⬛ PP8 :La personnalité et ses 5 traits, un concept inutile ?

La dernière fois, on a vu que McCrae et Costa avait des arguments assez douteux pour justifier la stabilité de la personnalité, attribuant les traits à une unique détermination physiologique, y compris lorsque les résultats reflétaient surtout des conditionnements sociaux notamment sexistes (et j’inclus les deux genres par ce terme). Or, eux-mêmes avaient mené des études démontrant le changement favorable de la personnalité, notamment lorsque des rôles sociaux étaient transformés. Dès lors que la personne change de situation, d’environnement social, de rôle, ses traits bougent, mais malgré ce constat, McCrae et Costa restaient fermes sur le fait que la personnalité serait imperméable aux influences sociales, même positives.

La totalité du dossier est accessible en epub : https://www.hacking-social.com/wp-content/uploads/2023/06/La-personnalite-cette-performa-Viciss-hackso.epub

Articles du dossier : 


Se focaliser sur la stabilité et le contenu pauvre des traits rend inutile la théorie


Des chercheurs comme Bandura estiment que la théorie des traits est inutile car elle se focalise sur la stabilité :

« La valeur d’une théorie psychologique se juge non seulement par son pouvoir explicatif et prédictif, mais aussi par son pouvoir opératoire pour guider le changement dans le fonctionnement humain. Une taxonomie descriptive des comportements agrégés [les traits] n’offre aucune indication sur la manière d’effectuer un changement personnel ou social. »

Bandura A., A social cognitive theory of personality, 1999

Et ce que nous dit ici Bandura, c’est que les traits n’étant que des descriptifs, ils sont intrinsèquement muets sur la façon de pouvoir changer les choses. Dans les expériences de changement vues précédemment, l’information de comment changer ne provenait pas de l’apport des traits, mais par exemple de tout autre domaine comme celui de l’apprentissage des compétences socio émotionnelles (Nellis 2011). Idem pour les analyses cliniques que nous avions vues dans l’article 4 : si l’évaluation apportait effectivement des informations, les psychologues établissaient la thérapie dans un corpus académique différent de celui de la personnalité même.

Selon Bandura, l’évaluation de la personnalité a ce caractère inutile parce qu’elle n’est qu’une série de descriptions désincarnées, vidée de leurs connecteurs avec la situation :

« Les traits sont mesurés soit par des descripteurs d’un seul mot, soit par de brèves phrases dépourvues de toute condition contextuelle. Il s’agit d’une personnalité recluse socialement désincarnée. Nous savons que le même comportement peut signifier différentes choses dans différents contextes. Par exemple, l’item 22 “préfère faire les choses seul” est un comportement de rejet dans une relation conjugale, mais d’autonomie dans une routine de conditionnement physique. »

Bandura A., A social cognitive theory of personality, 1999

Et c’était déjà un constat datant de bien avant McCrae et Costa.

Mischel, en 1968, soulignait l’incapacité de la personnologie1 à saisir les conditions qui produisent, maintiennent et modifient le comportement social « c’est comme si on vivait dans deux mondes indépendants : les abstractions et les situations artificielles du labo et les réalités de la vie »2 et en résulte « une incapacité de la recherche fondamentale à traiter les problèmes sociaux pertinents pour les personnes »3.

Et c’était déjà un constat datant de bien avant McCrae et Costa.

Mischel, en 1968, soulignait l’incapacité de la personnologie à saisir les conditions qui produisent, maintiennent et modifient le comportement social . Il disait « c’est comme si on vivait dans deux mondes indépendants : les abstractions et les situations artificielles du labo et les réalités de la vie » et il en résulterait « une incapacité de la recherche fondamentale à traiter les problèmes sociaux pertinents pour les personnes ».

Et c’est sans compter sur les abstractions que représentent les évaluations en elles-mêmes. Citant Vernon (1964), Mischel (1968) suggère de considérer les évaluations non comme des résumés de comportement objectivement observé, mais comme des rationalisations abstraites de l’image globale qu’à l’évaluateur de l’évalué. Si on adapte ceci à la situation que nous vivons lorsqu’on passe sur le Net un big five, il ne s’agirait donc pas d’un résumé objectif de nos comportements, mais de la rationalisation abstraite que l’on se fait de nous-mêmes, dans les limites abstraites posées par les créateurs de ces questionnaires, à savoir les traits et facettes, et la façon dont les items sont conçus et rangés dans ces facettes. Se croire introverti ou extraverti est donc une sorte d’étiquette qu’on s’accolerait sur soi-même, mais qui renvoie peu à peu à ce qu’on vit concrètement au quotidien selon les situations.

Mischel dit que les traits sont d’abord utilisés comme des adverbes décrivant un comportement « il se comporte avec anxiété », avant d’être rapidement généralisé pour décrire l’individu « il est anxieux », puis rendu abstrait « il a de l’anxiété ». Il estime qu’il n’y a pas de problème avec ça tant que la base du raisonnement est rappelée, à savoir qu’untel interprète cet individu comme se comportant avec anxiété. Cependant, rien n’est expliqué si « anxieux » est invoqué comme une cause de son comportement, par exemple « il se comporte avec anxiété parce qu’il a un trait d’anxiété ». On a donc plusieurs problèmes ici : la généralisation qui supprime la situation de l’équation (or, il y a des solutions qui pourraient être trouvées dans celle-ci, à savoir quand/où/avec qui la personne est anxieuse), ou encore le fait que cette généralisation soit invoquée comme une cause, ce qui nous amène à un raisonnement circulaire.

Le raisonnement circulaire, ici le fond rouge représente l’abstraction :

Il y aurait donc une double couche d’abstraction. Une première serait amenés par nous-mêmes qui tentons laborieusement de savoir si nous sommes par exemple « très souvent » inquiets ou non en fonction de référentiels flous qui s’avéreront supprimés dans le résultat de l’évaluation (on peut par exemple avoir réfléchi à différentes situations où on est anxieux pour répondre, mais l’évaluation ne laisse aucune opportunité de laisser une trace de celles-ci). Et une deuxième couche d’abstraction par la forme de l’évaluation elle-même qui amène à généraliser (un score nous dit par exemple hautement anxieux comparé aux autres personnes). Et on s’éloigne de très loin de la réalité, des comportements précis et objectifs qu’on peut réaliser au quotidien, des états qui sont plus ou moins fort selon les situations.

« Dans la mesure où les évaluations de la personnalité, que ce soit sur soi ou sur les autres, nécessitent des jugements d’abstraction mal définis, avec des référents vagues et basés sur des données ambiguës et fragmentaires du sujet, il ne faut pas s’attendre à une description précise du comportement ou à la prédiction d’un comportement non verbal ».

Mischel W. (1968) Personality and assessment

Mischel explique également que le problème est l’abstraction que représente le fait de séparer l’interaction entre la personne et la situation. Par exemple, ce que nous disait Bandura sur le fait de « préférer être seul », quand c’est un prérequis à certaines situations de travail, c’est un comportement particulièrement pertinent qui est utile à la personne et à la situation, mais si « préférer être seul » concerne plutôt le couple, on peut suspecter qu’il y a potentiellement un souci d’entente du couple. Or, la théorie des traits suppose que les traits sont intériorisés et indépendants de la situation : la personne préférant être seule est catégorisée comme introvertie et ça vaudrait pour toutes les situations. Or, peut-être qu’elle a un problème avec ses proches et fuit donc leur présence, peut-être que son travail nécessite d’être seule, et qu’elle adorerait vivre des situations d’extraversion mais que c’est impossible pour le moment.

Mischel précise bien que le problème n’est pas de penser que des différences individuelles apparaissent en réponse à des stimuli comme par exemple « il y a des personnes plus anxieuses que d’autres en raison de ce qu’elles ont vécues d’anxiogène ». Cela peut évidemment être tout à fait le cas. Le problème de la théorie des traits est d’arguer qu’il y a des ensembles de comportements généralisés (c’est-à-dire se manifestant dans toutes les situations) sans stimulus les déclenchant, ce qui revient à penser « il y a des gens naturellement anxieux » en supprimant le vécu particulièrement anxiogène de la personne qui a vécu cela. Ici, c’est oublié de relever, pour un autre individu, que cette anxiété tenace est en fait très saisonnière, ne survenant que dans des situations où il fait chaud, où il y a des fleurs, et ce parce qu’il risque de voir surgir des abeilles dont il a la phobie.

Si on retire l’abstraction (le décor rouge abstrait) et qu’on détaille la situation (réelle, passée, actuelle ou telle que précisément représentée dans la tête de la personne, à savoir être envahi d’abeilles), la généralisation apparaît clairement comme inutile pour aider cette personne, voire même psychologiquement violente dans son accusation et son déni de ce qui arrive à ce monsieur.

Autrement dit, les informations précieuses sur la situation et ce qu’elle met en jeu chez l’individu sont évincées par le questionnaire qui généralise des traits, notamment en amalgamant des facettes qui pourtant n’ont rien à voir entre elles :

« Le névrosisme, tel que mesuré par des échelles d’analyse factorielle, est un méli-mélo conceptuel d’éléments intercorrélés, notamment les cognitions, le comportement, les émotions et les symptômes. Apparemment, les différences entre ces processus ne présentent aucun intérêt pour certains car ils sont fortement corrélés et peuvent donc vraisemblablement être traités comme interchangeables. À certaines fins, une échelle de méli-mélo empirique psychométrique athéorique comme le névrosisme est évidemment utile. Pour d’autres, il n’a guère plus à offrir qu’une étiquette. On peut en conclure que la validité psychométrique et conceptuelle ne coïncident pas toujours et qu’une adhésion aveugle aux considérations psychométriques est très limitative. »

Epstein S.Trait theory as personality theory: Can a part be as great as the whole?1994

Ah ! Voici notre première belle insulte académique ! J’espére que j’aurais un jour l’occasion de traiter quelqu’un de méli mélo empirique psychométrique athéorique ! Pardon. Reprenons.

Pour rappel, le névrosisme c’est d’une part la facette dépression, anxiété, timidité sociale. Donc potentiellement des mouvements de retrait, des inhibitions, des auto-empêchements à agir,  mais aussi des facettes comme la colère/hostilité et l’impulsion, qui sont un mouvement totalement contraire. Ici, la personne traite son émotion par l’action extérieure, que ce soit en tentant de contrôler l’autre par l’hostilité, en tentant de contrôler la situation d’injustice en se mettant en colère, ou encore en surconsommant. C’est le contraire d’une inhibition. Dans le trait névrosisme, il y a donc des forces totalement opposées, totalement différentes, aux dynamiques qui n’ont rien à voir entre elles et qui mènent à des conséquences très différentes.

Bandura donne un autre exemple :

« Dans les analyses de traits, les descripteurs comportementaux ont tendance à être réifiés en tant que causes du comportement. Prenons l’exemple de la conscienciosité. En mesurant ce facteur, les individus évaluent des choses telles qu’être “une personne productive qui fait toujours le travail”, qui “travaille dur pour atteindre mes objectifs” et qui “exécute consciencieusement les tâches qui m’ont été confiées”. On dit que le comportement consciencieux affecte la performance des gens au travail. On peut, bien sûr, utiliser les performances consciencieuses passées comme prédicteur des performances professionnelles consciencieuses futures. Mais un comportement consciencieux n’est ni une structure de la personnalité ni une cause en soi. Les partisans des taxonomies fondées sur des descripteurs comportementaux placent la structure de la personnalité au mauvais endroit ».

[…] Cela crée un sérieux problème de circularité : le comportement devient la cause du comportement. Même en tant que taxonomies descriptives, les traits globaux ne peuvent pas éclairer beaucoup la nature de la causalité personnelle parce que les déterminants personnels opèrent conditionnellement à un niveau contextualisé particulier et non à un niveau de conglomérat socialement détaché. Bandura, 1986, 1997 ; Bandura & Rosenthal, 1978 ; Rogers, Vaughan, Swalehe, Rao & Sood, 1996 ; Singhal & Rogers, 1989) ».

Bandura A., A social cognitive theory of personality, 1999

Autrement dit, la généralisation du trait amène à penser que le trait est la cause du comportement, comme disait Mischel, cela amène à dire que l’anxieux est anxieux parce qu’il est anxieux, d’une façon donc circulaire totalement inféconde pour aider cette personne ou comprendre scientifiquement le phénomène de l’anxiété. Que la psychométrie et ces corrélations soient solides n’en font pas une explication qui compte pour faire avancer la recherche sur les fonctionnements de la personne et leurs causes ou conséquences.

Quand bien même des tas de corrélations sont trouvées, elles sont en fait silencieuses sur les causes. Gangloff (2011) donne l’exemple de l’extraversion : l’extraversion est-elle la cause d’un débit verbal élevé ? Est-ce que la capacité d’un débit verbal élevé est la cause de l’extraversion ou encore est-ce que c’est la contrainte professionnelle (par exemple, chez les commerciaux) qui induit un débit verbal élevé ? Tout est possible, mais ce qu’on a vu c’est que malheureusement un seul sens est donné à la personnalité : selon McCrae et Costa elle est issue de notre physiologie.


Le raisonnement circulaire : la métaphore des voitures


Pour comprendre ces problèmes de généralisation, d’absence de causes et de raisonnement circulaire qui amène la théorie des traits à être inutile tant pour comprendre des phénomènes d’un point de vue scientifique que thérapeutique, Epstein (1994) nous explique ceci à travers une métaphore très parlante :

« Il était une fois un psychologue, Sam, qui a décidé d’étudier les voitures plutôt que les gens. Il croyait qu’il était plus scientifique d’étudier les voitures parce qu’elles sont plus contrôlables et plus faciles à comprendre que les gens. {…] Alors Sam s’est mis à établir les attributs fondamentaux des voitures. À l’aide d’une analyse factorielle, il a découvert cinq attributs orthogonaux — la couleur (noir, blanc, rouge, bleu, etc.), le type (break, coupé sport, berline, véhicule récréatif, etc.), la taille (compacte, sous-compacte, pleine grandeur), vitesse maximale et robustesse (telles que déterminées sur le plan opérationnel par le dossier d’entretien). »

Epstein S. Trait theory as personality theory: Can a part be as great as the whole? 1994

Il fait donc ici un parallèle avec les cinq grands traits et la recherche qui a conduit à les trouver.

“Les résultats ont été des plus impressionnants. Les juges pouvaient utiliser la classification de manière fiable, elle était très inclusive (englobant tous les types de voitures connus), le système était maintenu sous-culturel et interculturel, et toutes sortes d’observations intéressantes y étaient corrélées. Par exemple, les familles nombreuses avec des animaux de compagnie étaient plus susceptibles de conduire des breaks, et les célibataires ayant un besoin élevé de stimulation étaient plus susceptibles de conduire des voitures de sport. La solution n’était en fait pas aussi simple qu’il y paraît. Sam a dû travailler dur pour finalement établir les attributs de base, mais, grâce à des ordinateurs puissants, la tâche a finalement été accomplie. […]

Un jour, alors qu’il était en voyage pour présenter ses dernières découvertes lors d’un congrès de psychologie, sa voiture est tombée en panne. Malheureusement, il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il fallait faire à ce sujet. Il ne savait rien du fonctionnement de la voiture.”

Epstein S. Trait theory as personality theory: Can a part be as great as the whole? 1994

Et c’est là tout le problème, même en ayant des tas de corrélations sous la main :

« En fait, il n’avait jamais regardé sous le capot, qu’il assimilait à l’inconscient profond et sombre de l’homme, et donc sans importance. Il a dû travailler avec ce qu’il avait, c’est-à-dire toutes sortes de résultats de recherche sur la corrélation entre les attributs de base de sa voiture et les pannes. La couleur produisait régulièrement des relations non significatives, bien qu’il y ait une tendance non significative pour les personnes qui conduisaient des voitures rouges à avoir un peu plus d’accidents que celles qui conduisaient des voitures noires. La robustesse était évidemment une variable pertinente et, bien sûr, elle prédisait mieux que le hasard les pannes futures. Alors maintenant, il comprenait pourquoi sa voiture était tombée en panne — elle manquait de robustesse. Il lui vint à l’esprit que cela pouvait facilement être transféré au comportement humain en y substituant la névrose. Il pouvait maintenant expliquer pourquoi les humains avaient des symptômes psychologiques — ils étaient névrosés. Les gens développaient des symptômes parce qu’ils étaient très névrosés, tout comme les voitures tombaient en panne parce qu’ils étaient peu robustes. »

Epstein S.Trait theory as personality theory: Can a part be as great as the whole?1994

Et c’est là qu’advient le raisonnement circulaire, le descriptif devenant la cause, toute idée d’interroger ce qui sous-tend ce descriptif est évincé, et l’idée de nature de la personne à être fragile arrive comme un verdict fatal et totalement infécond à arranger le problème.

« Cependant, sa voiture, ne partageant pas son enthousiasme face à cette idée, ne bougea pas d’un pouce. Sam a finalement décidé que les voitures étaient trop compliquées, alors il s’est remis à étudier les gens. Il nourrissait le rêve qu’en analysant les facteurs séparés et en découvrant plus de facettes, il serait finalement capable d’attacher des étiquettes à toutes les conditions, ce qui pour lui signifiait une compréhension complète. Le point de l’histoire est évidemment qu’une description des attributs de surface, bien qu’utile à certaines fins, fournit une base médiocre pour comprendre le processus. »

Epstein S. Trait theory as personality theory: Can a part be as great as the whole? 1994

Alors pourquoi cette taxonomie est si populaire, pourquoi tant de recherches y ont recours alors que face à des problèmes concrets, elle est profondément muette ? Epstein dit qu’elle n’est utile que pour classer les gens et les sélectionner — autrement dit, pour contrôler les gens :

“Il existe deux branches importantes de la personnalité qui définissent ensemble la psychologie de la personnalité comme une discipline des différences individuelles (identifiées avec une approche nomothétique [discipline dont l’objet et la méthode permettent d’établir des lois générales ou universelles, représentées par des relations constantes entre les phénomènes observés]) et l’organisation et l’interaction des variables au sein des individus (identifiées avec une approche idiographique [relatif à l’étude descriptive de cas singuliers, isolés sans chercher à en tirer des lois universelles]). La théorie des traits est utile pour la première approche et largement hors de propos pour la seconde. Aux fins de classification, de sélection et de sélection du personnel, une approche nomothétique par trait a évidemment beaucoup à offrir. Pour comprendre comment les gens fonctionnent, c’est très limité”

Epstein S. Trait theory as personality theory: Can a part be as great as the whole? 1994

Réduire la personnalité à cinq grands traits, catégoriser, est certes inutile quand on a l’espoir tel que Bandura, Mischel, ou d’autres, de résoudre des problèmes ou d’améliorer la vie des humains, mais pas quand on veut opérer un contrôle sur l’autre et qu’on a besoin de l’utiliser sur l’échiquier de nos projets. Quel type de pion mettre ? Il s’agit de s’équiper des « bons » pions et de mettre de côté ceux qui nous seront inutiles. Pour reprendre la métaphore d’Epstein, l’utilité principale du modèle est de sélectionner la voiture qui sera robuste et d’éviter celle qui ne le serait pas.

Les chercheurs utilisent eux aussi les big five pour contrôler des éléments. Lorsque Bègue et Beauvois (2014) ont cherché  les dispositions liés à l’obéissance destructive, ils ont contrôlé la personnalité des participants à leur expérience du jeu de la mort, pour voir s’il y a un type d’individus plus prompts à obéir. Mais en soi, les données trouvées n’explique pas le phénomène d’obéissance ni comment éviter ses dérives destructrices. Pour cela, les chercheurs ont besoin d’enquêter sur d’autres perspectives que la personnalité.

Le modèle à cinq facteurs a bien sa raison d’être et elle prend sa source dans le contrôle, pour le meilleur comme le pire. Mais pour comprendre cela, il va falloir remonter aux sources des cinq traits avec Allport dans les années trente.


5 traits seulement ? et pourquoi pas 4500 ?


Il y a eu des tonnes de débats autour du nombre de traits, des types de facettes ou de traits : pendant des décennies la psychologie de la personnalité est restée divisée, chacun avait son modèle, sa taxonomie et personne n’était vraiment d’accord. Et même lorsque les big five ont commencé à remporter les faveurs de tout le monde — parce qu’ils étaient statistiquement solides — cela n’a pas été théoriquement accepté comme une bonne posture.

Y compris par celui qu’on considère comme le père du modèle à cinq facteurs, à savoir Gordon Allport. C’était un chercheur en psychologie plus imprégné de behaviorisme que de psychanalyse, qui a notamment travaillé pour l’OSS (l’ancêtre de la CIA) durant la Seconde Guerre Mondiale. On lui doit cette définition encore assez utilisée de la personnalité :

« La personnalité est l’organisation dynamique au sein de l’individu, de système psychophysique qui détermine son comportement caractéristique et ses pensées »

Allport, Personality: a psychological interpretation, 1937

Dans les années 30 donc, la psychologie est vraiment très jeune, on cherche à comprendre le comportement humain, à poser des bases théoriques ne serait-ce que pour organiser le travail de recherche. Ainsi, comme dans d’autres disciplines qui ont classé les espèces, les roches, etc., Allport va chercher à classer les différences de personnalité pour établir une taxonomie, c’est-à-dire une classification des traits de personnalité.

Et pour cela, les chercheurs partent du principe que les différences individuelles les plus fortes se répercutent dans le langage commun. Les gens vont avoir énormément de mots pour décrire et distinguer d’un côté ce gros fêtard extraverti qui ne cesse d’attirer l’attention de façon enjouée, hyperactive et de l’autre ce timide introverti, effacé, pas très sociable etc. Ainsi, le premier terrain de recherche de cette perspective psycho-lexicale4 sera le dictionnaire.

En 1936, Allport et Odbert prennent un dictionnaire anglais de 500 000 mots, trient ceux pouvant se rapporter à des descriptions différentielles du comportement humain : ils se retrouvent néanmoins avec 18 000 mots, c’est selon leurs termes, un véritable cauchemar sémantique.

Le cauchemar sémantique

Progressivement, ils voient que des termes ont certaines mêmes relations de sens, et ils éliminent par exemple tout ce qui a trait à un jugement social (« digne » « irritant »), aux humeurs et états temporaires (« joie », « honte », « exaltation ») et aux activités. Ils ne gardent que des déterminants à la fois généraux et personnalisés, qui représentent des modes d’ajustement d’un individu à son environnement, cohérents et stables : ce sont des termes comme « sociable », « introverti », « agressif », etc.

Ce cauchemar sémantique, même à présent rangé en 4500 termes, ne fait pas consensus selon des chercheurs de l’époque, parce que les catégories sont floues, un terme pourrait être dans plusieurs catégories : si on prend l’agressivité par exemple, cela peut tout à fait être transitoire, rien à voir avec un trait durable. Cela peut être un jugement social qui ne serait pas forcément pertinent. Des chercheurs rejettent donc totalement la classification et certains veulent même son abolition.

Une réduction et une nouvelle organisation étaient nécessaires, mais pas forcément selon Allport qui estimait par exemple que 200 termes différents pour décrire la politesse étaient insuffisants pour la description scientifique des différences individuelles de politesse5.

Alors Catell réduit la liste et range tout cela dans 16 facteurs de personnalité dont les scores élevés ou faibles donnent des déterminants de comportements différents.

Issu de https://www.mbaskool.com/business-concepts/human-resources-hr-terms/17829-16-pf-personality-test.html

On peut voir que des éléments de la taxonomie de Catell ont été gardés dans le modèle à cinq facteurs actuels (chaleur, stabilité émotionnelle, imaginatif, etc) mais l’organisation est différente. D’autres produiront d’autres modèles avec d’autres mesures (Eysenck [1947 ; 1952] et Guilford 1959 ; Guilford & Zimmerman, 1956), d’autres nombres de traits.

Les modèles à 5 facteurs commencent avec Fiske en 1949 (« expressivité assurance », « adaptabilité sociale », « conformité », « contrôle émotionnel » et « curiosité intellectuelle »), puis Christal en 1961.

En 1963, Norman sort un modèle très proche du Big Five tel qu’on le connaît : pour cela, il a refait le travail d’Allport, à savoir relever tous les potentiels traits dans le dictionnaire. Son tri sera repris par Goldberg, qui fera aussi des analyses factorielles pour aboutir au premier « big five ».

Norman, Toward an adequate taxonomy of personnalité attributes : replicated factor structure in peer nomination personality ratings, 1961

On retrouve l’extraversion, l’agréabilité, la conscienciosité, la stabilité émotionnelle (c’est l’inverse du névrosisme), la culture (aussi appelée « intelligence » dans les reprises de Goldberg, cela correspond approximativement à l’Ouverture actuelle).

Et le Big Five est alors une taxonomie liée à un questionnaire qui permet d’évaluer les gens. Ici par exemple, on voit les questions d’évaluations, dans le cadre d’une étude sur la façon d’utiliser cette taxonomie pour sélectionner le personnel :

Norman, Personality measurement, faking and detection, an assessment method for use in personnel selection, 1963. L’item surligné me semble très peu fiable, les narcissiques mettraient systématiquement oui (même si ce n’est pas le cas, voire l’inverse), et les personnes humbles ou manquant d’estime de soi considérées effectivement comme intellectuelles mettraient que non. Ceci étant dit, les autres items ne me semblent pas très subtils non plus.

Et bien qu’Allport soit à l’origine de ce qui a permis de créer ces facteurs, il n’est pour autant d’accord avec ce que cela suppose en réduction, et estime que c’est de la mauvaise chair à saucisse :

« L’approche en facteurs prend une population, un grand nombre d’individus, et les font passer par le moulin analytique et statistique de sorte que toutes les identités individuelles sont mélangées et, par conséquent, perdues, et les facteurs ainsi dérivés ne sont que des tendances moyennes. “Pour moiils ressemblent à de la chair à saucisse qui n’a pas réussi à passer les tests de pureté de l’inspection sanitaire”. L’individu est perdu mais c’est de l’individu qu’il s’agit en psychologie »

Traits Across Cultures: A Neo-Allportian Perspective Brad Piekkola 2011

Puis vous connaissez la suite de l’histoire. En 1980, Costa et McCrae développent un modèle de personnalité à 3 traits mesurés par le Neo Pi — le névrosisme, l’extraversion et l’ouverture —, puis constatent par la suite que cela ressemble beaucoup à des modèles déjà existants à 5 facteurs7. Ils intègrent les deux traits manquants, à savoir l’agréabilité et la conscienciosité.

Progressivement, ils théorisent la personnalité de façon différente des Big Five, même si aujourd’hui on tend à appeler de façon synonyme le modèle à cinq facteurs et les Big Five, alors que ce sont deux appellations renvoyant à deux choses différentes : Costa et McCrae voient les traits comme des dispositions, et ceux-ci ont des règles particulières, un corpus théorique différent, à la fois reposant sur la tradition lexicale comme sur l’approche psychométrique8 (par questionnaire et statistiques qui en découlent). Les ex-Big Five quant à eux étaient ancrés dans la perspective psycholexicale plutôt que par questionnaire, étaient purement taxonomiques, autrement dit, reflétant le rangement du cauchemar sémantique. Cette taxonomie visait à avoir une base de description des différences du comportement humain.

Le vieux Big Five était donc un outil de classement conçu à la base pour servir la recherche et servir des buts de sélection des gens. Il est donc prioritairement descriptif, différenciant les individus entre eux, catégorisant les différences. Historiquement, il n’était donc pas fait pour votre usage personnel.

Mais est-ce que le modèle actuel à cinq facteurs est vraiment si différent ? N’est-il pas toujours une façon de catégoriser les gens, les évaluer pour les contrôler et les écarter ou les accueillir dans certains environnements sociaux parce qu’on prédit que certaines catégories de personnes sont meilleures que d’autres ?

C’est pourquoi Allport considérait ces 4500 traits comme justes, parce qu’il avait à cœur de décrire la complexité d’un individu pour rendre bien compte de chacun ; et c’est pour optimiser les buts d’évaluation de l’individu par autrui que les traits ont été réduits. Il s’agit de comprendre, classer, catégoriser et prédire les comportements avec cet outil.

Le nombre de traits à garder, quelles facettes y subsumer des traits (quel objet mettre dans une catégorie générale) fera débat. Parfois, cela peut apparaître comme un débat de surface : je vois par exemple que le modèle Hexaco a une facette « créativité » dans le trait ouverture, c’est intéressant, mais on pourrait dire que le trait Ouverture du modèle à cinq facteurs corrèle avec la créativité, donc qu’importe, des liens sont trouvés. Si on cherche une personne créative, même si elle n’a pas été testée sur cette facette via l’Hexaco, on la trouvera avec son haut score en O sur le Neo pi. Et la recherche a tellement avancé qu’on pourrait déduire qu’une personne qui a un haut score sur des tests de créativité scorera haut sur Ouverture et inversement. Au final, si on est une entreprise ou une institution, on trouvera cette personne créative. Mais si vous êtes attentif, ce postulat va poser problème, parce qu’il masque des impensés : si un jeune rêve d’être musicien, artiste, qu’est-ce que va lui apporter concrètement son score en Ouverture ? Ou son score en créativité sur hexaco ? Mis à part le rassurer s’il a des scores hauts, qu’est-ce que ça changera lorsqu’il sera devant son projet artistique et qu’il bloquera pour une raison ou une autre ? Son score ne fera que lui répéter qu’il est haut en ouverture, donc qu’il a la hauteur de facettes associés à la créativité, mais ne lui donnera aucune piste pour trouver des solutions à son blocage, aucune astuce pour trouver une meilleure idée, aucun moyen de libérer concrètement et pleinement ce potentiel. Et s’il a des scores bas, faut-il qu’il abandonne car ce ne serait pas dans sa nature même d’être artiste ? Et si c’était au contraire le souhait d’être créatif qui avait contribué à augmenter avec le temps sa sensibilité à l’esthétique, aux idées et à développer son imagination ? Ces questions ne sont jamais posées, parce que le point de vue pris est celui de l’évaluateur et non de l’évalué ou de ce qu’il pourrait faire concrètement de son évaluation.

Derrière ce débat du nombre de traits, on voit qu’il y a surtout une grande question et une critique quant à la construction d’une taxonomie non pour améliorer le bien-être des gens, résoudre leurs problèmes, mais juste pour les évaluer, les contrôler.


Un modèle inutile, même pour le recrutement ?


On pourrait donc arguer, à ceux qui pensent que le modèle est inutile, que non, évaluer la personnalité a au moins l’utilité pour l’évaluateur de sélectionner les personnes qui seraient les mieux adaptées à tel ou tel environnement. C’est ainsi qu’ont été utilisés prioritairement les premiers Big Five. Et ça pourrait servir aux évalués de ne pas sélectionner une voie professionnelle qu’ils finiraient par détester, voire pour lesquelles elles n’arriveraient pas à performer. Souvenez-vous des circumplex (les croisements entre les grands traits, qu’on avait vu au chapitre 3 ), certains évaluaient directement si la personne avait un profil apte aux études et à la créativité.

 

Gangloff a eu la bonne idée de voir si l’évaluation de la personnalité était donc utile dans le cadre du recrutement. En 2004, avec Huet, ils ont présenté à des recruteurs deux profils de personnalité :

– L’un était « positif » (des traits de personnalité tirant vers le haut) mais rebelle, insoumis tel que décrit ainsi :

« quand un supérieur au travail donne un ordre à Monsieur XXX, il lui paraît normal de ne pas l’exécuter. Il sait faire passer son intérêt personnel avant celui de ses supérieurs. Quand la direction lui impose ses directives, il les remet toujours en cause. Il pense qu’il est normal de “râler” face à des décisions que prend son chef. Il n’accepte pas d’être sous le contrôle d’un supérieur. Quand un cadre le réprimande soudainement, il conteste fréquemment. Il est difficile de le diriger. Il pense que ceux qui échouent sont ceux qui obéissent trop aux ordres ».

Rapporté dans Gangloff B., Pasquier D. (2011) Décrire et évaluer la personnalité : Mythes et réalité

Le profil de Mr XXX

– L’autre profil avait une personnalité « négative » ; c’était l’exact inverse du profil positif excepté qu’il était obéissant, allégeant, soumis.

Eh bien comme d’habitude9, les employeurs préfèrent recruter celui qui est allégeant, quand bien même sa personnalité est « négative » sur tous les points, qu’il est désagréable avec les autres, nerveux, perdant souvent le contrôle, inactif, sans énergie, désordonné, désorganisé, sans autodiscipline, ne s’intéressant à rien, etc. Ils justifient ainsi leur choix « au moins il fera tout ce qu’on lui dira de faire », « il me paraît plus docile pour un exécutant (…) au moins il exécutera sans rechigner »10. Et le non allégeant, à la personnalité pourtant idéale au travail, est décrit comme « il va sûrement chercher à mettre son grain de sel un peu partout », « il est le prototype du révolutionnaire, c’est un syndicaliste (…) il est prêt à tout casser », « il est vraiment trop dangereux pour l’organisation (…) c’est une bombe à retardement »11.

Autrement dit, il y aurait une hypocrisie des entreprises concernant la recherche de personnalités adaptées à l’environnement social : au fond, la qualité primordiale recherchée est la soumission, soit celle qui ne questionne jamais l’environnement social, ni ne souligne ses responsabilités ou propose des changements.

Au vu de cette expérience, si même pour la sélection le champ de la personnalité apparaît inutile, faut-il jeter cette mauvaise chair à saucisse que sont les 5 grands traits ?

La prochaine fois on verra avec Beauvois et Dubois une façon de repenser les cinq grands traits qui leur donnent un tout autre aspect : non, il ne s’agit pas d’évaluer notre personnalité, mais d’évaluer notre utilité sociale…

Pfffiou, c’est fini ! On termine comme d’hab avec une chanson de mon très cher ami Jean Louis biblio. Des gros bisous à tous et à toutes.

La suite : ♦PP9 : La mesure de ta personnalité, cette mesure de ta valeur sociale

 


Note de bas de page


La totalité de la bibliographie de ce dossier est présente ici : https://www.hacking-social.com/2023/04/03/%e2%99%a6ppx-sources/ 

1Champ d’étude de la personnalité

2Mischel W. (1968) Personality and assessment

3Mischel W. (1968) Personality and assessment

4Goldberg 1981 définit la perspective psycholexicale ainsi : « les différences individuelles qui ont la plus forte portée dans les transactions quotidiennes des personnes entre elles finissent par être codées dans leur langage sous la forme de mots. Plus une différence est importante, plus les personnes le remarqueront et souhaiteront en parler et en conséquence créeront éventuellement un mot pour l’exprimer ».

5« Un vocabulaire assez maigre pour les nuances et les formes possibles de comportement poli… les “synonymes” ne devraient pas être évités ; ils devraient plutôt être multipliés, afin de rendre plus justice à la variété et au nombre de ces dispositions qui se chevauchent » (Allport & Odbert, 1936, p. 34)

6NEO = Nevrosisme Extraversion Ouverture ; PI = Personality Inventory

7 Notamment Golberg Fiske, 1949, 4 facteurs : Social Adaptability, Emotional Control, Conformity, and Inquiring Intellect ; puis Goldberg

8La psychométrie est la mesure des caractéristiques psychologiques des individus et consiste en l’évaluation quantifiée, objective et standardisée des différences individuelles à l’aide d’instruments psychométriques.

9Toutes les études sur l’allégeance montrent que le non allégeant est toujours rejeté par les environnements sociaux (quelles que soient ses qualités), qu’il lui est préféré un allégeant, cf « L’allégeance : un principe des logiques d’aide à l’insertion professionnelle », Lionel Dagot et Denis Castra https://osp.revues.org/3362 ; « L’internalité et l’allégeance considérées comme des normes sociales : une revue Bernard Gangloff » http://lodel.irevues.inist.fr/cahierspsychologiepolitique/index.php?id=1630 ; « De quelques variables modulatrices des relations entre croyance en un monde juste, internalité et allégeance : une étude sur des chômeurs, B. Gangloff, S. Abdellaoui et B. Personnaz http://lodel.irevues.inist.fr/cahierspsychologiepolitique/index.php?id=559

« La croyance en un monde du travail juste et sa valorisation sociale perçue » par Bernard Gangloff https://www.cairn.info/revue-humanisme-et-entreprise-2010-3-page-45.htm

10Gangloff B., Pasquier D. (2011) Décrire et évaluer la personnalité : Mythes et réalité

11Gangloff B., Pasquier D. (2011) Décrire et évaluer la personnalité : Mythes et réalité

Viciss Hackso Écrit par :

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