♦PP11 : Le pouvoir des situations sur la personnalité

La dernière fois nous commencions à explorer une nouvelle façon d’appréhender la personnalité à travers la méthode de l’ESM : il était découvert que lorsqu’on mesure notre personnalité plusieurs fois par jour, il s’avère que nous expérimentons à peu près tous les états de personnalité, à tel point que nous différons plus de nous-mêmes que des autres. Mais en même temps, notre moyenne d’état correspond à notre personnalité mesurée sur le questionnaire, ce qui démontre une signature personnelle qui néanmoins persiste dans le temps. La conception de la personnalité comme une disposition ne peut donc qu’être bouleversée.

Aujourd’hui, on voit plus en détail une étude qui nous montre comment les situations ont une influence sur notre personnalité, et que cette influence est propre à chacun.

La totalité du dossier est accessible en epub : https://www.hacking-social.com/wp-content/uploads/2023/06/La-personnalite-cette-performa-Viciss-hackso.epub

Articles du dossier : 

 

En 2001, Fleeson a mené trois études de la personnalité via ESM, avec en tout 105 participants. Ceux-ci remplissaient le questionnaire 5 fois par jour selon la méthode décrite précédemment, entre 2 et 3 semaines.

Tout d’abord, on voit les résultats attendus de cette méthode, à savoir que l’état de personnalité varie davantage au sein de la personne qu’entre les individus :

Issu de : Fleeson, W. (2001). Toward a structure- and process-integrated view of personality: Traits as density distributions of states. Journal of Personality and Social Psychology, 80(6), 1011–1027. https://doi.org/10.1037/0022-3514.80.6.1011

 

Et on peut observer la distribution des états d’un individu moyen sur deux semaines :

Issu de : Fleeson, W. (2001). Toward a structure- and process-integrated view of personality: Traits as density distributions of states. Journal of Personality and Social Psychology, 80(6), 1011–1027. https://doi.org/10.1037/0022-3514.80.6.1011

On voit que chaque trait a sa dynamique particulière, et ici, pour comprendre la personne, il s’agit de regarder tous les éléments :

– L’emplacement de la forme compte : vers la droite on a des résultats de traits hauts, vers la gauche de traits bas. L’agréabilité de cet individu est assez haute, ce n’est pas le cas de l’intellect qui est plutôt dans la moyenne basse, et l’extraversion est moyenne. En statistiques, ils nomment cet indicateur le skew, qui statistiquement est négatif si la forme va vers la droite, positif si c’est l’inverse.

– La hauteur compte : plus c’est haut, plus c’est fréquent. Par exemple, pour cette personne, l’agréabilité est très fréquemment assez haute et est très rarement basse ; son extraversion est par contre plus étalée, c’est-à-dire que même si l’extraversion moyenne est plus fréquente chez lui, il est fréquent qu’il explore des états hauts comme bas. En statistiques, c’est l’observation du kurtosis.

Il a été découvert que l’extraversion en particulier variait en fonction de l’heure de la journée et du nombre de personnes. Et plus un individu varie en fonction de l’heure et du nombre de personnes, plus son extraversion varie en général.

Donc, tous les traits ne varient pas immanquablement selon l’heure, mais même pour l’extraversion, cela dépend aussi de la personne. Ce n’est pas parce qu’il est 21h et qu’il y a du monde que d’un coup, tout le monde passe de l’introversion à l’extraversion.

Fleeson a découvert qu’il y a un lien entre la sensibilité aux indices situationnels pertinents et la variation. Autrement dit, une personne peut sentir que c’est le moment idéal pour sociabiliser etonc le faire ; alors qu’un individu peu sensible à cet indice situationnel n’y répondra pas et sera peu variable dans son état de personnalité. Ceci étant dit, Fleeson n’exclut pas que cet effet soit dû à d’autres raisons1, comme la poursuite d’objectifs (par exemple la personne a pour but de s’amuser et saisit la situation qui lui permet d’accomplir ce but, ce qui donne une hausse de l’extraversion quand il y a du monde), des stratégies adaptatives (on a appris qu’on était plus inclus en étant plus extraverti lorsqu’il y a du monde, donc on le fait), voire même des changements hormonaux ou rythmes biologiques (les hormones varient tout le long de la journée, et je pense qu’on n’est pas tous égaux sur la capacité à être « énergique » dès le réveil par exemple, alors qu’à d’autres moments peut-être c’est plus facile, grâce à un état physiologique particulier, de fournir cette énergie). On verra dans la partie suivante une autre de ses études sur les buts.


Une situation psychoactive


Précédemment, on avait vu que Beauvois et Dubois disait qu’on sélectionnait une personne pour une situation par affordance avec l’un de ces traits (le « fun » de Xavier qui collait bien au fait d’organiser une soirée réussie). Fleeson développe des concepts qui me semblent assez proches, excepté qu’il met cette affordance dans les situations elles-mêmes : certaines situations ont des caractéristiques psychoactives qui provoqueraient un changement d’état de la personnalité. Il y aurait contingence, c’est-à-dire une relation entre un état de personnalité donné (être amusant par exemple) et une caractéristique de situation donnée (beaucoup de monde joyeux à une soirée). La contingence ne se réfère pas au trait, mais au changement d’état de personnalité. Fleeson (2007) suppose que les individus vont différer dans leur perception des contingences. Par exemple, dans une situation sociale de rencontre d’inconnus, certains ne vont pas pour autant réduire leur extraversion, parce qu’ils l’estiment comme une bonne adaptation pour apprendre à connaître l’autre. Alors que d’autres ne mobiliseront cette extraversion qu’avec des proches.

Fleeson va ainsi mettre en place une étude via ESM qui testera à la fois la conscienciosité, l’extraversion et l’agréabilité (avec le même genre de questions que vu précédemment). Mais il ajoute aussi des questions au sujet des caractéristiques de la situation potentiellement contingente :

  • « au cours de la dernière demi-heure…
  • … combien d’autres personnes étaient présentes ?
  • … dans quelle mesure avez-vous interagi avec les autres ?
  • Ce que vous faisiez était-il imposé ou l’aviez-vous choisi ?
  • À quel point aimiez-vous les autres ?
  • À quel point étaient-ils amicaux ?
  • Comment était structurée la situation ?
  • Est-ce que c’était du temps libre ou une obligation ?
  • Dans quelle mesure faisiez-vous quelque chose d’intéressant ? »

Les résultats habituels ont été trouvés, à savoir que les personnes variaient plus d’elle-même que des autres, mais qu’en même temps elles étaient stables dans leur singularité (niveau moyen et montant de la variation) :

Paramètres de distribution

Extraversion

Agréabilité

Conscienciosité

Niveau moyen 3,75 5,14 4,53
Variance entre les individus .14 (7%) .30 (24%) .23 (10%)
Variance intraindividuelle 1,92 (93%) .96 (76%) 2,03 (90%)
Stabilité des différences individuelles dans le niveau moyen .58 .60 .68
Stabilité des différences individuelles dans la quantité de variations .60 .46 .60

Issue de la table 1 de Fleeson, W. (2007)

Les chercheurs ont étudié les contingences en regardant l’anonymat de la situation (qui est ici liée au nombre de personnes présentes, au fait de ne pas connaître les autres autour de soi, au fait de ne pas les aimer), l’amicalité de la situation (qui est liée au fait que les autres sont amicaux, au nombre d’interactions avec eux, au statut des autres) et l’orientation vers les tâches (qui est ici lié au fait d’être obligé, de se voir imposer des tâches, avoir des dates/temps limites pour un travail et un désintérêt pour une tache).

J’ai mis cette citation parce que la contingence « orientation vers les tâches » aurait pu se nommer travail selon cette définition.

Comme cela pouvait être prévisible, les situations d’orientation vers la tâche sont corrélées positivement à l’anonymat (.48) et négativement corrélées à l’amicalité (-.32), l’anonymat et l’amicalité sont sans lien (.06).

États de personnalité

Extraversion

Agréabilité

Conscienciosité

Caractéristique de situation Moyenne contingence Ecart type des contingences Moyenne contingence Ecart type des contingences Moyenne contingence Ecart type des contingences Ecart type des contingences
Anonymat .09 .20* .06 .09 .09 .17
Orientation à la tâche -.08 .14 -.10** .07 .56*** .25*
Amicalité .67*** .13 .13* .20 .03 .13

Issu de Fleeson, W. (2007)

L’anonymat et l’orientation vers les tâches n’ont pas prédit de manière significative les changements dans l’état d’extraversion, bien qu’il y ait eu une tendance selon laquelle les individus sont devenus plus extravertis dans des situations plus anonymes et moins axées sur les tâches, en plus de devenir plus extravertis dans des situations plus conviviales.

Mais il y avait un écart-type de .20 entre la situation d’anonymat et l’état d’extraversion, signifiant que les personnes étaient différentes sur leur état d’extraversion durant cette situation. Les individus différaient de manière fiable dans la façon dont leur extraversion variait avec l’anonymat de situation. Ceux qui étaient de base plus bas en extraversion, dans la situation d’anonymat, la diminuaient alors que c’était l’inverse pour des plus hauts scores en extraversion. Donc la situation a une influence sur l’état de personnalité, mais parfois les individus vont avoir en quelque sorte une stratégie de personnalité différente face à celle-ci (ici, diminuer l’extraversion ou au contraire la monter quand on est entouré d’inconnus).

Les individus étaient de plus en plus agréables (chaleureux, polis et sympathiques) au fur et à mesure que la situation devenait plus amicale, mais de moins en moins agréables (plus froids, grossiers et antipathiques) à mesure que la situation augmentait dans l’orientation des tâches. Cela semble logique, mais là aussi il y avait des différences individuelles : les bas agréables étaient au contraire plus désagréables lorsqu’il y avait amicalité, mais devenaient plus agréables lorsque les autres étaient moins amicaux.

Ce résultat m’avait particulièrement surprise, car si pour l’extraversion on s’attend à ce que de hauts extravertis aient pour stratégie de se faire des amis ou reconstruire une situation d’amicalité avec des inconnus contrairement à de bas extravertis qui n’engageront pas cette stratégie, quel est l’intérêt ici pour le bas agréable d’être désagréable avec des gens amicaux et inversement ?

Concernant la conscienciosité, il y avait un lien fort entre orientation vers les tâches et conscienciosité (.57 à p<.001), mais c’était aussi très différent selon les individus : pour certains plus haut consciencieux, l’état de conscienciosité était presque entièrement dépendant de l’orientation de la tâche dans la situation, alors que pour ceux plus bas, l’état de conscienciosité n’était qu’un peu plus élevé. On le voit bien sur le schéma, ou le haut consciencieux élève très fort sa conscienciosité dans la situation orientation vers la tâche, alors que par ailleurs elle est très basse. Alors que les plus bas en conscienciosité restent davantage sur un niveau moyen malgré le changement de situation. Autrement dit, la citation d’Isaka mise plus haut (travail = se consacrer avec toute son énergie à des activités que l’on n’aime pas) ne fonctionne que pour les plus hauts consciencieux, ceux plus bas vont légèrement augmenter leur effort, mais pas plus que ça.


Dans une seconde étude, Fleeson a augmenté le nombre de participants à 47, mais aussi leur nombre de rapports à 5 fois par jour pendant 5 semaines. C’était le même protocole, excepté que cette fois ce n’est pas l’agréabilité qui a été testée mais la stabilité émotionnelle (avec les adjectifs « sensible »,  « confiant », « en insécurité »). Fleeson et ses collègues ont aussi remplacé 3 caractéristiques de situation avec de nouvelles questions telles que :

  • « Serez-vous (ou avez-vous été) évalué sur ce que vous faisiez au cours de la dernière demi-heure ?
  • “Comment êtes-vous bon dans ce que vous faisiez au cours de la dernière heure ?
  • “Au cours de la dernière demi-heure, avez-vous fait quelque chose pour le plaisir ou pour obtenir autre chose ? ».

Il a été découvert que plus la situation est orientée vers la tâche, plus le névrosisme augmente pour la personne moyenne. Mais il y a des différences individuelles et certains n’augmentent pas ou diminuent leur névrosisme dans cette situation.

Plus la situation était anonyme ainsi qu’orientée vers les taches, plus les personnes étaient consciencieuses (travail acharné/responsable/organisé). Mais certains au contraire augmentaient leur conscienciosité à mesure qu’ils étaient dans des situations familières (entourées de personnes connues/amies) plutôt qu’anonymes. Il y avait environ 6 % des personnes qui, dans des situations d’orientation vers la tache, diminuaient leur conscienciosité. Dans cette étude, l’extraversion était négativement corrélée à l’anonymat : les chercheurs expliquent qu’un temps de l’étude tombait pendant les vacances de printemps, mais cela peut aussi s’expliquer par le fait qu’ils aient remplacé la composante « amicalité des autres » par « affection pour les autres ».

En résumé, les résultats ont montré que la variation intra-individuelle dans les états des Big Five était en effet associée à la variation des caractéristiques de la situation ; il y a un rôle puissant des situations dans l’explication des états de personnalité.

Cependant la situation n’est pas non plus toute puissante – sinon tous les individus augmenteraient systématiquement tel trait dans telle situation. L’individu perçoit la situation singulièrement et y répond de façon singulière selon ses états moyens. Mais on ne peut pas pour autant prédire que tel trait moyen amènera à tel comportement, car il s’agit d’une interaction subtile, stratégique, et parfois bien mystérieuse à mon sens, comme le fait d’augmenter sa conscienciosité dans des situations amicales ou d’être plus désagréable lorsqu’on est entouré de personnes amicales.

Jean-désagreable en train de critiquer le repas de son pote et de gâcher l’ambiance.

La façon dont un individu agira à un moment donné n’est pas seulement fonction du niveau de trait de l’individu ou de la situation, mais plutôt de la façon dont l’individu répond de manière unique et régulière à la caractéristique de la situation concurrente. Et tout ceci est encore mystérieux, comme en témoigne la découverte de ces individus qui deviennent plus agréables (polis, chaleureux et sympathiques) dans un contexte où les autres sont inamicaux et désagréables (impolis, froids et antipathiques). Et si c’était parce que leurs buts étaient différents ?

C’est ce que nous verrons la prochaine fois !

La suite : ♦PP12 : NOS BUTS PRODUISENT NOTRE PERSONNALITÉ ?

 


Note de bas de page


La totalité de la bibliographie de ce dossier est présente ici : https://www.hacking-social.com/2023/04/03/%e2%99%a6ppx-sources/ 

 

1Ils citent en particulier ces études : la dynamique de la poursuite d’objectifs (Cantor et Kihlstrom, 1987), les modèles de comportement cycliques et inertiels (Brown et Moskowitz, 1998 ; Fleeson, 2001 ; Larsen, 1987 ; Larsen et Kasimatis, 1990), l’apprentissage de la stratégie adaptative (Siegler et Shipley, 1995), les rythmes biologiques ou hormonaux (Haus, Lakatua, Swoyer et Sackett-Lundeen, 1983) et les premières étapes du changement à long terme (Nesselroade, 1988)

Viciss Hackso Écrit par :

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