, comme c’est le cas avec d’autres pathologies liées à la mémoire, c’est bien plus qu’un simple changement de personnalité qui se déroule. Les compétences, les savoir-faire/savoir-être sont littéralement détruits au fur et à mesure de la destruction de la mémoire. C’est l’identité toute entière qui s’effondre, car la mémoire des liens avec les choses et les personnes est détruite, que ce soit les identifications aux compétences, aux idées, aux liens sociaux, aux choix passés et le pourquoi de ceux-ci.

C’est beaucoup plus grave que le constat d’une simple conscienciosité plus basse. Lors d’un stage à la fac, j’ai vu une patiente Alzheimer dont la basse conscienciosité lui permettait de vivre du fun (elle s’échappait régulièrement faire la fête comme une adolescente et on voyait une joie malicieuse sur son regard lorsque l’infirmière lui en parlait), bien que ses proches s’inquiétaient de ce comportement. Le drame n’était pas le changement de personnalité, il était clairement dans ses regards où l’on voyait qu’elle ne comprenait plus du tout la situation de soin, comme si on l’avait téléporté dans un autre univers totalement différent, alors qu’une minute auparavant elle avait bien compris ce qu’il se passait.

Ainsi, l’exemple ne me semble pas pertinent pour décrire un changement de personnalité et ses méfaits, puisque cette pathologie fait beaucoup plus de dommages variés qui vont au-delà de la personnalité.

Enfin, ils concluent sur la question de la stabilité en vantant le merveilleux de la constance de la personnalité :

« La continuité de la personnalité est une exigence pour planifier un avenir viable ; c’est aussi une source du sentiment d’identité. […] Si nous sommes élevés dans la conscienciosité, nous serons fiers de nos réalisations ; si nous sommes bas, nous nous souviendrons de tout le plaisir que nous avons eu. Les rêves de toute une vie d’écrire de la poésie, de fonder une famille ou de dominer une industrie n’ont de sens qu’en fonction des besoins et des traits de base qu’ils expriment. La constance de la personnalité est un fil conducteur qui donne un sens à nos vies ».

McCrae, Costa, Personality in adulthood, a five factor theory perspective, 1990

C’est peut-être une source participant à notre identité, mais le sens de nos vies est très connecté aux buts qu’on s’est donnés dans la vie, aux problématiques qu’on a tenté de surmonter (pour nous et les autres) en développant des compétences, en créant, en agissant, etc. C’est aussi la somme d’événements mémorables (donc sociaux) dont on arrive à se rappeler d’une façon quelque peu épique, car cela a rédigé notre histoire au fur et à mesure du temps. Le sens est perçu dans l’histoire qu’on peut raconter de nos vies, ainsi il y a eu des problèmes et confusions massifs qu’il a fallu surmonter, des quêtes, des surprises, des rencontres incroyables qui ont changé le cours de cette histoire, des expériences inattendues et d’autres agréablement banales. Je doute qu’il ait des gens, qui rapportant le sens de leur vie, aient dit « ce qui fait sens dans la vie, c’est de pouvoir être ordonné, que les choses soient rangées. Mon but dans la vie est clairement d’être ordonné et de le rester, ça, c’est vraiment moi, là je pourrais mourir tranquille de savoir que je suis resté ordonné durant 90 ans ». Et on pourrait remplacer « ordonné » par n’importe quelle facette, ça serait toujours peu crédible.

Les traits et facettes ne font pas sens par elles-mêmes : l’extraverti qui va dans un endroit surpeuplé n’essaye pas d’accomplir le sens de sa vie qui serait d’être « le plus grégaire possible », il cherche une expérience de vie, comme un concert, participer à une célébration, vivre des émotions fortes avec d’autres personnes, etc. L’ouvert pour qui l’imagination compte, ne cherche pas l’imagination pour elle-même comme fin, mais parce que ce que l’imagination créée est une expérience positive agréable, potentiellement partageable avec les autres à travers la création ou dans les discussions. N’est-ce pas au contraire parce qu’on a des buts, des souhaits qui nécessitent tel style de comportement, qu’on se met à exprimer de l’ouverture, de l’extraversion ou autre ?

Ceci étant dit, il y a des facettes qui ressemblent à des valeurs notamment parce qu’elles ont un terreau social (« sens du devoir » en C, « altruisme » en A, etc.). Elles peuvent être effectivement des buts en soi, mais justement parce qu’on peut les formuler comme des valeurs : « je veux être compassionnel (A3), sensible au sort des autres (A6) et chaleureux (E1) pour pouvoir aider le maximum de personnes dans ma carrière de médecin, et ce qu’importe si la situation me presse à faire l’inverse, ce ne serait pas une bonne façon d’aider ». Mais voyez, pour reformuler ces traits en une quête de sens, j’ai dû tourner ceci comme un souhait à atteindre « je veux » et non comme un trait inné qui déterminerait la quête. Et cette reformulation, ce n’est pas du tout la vision de la personnalité façon McCrae et Costa.

Dans les théories dispositionnelles, le trait est cause du comportement, ainsi on formulerait cette même quête comme « je veux être médecin afin d’exprimer pleinement mon haut altruisme, ma sensibilité aux autres. ». Selon ce modèle, la disposition serait pour eux en quelque sorte le code sous-jacent de nos choix, liée à notre biologie. Ainsi, s’ils estiment que cela fait le sens de nos vies, c’est parce qu’ils estiment que nous avons quelque part une destinée. Ainsi, je peux comprendre que certaines critiques les accusent de voir dans la personnalité l’âme de la personne7 : si le concept d’âme est entendu comme une essence qui participe à déterminer nos choix, qui est indépendante des influences extérieures et ne change pas à moins de « corruptions » majeures, alors il y a peu de différence avec le concept de personnalité. Ceci étant dit, je suis très ignorante du concept d’âme, je ne pourrais affirmer si ce rapprochement conceptuel pertinent ou non.

Mais tout l’aspect problématique des théories de McCrae et Costa va apparaître encore plus clairement avec leur idée que la personnalité n’est déterminée que par la biologie de la personne, ce qu’on verra la prochaine fois.

La suite : ♦PP7 : LA PERSONNALITÉ, UNIQUEMENT « BIOLOGIQUE » ????

 


Notes de bas de page


La totalité de la bibliographie de ce dossier est présente ici : https://www.hacking-social.com/2023/04/03/%e2%99%a6ppx-sources/ 

1Voir les théories sociogénétiques, notamment abordées dans le cadre de la personnalité par Hudson dans l’ouvrage de Rauthmann (2021) The handbook of personality dynamics and processes.

2Ibanez, Viruela, Mezquita, Moya, Villa, Camacho, Ortet 2016 ; Milojev, Sibley 2017 ; Mottus Kandler, Bleidorn, Riemann, Mccrae 2017

3En original «  It is perhaps not surprising that individuals high in Neuroticism, whose authentic nature is to be miserable, keep trying new self-definitions, like an insomniac who cannot find a comfortable position in bed. »

4Je reviendrai plus largement sur leurs critiques dans un autre article, mais voici les sources principales de leurs critiques : Mischel (1968), Bandura (1999)

5Je pense particulièrement à Carl Rogers ou à la théorie de l’autodétermination qui est une psychologie sociale issue d’une école humaniste ; certains se réclamant de cette école peuvent être également dans des attributions causales internes, je pense par exemple à l’inventeur de la communication non violente : ses méthodes sont parcourues de réinterprétations des problèmes supprimant toute responsabilité sociale pour que l’individu endosse comme sien des problèmes pourtant extérieurs et qu’il perçoit avec justesse comme extérieur. L’extrait interne allégeant est cité ici dans cet article : https://www.hacking-social.com/2019/02/04/mqc-la-norme-dallegeance-une-forme-de-soumission/

6Je pense ici aux témoignages de génocidaires hutus recueillis par Hatzfeld où ils expliquent comment ils ont appris et ont été conditionnés à développer un ethnocentrisme à force de massacre, alors qu’avant ils pouvaient être très amis avec leurs voisins tutsis, sans opérer de différence de traitement.

7Selon les propos de McCrae et Costa, ils ne citent pas qui leur a reproché cela en particulier.

Viciss Hackso Écrit par :

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16 Comments

  1. Weg
    8 mai 2023
    Reply

    Je suis le dossier, tout en ayant un peu de mal à savoir où on veux en venir. Et j’ai un peu de mal à comprendre la méthodologie qui mène à ces test de personnalité.

    Par exemple, pourquoi ces cinq critères là et pas d’autres ? En quoi sont-ils plus pertinent que des critères d’impulsivité ou de rationalité, au hasard ?

    Tu parles aussi de personnes testées plusieurs fois par jours. Ça implique de changer les questions à chaque fois j’imagine (sinon la personne risque de répondre de façon mécanique à la fin de la journée). J’ai du mal à voir comment on peut évaluer la répétabilité du test, déjà lorsque les questions reste inchangées, mais encore plus lorsqu’on les modifient à chaque fois.

    Et la dernière chose qui me perturbe, ce sont les extraits que tu sites dans cet article.

    Par exemple:

    > Imaginez le chaos qui en résulterait si la personnalité n’était pas stable ! Comment pourrions-nous nous engager dans le mariage si les qualités que nous aimions dans notre épouse étaient susceptibles de changer à tout moment ? Qui se donnerait la peine de terminer ses études de médecine sans croire qu’il serait toujours intéressé par la médecine des années plus tard ? Comment pourrions-nous voter sagement pour des politiciens si leur diligence et leur conscienciosité passées n’étaient pas un gage de leur performance future ?

    Ici, l’argument est que si leur théorie était fausse, des choses qui se produisent tout le temps et qui n’ont aucun lien de causalité se produiraient… Ça vole quand même très très bas.

    Mais surtout, c’est le vocabulaire employé qui m’interpelle :

    > la véritable image de la nature humaine

    > dont la nature authentique est d’être misérable

    > Imaginez le chaos qui en résulterait

    > Bons ou mauvais, nous voulons qu’ils soient fiables et prévisibles

    > La constance de la personnalité est un fil conducteur qui donne un sens à nos vies

    Est-ce qu’il n’y aurait pas un gros fond de croyance religieuse chez nos deux chercheurs qui interférerait avec leur raisonnement ? L’idée d’un rôle assigné à chacun est quand même un gros leitmotiv quand on parle de religion.

    Bref, je ne peux pas juger de leur travaux sur quelques extraits, d’autant que ce n’est pas du tout mon domaine de compétence. Mais ça fait beaucoup de trigger-warnings.

    • Viciss Hackso
      11 mai 2023
      Reply

      C’est un article critique de la théorie de McCrae et Costa, j’ai relevé justement les propos les plus problématiques volontairement, et on continuera la semaine suivante avec des dérives encore plus hardcore et parfois incompréhensibles au vu de leurs résultats (par exemple il soutienne la stabilité absolue même s’ils ont fait des recherches prouvant que le divorce, une situation sociale, changeait la personnalité). Certains chercheurs, comme toi, ont aussi accusé McCrae et Costa de voir « l’ame » dans leur idée de la personnalité. Cependant l’outil des big five peut être interprété selon différentes théories, que l’on verra par la suite et qui s’opposent aux idées sous jacentes (la « nature ») de McCrae et Costa. On reviendra trés longuement sur la methodologie du test passé plusieurs fois par jour (environ 3 articles en parleront), et oui les questions varient à chaque fois et sont organisées de façon à ne pas epuiser/lasser les gens. Tout l’interet était justement pour moi de montrer comment un outil athéorique a connu des théories pas fameuses au point que des chercheurs rejettent le champ de la personnalité, puis comment d’autre recherches ont tout reconceptualisé, rejettant les idées de mccrae et costa, ayant avec d’autres methodes découvert autre chose. Le plan en entête donne l’idée d’ où je veux en venir, et le premier article du dossier j’explique mes motivations, mes buts, mes choix quand à ce parcours : https://www.hacking-social.com/2023/04/03/%e2%99%a6pp1-la-personnalite-cette-performance/

  2. […] Précédemment, nous avons vu que le modèle des 5 traits de McCrae et Costa n’admettait pas le changement comme véritablement possible ou souhaitable, parce que la personnalité était pour eux comme un cocon qui ne pouvait produire que des papillons et non des araignées : c’était biologiquement déterminé et fixé comme dans du plâtre dès 30 ans. […]

  3. […] Ce manque d’objectivité parce que les chercheurs n’assument pas leurs positions, notamment idéologiques, on peut le voir par exemple chez certains chercheurs dans le domaine de la personnalité, on a parlé ici, avec une croyance en nature humaine immuable, malgré des résultats prouvant le contraire  : ♦PP6 : La personnalité figée dans le plâtre, stable et inchangeable dès nos 30 ans ??? […]

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