★ [AM6] Neutraliser l’autodétermination à faire du mal

Dernier chapitre sur l’autodétermination à faire du mal ! Aujourd’hui on démystifie les préjugés sur l’altruisme, nous explorons les solutions possibles pour éviter les motivations à faire du mal ou les transformer.

Cet article est la suite et fin de :

La totalité de ce présent dossier est disponible en epub : autodetermaltot


9. Comment empêcher les escalades vers les comportements préjudiciables ?


 

★ Se débarrasser des préjugés sur le prosocial/l’altruisme/la compassion/l’empathie

Personne n’est à l’abri des préjugés sur ces termes : j’ai beau travailler sur ces sujets depuis des lustres, la première image que m’envoie mon cerveau quand je pense à l’altruisme c’est l’image de l’infirmière au chevet de son patient, avec toute son esthétique stéréotypée du soin et de la douceur. Si je ne pousse pas un peu la réflexion, j’applique à ces termes un champ extrêmement limité.

La vérité c’est que de l’empathie et du prosocial, on en trouve dans les conceptions, les fins, les comportements les plus éloignés de cette représentation, et ce n’est pas forcément un acte de soin au premier degré ou directement visible.

Par exemple, cette vidéo et son contenu sont pourtant d’une empathie et d’une prosocialité incroyable :

À travers l’horreur et la création de ce contexte épouvantable, l’auteur du mod pose une situation apparaissant désespérée, angoissante, bref il n’y a que le pire et on n’en attend que le pire et l’impossible. Or il y a un retournement. Je ne vais pas le révéler parce que ça casserait l’histoire si vous n’avez pas encore vu la vidéo, tout ce que je peux dire c’est que l’œuvre en devient incroyablement prosociale en donnant de la force aux personnes. Et comme à son habitude, Feldup nous propose ce voyage, avec une démonstration d’empathie et de prise de perspective admirable. On n’en ressort pas avec des cauchemars, mais avec de l’espoir.

Et ce n’est clairement pas le seul contenu qui part de situations épouvantables pour montrer des voies alternatives d’espoir, de résistance, de comportements prosociaux : je pense à Clive Barker qui à partir d’univers réellement insoutenables, décrivant des scènes d’une extrême violence et perversité, persiste à toujours y opposer un personnage lumineux qui résistera par sa simple prosocialité et changera souvent la donne1.

L’esthétique du soin et de la gentille infirmière n’est absolument pas présente, ici c’est l’horreur, et pourtant ce sont des œuvres qui sont des démonstrations de comment on écrit et conçoit des histoires aux fins prosociales, comment on lutte contre l’enfer, comment on génère de l’espoir. Pour moi, c’est un acte altruiste que de mener ces œuvres ainsi.

Bref, l’altruisme pourrait se nicher dans toutes les esthétiques, comme une fin, des structures et mécaniques cachées. Y a des comportements bourrins, indifférents, bizarres, qui n’ont absolument pas le look et le style qu’on attribuerait à l’altruisme et qui sont pourtant factuellement plus prosociaux qu’un discours ou une personne travaillant à se maquiller d’une esthétique altruiste.

Donc il y a mettre à la cave tous ces préjugés :

— être prosocial n’est pas réservé au féminin, les femmes n’ont pas une « nature » qui les porte à porter plus soin à autrui, pas plus que les hommes auraient un handicap insurmontable à cela. C’est une capacité à se mettre à la place de l’autre, comprendre ce qui se passe et chercher à remédier à sa souffrance ou participer à son bonheur par les moyens et actions qu’on peut faire.

— L’altruisme, la compassion ou la prosocialité ne sont pas que des notions religieuses ou nécessitant d’être croyant. Certes, c’est un commandement ou une attente qui est transmise par de nombreuses religions, mais dans les faits, on voit bien que cela ne suffit pas à transformer les personnes à l’être factuellement. Les guerres, les tueries et massacres au nom de la religion nous montrent bien que cette compassion et altruisme peuvent être compartimentés à l’endogroupe, qu’importe le discours universel de départ. Tout contenu intellectuel et/ou spirituel à ce sujet ne suffit pas à générer l’action altruiste elle-même, il y a généralement à se rappeler que c’est avant tout une chose qui ne peut être faite que dans l’acte lui-même : un discours altruiste ne demande pas aux autres d’être altruiste, il apaise directement les souffrances, donne directement de l’espoir ou de l’énergie, il reconnecte au monde, à tout le monde.

— En cela, l’altruisme n’est pas un discours d’influence, une esthétique, un ton ou un style : c’est quelque chose qui se mesure dans les actes, et à travers les actes. Et il ne s’agit pas uniquement de sauver une vie de la noyade, de panser une blessure, etc. Une œuvre peut faire se sentir mieux les personnes, un échange peut rebooster, l’ambiance d’un lieu peut nous restaurer, une discussion franche et difficile peut percer un abcès qui s’infectait. Une personne peut avoir été extrêmement prosociale dans ses actes sans avoir sauvé littéralement une vie – en nous faisant vibrer par sa musique, par sa passion, par sa sympathie, par ses compétences, par ses rires, etc. Restaurer les besoins des autres passe aussi par des petites choses très simples. Il suffit de faire la liste de ce qui nous a apporté du bien être dans une journée pour voir qu’il y a des quantités d’actes prosociaux qui nous ont été importants et qui n’ont pas eu besoin d’être héroïques.

— Être prosocial, ce n’est pas être émotif/dans la sensiblerie, mais davantage être dans l’action stratégique : là encore ce sont nos représentations stéréotypées et leur esthétique limitée qui parlent. Certes l’empathie affective nous fait sentir la douleur de l’autre et peut troubler via une forte émotion, mais ce n’est généralement pas elle qui nous conduira à aider, au contraire parfois elle peut être un frein à aider, voire tellement insupportable à ressentir qu’on coupera toute empathie pour celui qui souffre. L’empathie cognitive demande une forte réflexion sur les facteurs en jeu et un esprit de stratégie pour trouver un plan pour résoudre la situation. La compassion est une motivation, ainsi dans les témoignages des sauveteurs2, ils se voient littéralement agir d’une façon qu’ils n’avaient pas planifiée ou qu’ils n’auraient pu croire possible à faire.

— En cela, être prosocial n’est pas être irrationnel, illogique, bête puisque cela peut être une façon de régler un problème compliqué, une situation difficile ou s’opposer à quelque chose de dangereux. Certains y voient de la bêtise, car les altruistes peuvent se mettre en danger pour l’autre, ou y perdre leur intérêt/leur position tranquille, le calcul semble irrationnel. Mais à lire les témoignages, certains n’ont absolument pas peur de l’adrénaline et des sensations fortes, et ce n’est donc pas un blocage pour eux d’avoir un jour pris d’office des enfants capturés par un troupeau de nazis (Eichmann était présent), puis les réprimander comme du poisson pourri3.

Parfois cela prend l’allure d’une professionnalité stratégique qui les amènent à aimer résoudre des problèmes compliqués et ils persistent encore et encore pour atteindre leurs fins prosociales. L’acte altruiste peut être palpitant en soi pour des tas de raisons, et les risques et enjeux rajoutent un défi potentiellement motivant pour les personnes : comme la fin est prosociale, que cela coche à leurs valeurs et à du sens existentiel, on sent une force gigantesque qui traverse de part en part ces histoires. En quoi il serait irrationnel ou bête d’engager toutes ces forces à une action, un défi qu’ils peuvent réussir et qui sera socialement très utile ? Je pense qu’on se sent beaucoup plus irrationnel et bête quand on n’arrive pas à agir pour aider alors qu’on aurait pu (je plaide coupable) : ce n’est pas un bon calcul, c’est une faillite de ses compétences.

— Être prosocial n’est pas être naïf, se laisser manipuler, n’est pas une technique de manipulation : certains peuvent croire qu’aider autrui c’est être naïf sur le genre humain, parce qu’on n’aura rien en retour, aucune gratitude ou sympathie à faire ça, voire qu’on sera plus exploité par la suite, l’autre se servant de nos forces à loisir. Mais c’est se tromper sur les motivations qui conduisent à ces actes : les personnes ne font pas ça pour avoir des récompenses sociales, pour faire marcher la loi de réciprocité et avoir quelque chose en retour. Il n’y a pas d’attentes posées sur les autres : ils font ça parce qu’ils estiment que c’est juste de le faire, parce qu’ils peuvent le faire, parce que c’est la bonne chose à faire selon eux. Et comme on l’a vu plus haut, aussi parce qu’il peut y avoir des motivations intrinsèques à l’acte, que ce soit la satisfaction de résoudre un problème compliqué, l’adrénaline, le fait de vivre des aventures plus intenses, l’échange social, etc. Tant pis pour les conséquences négatives du moment. Les sauveteurs et résistants sont même allés jusqu’à continuer à cacher leurs actes bien après la guerre, ce qui démontre qu’ils n’en attendaient aucune reconnaissance glorifiante particulière.

D’autres diraient que tout acte de prosocialité est une technique de manipulation pour faire marcher cette loi de réciprocité, obtenir de l’autre en retour : annulons cette vision limitée de l’altruisme qui se limite à flatter les égos et à cirer les pompes, être prosocial peut justement être totalement l’inverse comme avoir le courage de discuter des choses fâcheuses pour les régler.

— La prosocialité n’est pas à confondre avec un moralisme dogmatique, une pureté morale. Il ne s’agit pas de jouer au chevalier blanc qui n’a jamais rien fait de mal, ou qui va décréter de ce qui est bon de ce qui n’est pas bon, juger les mauvais et donner des points positifs aux bons, s’attaquer aux mauvais et marcher au rythme des bienveillants. L’altruisme demande souvent de marcher dans des zones grises, illégales, désobéissantes : quelqu’un de rigide et intransigeant dans ses principes ne pourra pas agir de façon prosociale, puisqu’il y aura toujours un critère immoral ou s’opposant aux règles et normes qu’il refusera d’emprunter. Une pureté morale, de stricte honnêteté, rend aussi aveugle à la totalité des possibilités prosociales : dans les témoignages de non-résistants4 durant la guerre, je me rappelle d’un médecin qui était choqué que son hôpital refuse de soigner les juifs, mais dans le même temps disait qu’il ne pouvait rien faire, et il refusait ces patients. Il ne voyait même pas les possibilités de désobéissance, comme mentir sur les identités des soignés, s’organiser avec les autres pour secrètement les soigner, ne pas respecter la politique discriminante, etc. Une morale trop rigide empêche paradoxalement de se comporter d’une façon éthique.

La compassion demande souvent de mentir, de marcher dans des stratégies illégales ou sournoises, d’élever la voix, de se comporter de façon hors norme : la pureté morale est souvent un frein à l’altruisme.

— Et enfin, la prosocialité, l’empathie cognitive, l’altruisme ne sont pas inaccessibles y compris lorsqu’on a des troubles affectant la sociabilité : par exemple, croire que ce serait inaccessible est lié notamment à une mauvaise interprétation des troubles du spectre autistique ainsi que d’autres troubles affectant la sociabilité. Or on l’a vu, il n’y a pas besoin d’une empathie affective (=sentir automatiquement la douleur de l’autre) pour aider autrui, pour comprendre ce qu’il vit. Pour tous, ça demande une réflexion, une compréhension des facteurs en jeu afin de savoir ce qu’on peut faire d’efficace pour aider. Tout le monde est sans cesse en apprentissage, certes différent, ne serait-ce que parce que le monde change, que les situations et environnements sociaux qu’on côtoie sont différents. Bref, il y a à rappeler que cela s’apprend, y compris pour des profils neurotypiques sans troubles particuliers.

Quoiqu’il en soit, les motivations prosociales ou celles antisociales sont une part déterminante dans nos conceptions, elles orientent les design, que l’on construise une miche de pain, une expérience scientifique, une politique nationale ou un film : soyons vraiment au clair avec nous-mêmes, nos besoins, nos intentions et nos motivations, sinon il est possible de perdre le fil qui nous connecte aux autres et que l’on se mette à créer quelque chose qui les desserve, autant que nous-même. C’est ce qu’on va explorer maintenant, avec le fait de sciemment viser une autodétermination prosociale inclusive.

★ Viser l’autodétermination prosociale inclusive (de soi, des autres, des environnements sociaux, des politiques, etc.)

Même si le postulat initial de la théorie de l’autodétermination (que le mal ne peut être internalisé au point de devenir totalement autodéterminé) s’avérerait à modérer, il n’empêche que toutes ses autres recherches n’en sont néanmoins pas invalides, par conséquent ses conseils persistent et sont excellents pour prévenir les comportements préjudiciables (rappelez-vous, on a cité précédemment que les styles autonomisant faisaient baisser le harcèlement à l’école par exemple, tout en augmentant le bonheur et les motivations des élèves).

L’ajustement qu’il y aurait à faire serait de systématiquement ajouter aux conseils de la théorie de l’autodétermination, la précision qu’ils doivent porter sur une prosocialité inclusive et non une prosocialité exclusive à un endogroupe. Lorsque la SDT conseille à un environnement social d’apprendre à connaître et comprendre les personnes qui y exercent, ça vaut pour tous : on ne se préoccupe pas que d’être solidaire avec celui qui est comme nous au même poste, de la même couleur, du même âge ou du même genre que nous. Tout le monde compte, tout le monde est intéressant, tout le monde est précieux. L’environnement social est un système qui a besoin du bien-être de tous pour arriver à ses fins, ainsi, la solidarité avec l’agent de ménage, l’élève quand on est prof, le nouveau venu à la religion différente, tout cela compte : quand un élément du système social n’est pas entendu quant aux précieuses informations qu’il donne, sous prétexte qu’il ne serait pas fiable (car on préjuge de lui à cause de sa position sociale, son âge, son origine), cela est une erreur professionnelle qui conduira à terme à des problèmes. Même hors racisme et tendances à la discrimination, trop souvent la seule confraternité se fait entre pairs et d’une façon sordide : dans En Toute Puissance je rapportais l’exemple de personnels soignant harceleurs ou abuseurs qui étaient très largement protégés par les collègues. Les stagiaires ou patients qui tentaient d’alerter sur les énormes problèmes que cela générait n’étaient pas pris au sérieux, parfois étaient à leur tour harcelés. Résultat, les problèmes persistaient, augmentaient, la situation devenait de plus en plus grave, les actes préjudiciables allaient encore plus loin.

Cette attitude n’est pas un soin à la proximité sociale puisque laisser un harceleur continuer à agresser, ce n’est absolument pas l’aider à faire bien son métier. C’est une façon de faire persister un statu quo qui permet de laisser la situation figée. On ne le fait pas forcément volontairement, cette inaction peut prendre source dans la peur de représailles, la peur de perdre son emploi, la peur que la structure change et qu’on perde des avantages, la peur d’être rejeté, la peur d’être perçu comme anormal, etc. Certains environnements sociaux ont des politiques générales et des conditions affreuses qui participent à cette peur et force à une mentalité de statu quo des problèmes. Ceci dit, on peut quand même tenter de résister, de désobéir aux normes qui excluent injustement des gens et qui participent à mal travailler en cassant l’esprit collectif que demandent quasi tous les environnements de travail. Il s’agit d’agir quand même, même si on est terrifié : c’est ce qu’on nomme le courage.

Il existe donc une confraternité sordide visant le statu quo (y compris concernant des problèmes de l’environnement) et à l’inverse une solidarité professionnelle inclusive qui se connecte à tous et a le courage de régler les problèmes et de faire évoluer l’environnement social vers le mieux. Cette solidarité, on la voit déjà à la facilité de communiquer : les gens se lient d’amitié qu’importe leur statut, ils échangent avec respect et écoute mutuelle, s’intéressant et apprenant les uns des autres.

Dans une entreprise saine que j’ai connue, qu’importe la fonction, on avait des discussions profondes entre pairs, avec les clients, avec des gens d’autres services, avec des boss. Ainsi quand il y avait un problème, on se disait directement les choses et on cherchait un moyen de le régler sans léser l’autre, d’une façon où l’on puisse fonctionner bien ensemble, d’une façon qui ne casse pas ses liens.

Ce n’était pas de la pseudobienvaillance où l’on feint la gentillesse : on pouvait tout à fait se crier dessus parfois, s’énerver, être en conflit, mais toujours on essayait de reconnecter des liens plus sains, on s’expliquait et s’écoutait mutuellement pour résoudre le problème. Résultat, on bossait à merveille, dans une ambiance fun, mémorable, et même dans des situations très stressantes, on arrivait à passer de bons moments ensemble, car on pouvait compter les uns sur les autres.

Et vous savez quoi ? J’ai aussi connu ce lien fort dans un environnement social professionnel catastrophique, mais qui ne pouvait se faire qu’à travers une résistance et une désobéissance. Même si c’était rendu impossible à certains moments, car les harceleurs nous empêchaient de parler entre nous et cherchaient à nous mettre dans la terreur et la compétition, j’ai vu des désobéissants surmonter les tyrannies en cachant de la nourriture de l’entreprise pour les donner aux SDF, j’ai vu des gens gruger le système pour rendre gratuit des repas à d’autres. On peut tenter de construire un environnement social inclusif, même quand tout s’y oppose, ça peut même devenir une quête prioritaire. Mais effectivement, ça demande du courage et implique d’oublier ses peurs pour se jeter dans l’action. Le résultat, et je l’ai vu dans tous les environnements sociaux inclusifs ou dans ces situations de solidarité dans la désobéissance, c’est que la vie prend un sens incroyable, il n’y a aucun remords et regrets, ces gens et ces groupes construisent un milliard de bons et forts souvenirs, c’est existentiellement puissant.

Cela ne veut pas dire qu’il y a un bonheur constant, un bonheur bébête. Dans cette entreprise inclusive où je ne passais qu’en coup de vent (je n’y étais pas en CDI), j’avais une collègue extrêmement sociable qui cherchait activement à se lier d’amitié avec tout le monde. Elle avait convié une agente de sécurité extérieure à notre pause, on avait passé je ne sais combien de temps à écouter ses histoires incroyables avec son métier, on avait tous admiré son courage, c’était génial, parce qu’on n’imaginait pas qu’il se vivait ce genre de choses autour de notre lieu habituel de travail et elle le racontait magnifiquement. Les racistes de l’équipe n’étaient pas là parce qu’elle était métisse.

Un jour, on apprend que cette jeune agente de sécurité de moins de 25 ans, mère d’un enfant, est morte dans un accident de la route. La journée est au deuil, on ne parle que de cet évènement tragique, injuste, on ne parle que d’elle, on partage notre tristesse, on pense à la famille, à l’enfant, on est dévasté.

Oui, nouer des liens forts, c’est aussi être dévasté de tristesse quand la mort frappe si injustement. Mais on a pu l’honorer dans nos mémoires, on a pu lui faire entendre notre admiration de son vivant et reconnaître son courage, sa bravoure, son humour, sa bonne humeur, on a pu la connaître et s’y lier. Les collègues ont pu porter à sa famille cet hommage, la raconter, honorer la personne exceptionnelle qu’elle était.

Si elle avait été dans une entreprise exclusive, on n’aurait même pas connu son existence, son histoire, tout aurait été abstrait et insensé, vide de sens, vide de savoir quoi faire, indifférent, froid. Non seulement le drame injuste et terrible aurait frappé, mais personne dans ce contexte n’aurait pris la mesure de la merveilleuse vie perdue, personne n’aurait pu avoir appris d’elle et l’honorer, personne n’aurait pu faire en sorte que sa vie compte dans ce lieu professionnel, malgré l’horreur du drame.

Se connecter à l’autre, d’une façon prosociale inclusive, c’est à mon sens pas simplement vivre des moments super sympas, j’y vois personnellement un travail d’être vivant qui sait qu’il va mourir un jour et que seuls les souvenirs de connexion aux autres lui survivront dans la vie : de tous les gens décédés que j’ai connus de façon proche ou distante, ceux qui vivent dans ma mémoire et dont je tente de transmettre ou honorer l’héritage sont ceux où cette connexion riche mutuelle s’est faite. Et cette connexion prosociale inclusive peut se faire à travers nos œuvres, notre travail, nos façons d’être et de faire.

On refuse parfois de nourrir ces connexions à cause des visions du monde dont on a parlé en début de dossier : l’homme serait mauvais, donc or de question de l’aider, la vie c’est la jungle donc écraser l’autre est ma victoire, etc. Donc on ne se connecte pas à l’autre, parce qu’on a trop souffert, parce qu’on a peur de souffrir ou de stresser. Par prévention ou parce qu’on veut continuer à utiliser l’autre comme un objet à notre service et que l’humaniser nous ferait avoir des remords désagréables, on refuse la connexion sociale.

Que ces visions soient ponctuelles, liées à des situations particulières, évidemment que cela se comprend. On a tous été désespérés à un moment. Mais pragmatiquement pourquoi se gâcher la vie en supprimant sciemment toutes les possibilités de liens sympas avec les autres, d’apport mutuel, de souvenirs incroyables ? Oui c’est une prise de risque de se connecter à quelqu’un qu’on ne connaît pas, d’écouter et de sentir ses émotions, ce n’est parfois pas agréable l’empathie affective, mais de là à supprimer un pan gigantesque de possibilités de la vie juste par prévention ou pour gagner plus d’argent ou de privilèges ? Pourquoi supprimer tout un pan de richesses d’informations, de connaissances, d’histoires à disposition ? Pourquoi supprimer ces capacités qui nous aident à résoudre des problèmes complexes et à faire évoluer des structures tout aussi complexes ? Pourquoi cette joie de tout détruire surpasse cette joie de construire quelque chose qui résonnera au-delà de notre mort et pas comme un cauchemar pour les autres ? Je doute que les croyants en l’homme mauvais ou stupide soit encore ici à lire ce dossier d’une personne autrice qui ne porte pas leur même croyance, mais si vous êtes encore là, sachez que même par égoïsme, agir de façon prosociale inclusive est un bien meilleur calcul pour avancer dans l’existence, pour avoir moins de problèmes et plus de bons souvenirs.

Insistons donc sur le terme prosocial inclusif, ne soyons pas autodéterminateurs et sympas uniquement avec les gens nous ressemblant en terme de position sociale, d’âge, de genre, d’origine, etc., parce que le sens complet de nos vies, voire de l’existence en dépend : si on persiste à porter ces œillères de l’unique identification, cet unique point de vue de l’endogroupe, on sera aveugle au fonctionnement réel des environnements sociaux (qui ont toujours une part collectiviste et très variée), aveugle à la vie elle-même d’humain qui est factuellement riche d’opportunités et de connexions à d’autres. Un travail antisocial et exclusif est un poison dont personne, au fond, ne veut et donc qui ne sera pas « récompensé » à terme. Quand bien même l’arnaque peut durer un temps et que la gloire peut pleuvoir sur des histoires antisociales exclusives, à terme l’illusion peut disparaître et les faits destructifs se révéler dans toutes leurs horreurs, leur indignité, et ne provoquer qu’un héritage de honte, de culpabilité, de cauchemars dont personne ne veut. Ces gens-là auront peut-être réussi par domination à préserver leurs privilèges matériels, leurs positions sociales, mais ils auront perdu la possibilité d’exister pleinement à travers des connexions satisfaisantes, et pour certains, ils ne seront même pas conscients de tout ce qu’ils ont raté.

Ci-dessous, voici tous les conseils de la théorie de l’autodétermination pour soutenir les besoins fondamentaux (autonomie, compétence, proximité sociale), il y a juste à se rappeler qu’être un environnement social autodéterminateur inclusif nécessite d’appliquer ces conseils y compris à des personnes différentes de nous, et d’éviter les modes contrôlants/autoritaires ou pseudolibre/pseudoprogressiste, y compris sur des personnes différentes. Et tout ceci, pour être prosocial, devrait viser le bien-être commun et pas seulement de soi, d’un seul groupe ou d’une seule identité sociale.

À noter que j’ai parlé plus longuement dans En toute puissance, avec des expériences, études et exemples d’environnements sociaux autodéterminateurs. Vous trouverez encore plus de recherches dans l’ouvrage de Deci et Ryan, Self-determination theory (2017). Ainsi, ceci n’est pas une liste d’injonctions ou d’obligations morales, mais plutôt des conclusions de recherches qui ont démontré leur efficacité ou inefficacité :

★ Désobéir en visant l’autodétermination prosociale inclusive

Toujours dans En toute puissance, j’ai raccroché la théorie à la notion de désobéissance altruiste : empêcher l’autodétermination à faire du mal de régner dans un environnement social, empêcher que les préjudices adviennent, voire refuser d’obéir à des ordres destructeurs, sont des moyens prosociaux d’action. On peut désobéir aux normes antisociales, aux ordres préjudiciables à autrui, on peut stratégiquement démanteler des systèmes préjudiciables. J’ai également fait une liste rapide de comment désobéir de façon altruiste ici :

★ Comment désobéir de façon altruiste ? Quelques listes

On peut aussi s’inspirer des personnalités altruistes étudiées par les Oliner5 qui sauvaient des cibles du nazisme, leur porter secours : l’élément à retenir est que ces personnes avaient tout simplement eu une personne dans leur vie qui avait été un modèle de cohérence et de prosocialité, et c’est ça qui leur a donné la force de s’opposer à des comportements horribles (y compris de leur endogroupe, il y a des témoignages allemands dans leur étude). Ensuite, ces personnes ayant bénéficiés de ces modèles ont sauté dans l’action comme dans un train en marche, avec un courage qu’elles ne comprenaient pas elles-mêmes. Si on n’a pas eu la chance d’avoir ce modèle prosocial dans nos vies, eh bien leur témoignage est là pour nous accompagner. À noter qu’évidemment ce n’est pas la seule source de témoignages de courage, d’altruisme et de désobéissance prosociale, il y en a bien d’autres et je ne les connais certainement pas toutes.

Si on est cible de ce mal, il ne faut pas hésiter à se nourrir des histoires militantes passées et les façons dont de mêmes personnes oppressées se sont battues et ont réussi à faire changer des choses. Nous n’avons pas besoin de modèle exactement pareil que nous pour nous faire comprendre et nous faire sentir ensemble contre l’adversité : j’écoutais récemment Daryl Davis (un afro-américain qui a réussi à aider des suprémacistes blancs à quitter le KKK ou des mouvements néonazis et d’abandonner leurs idéologies préjudiciables) qui lui s’est un jour identifié à une femme juive qu’il a vu dans un reportage se faire molester par des nazis. C’était la première fois qu’il pleurait devant un reportage tant il se reconnaissait dans la situation (il s’est fait molester à 10 ans par d’autres enfants et adultes sans autre raison que sa couleur de peau).

Les personnes discriminées, bien qu’elles soient différemment discriminées selon les époques, les contextes et selon les différents contenus des préjugés, ont des expériences communes d’humiliation, de rejet, d’ostracisation, de difficultés voire d’empêchement d’accéder aux mêmes droits que les non-discriminés. Les genres et les types de personnes ciblées changent, mais les mécaniques de l’horreur sont souvent les mêmes. On peut donc s’identifier et apprendre des choses de tout le monde et à travers différentes époques.

★ Multi-identification prosociale et inclusive ?

On l’a vu, le cumul des identités prévient d’être autodéterminé à faire du mal. Il ne s’agit pas juste de vivre dans un milieu à forte mixité : j’ai connu des racistes entourées de plein de personnes différentes, travaillant dans le même endroit, mais ils n’en apprenaient rien, car d’emblée ils refusaient de s’entendre avec l’autre de par son origine ethnique, ils ne voulaient pas même connaître un minimum la personne, parfois même pas son prénom. Donc même si un environnement est inclusif et est plein d’opportunités joyeuses de mélange social, les racistes feront en sorte de se blinder pour ne surtout pas absorber une quelconque joie au contact amical avec des personnes non-blanches. Pour certains, on ne peut pas les influencer, même en leur offrant sur un plateau d’argent un environnement social joyeux, qui fonctionne bien, où la mixité est littéralement un plus parce qu’il y a des discussions passionnantes sur les milles et une façon de vivre, où il y a plus de compassion générale parce que tout le monde – conscient d’être différent de l’autre – , fait l’effort de le comprendre et d’être compréhensible.

J’ai vu des racistes qui étaient immergés dans ces endroits joyeux depuis plus longtemps que moi pourtant, et ils persistaient à rester dans un coin à bouder et à éviter toute joie avec les gens différents d’eux, alors qu’ils étaient tout le temps invités à participer et qu’on leur apportait tout autant de compassion qu’aux autres. Et ça n’était pas du tout lié à un problème de timidité ou de difficulté à sociabiliser, car ces racistes pouvaient être tout à fait capables d’extraversion et de prosociabilité avec d’autres hommes blancs : ils refusaient de sociabiliser joyeusement à égal avec les non-blancs, les LGBT et les femmes, ils estimaient inférieures toutes ces personnes. Donc avant de pouvoir ouvrir le potentiel à cumuler diverses identifications inclusives, notamment par la vie auprès de plein de gens différents, il y a déjà à déverrouiller leurs verrous rigides.

★ La discussion intragroupe contre les verrous rigides ?

La discussion sur les identités sociales, les stéréotypes, l’échange intra et intergroupe peut aider selon les stratégies qui sont mises en place, ou au contraire encourager à des pratiques discriminatoires.

Amiot cite par exemple les recherches de Smith et Postmes qui consistent à réunir des gens d’un même endogroupe et à discuter d’un exogroupe, ou encore d’un stéréotype qu’ils partagent sur un groupe. Toutes ces études montrent que seuls, les individus n’ont pas une pensée qui fait beaucoup consensus6 : ils ont des idées diverses pas très marquées. Mais lorsque ces idées sont issues d’une discussion en groupe, des consensus se forment, pour le meilleur et pour le pire :

Dans l’exp de Smith et Postmes (2011), les chercheurs ont réuni des Anglais pour discuter des immigrants, les questions étaient sans valence particulière: « selon vous, à quoi ressemblent les immigrants en tant que groupe de personnes ? Que font-ils ? Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Quelle est leur relation avec le peuple britannique ? » , puis ils devaient rapporter les 5 grandes idées qui avaient émergées de leur discussion ou réflexion. Soit ils devaient mener la réflexion en groupe, soit seuls. Malheureusement, les stéréotypes négatifs ont remporté les faveurs, mais on voit qu’en groupe, il y a eu des consensus encore plus forts sur ces stéréotypes négatifs :

Mais cette mécanique « les idées qui émergent en groupe sont plus fortes » fonctionne aussi lorsque la discussion porte sur le fait de diminuer un stéréotype négatif. Dans cette autre expérience (Smith et Postmes 2011), il s’agissait du stéréotype que les femmes seraient plus nulles en math.

Quand on demande au groupe d’hommes de discuter de « pourquoi le stéréotype est vrai », leur performance augmente, mais si on leur demande l’inverse, leur performance diminue. Et pour les femmes, c’est l’effet inverse, discuter de pourquoi le stéréotype qui pèse sur leur épaule est faux, en groupe, fait augmenter leurs performances en maths. Et à l’inverse, leur demander de discuter de pourquoi le stéréotype est vrai fait baisser leur performance.

Le stéréotype sur un exogroupe fonctionne comme une sorte de sort magique attribuant un bonus pour l’endogroupe, on voit donc pourquoi des groupes discriminants tiennent à conserver leurs stéréotypes, car ce sont des croyances qui leur servent réellement à dominer dans un jeu à somme nulle.

Personnellement je ne souscris pas à l’usage de stéréotypes pour renverser la vapeur et se sentir dominant à son tour, et ce n’est d’ailleurs pas ce que conseillent ces chercheurs. Par contre, dans les groupes discriminés que j’ai connus et était identifiée, groupes très proximaux (un cercle de proches restreints, d’amis, de collègues de travail) on se retrouvait souvent à inventer des gloires secrètes d’endogroupe, parfois totalement absurdes, mais empuissantantes mutuellement, des private jokes secrètes ou des histoires dont seuls nous avions connaissance.

Dans un autre article de recherche de Thomas, Smith, McGarty Postmes (2010), face aux groupes ayant des idéologies commandant de la violence envers des exogroupes, les chercheurs conseillent d’être hautement stratégique pour réussir à organiser des discussions des membres de ces groupes (car ils sont fermés à la rencontre, même si ce n’est qu’entre eux). Ensuite, il ne s’agit pas de les faire se sentir inférieurs à ceux qu’ils estimaient inférieurs, mais de saper le consensus autour des contenus antisociaux en soulignant bien à quel point, dans leur groupe, il y a des divergences et que personne n’arrive à être d’accord. Vous pouvez en savoir plus ici :

https://www.researchgate.net/publication/47707346_Nice_and_Nasty_The_Formation_of_Prosocial_and_Hostile_Social_Movements

★ Prise de perspective, compétences socio-émotionnelles, gestion du stress, apprentissage de la compassion : un travail pour les autoritaires ?

Amiot intègre la discrimination dans les comportements préjudiciables et on sait que les profils les plus à préjugés sont les autoritaires de droite (RWA) et (SDO7). La littérature sur les autoritaires et les recherches récentes dévoilent de façon assez répétée leur difficulté à être empathiques (les RWA restreignent leur empathie et leur agréabilité à leur endogroupe, les SDO sont désagréables et manquent d’empathie avec tout le monde). Cela s’avère être lié également à diverses incapacités à faire face au stress, dont on trouve des preuves neurologiques8. Ainsi, il ne me semble pas inutile de penser qu’il y a un besoin de travailler avec eux sur le fait de :

— développer des compétences socio-émotionnelles (qui permettent de mieux gérer les émotions donc de savoir mieux réguler son stress d’une façon non (auto)destructive),

— de développer leur capacité à la prise de perspective (l’empathie cognitive permet de voir et chercher à comprendre une situation de souffrance, mais la distance permet d’aider à réguler les émotions négatives que ça provoque),

— de développer leur capacité à la compassion (= reconnaître la souffrance, être motivé à aider),

— de leur apprendre à gérer et réguler le stress. Lepage (2017) conseille par exemple des exercices de cohérence cardiaque.

On a détaillé en partie la question des compétences socio-émotionnelles, la compassion dans En toute puissance, mais vous pouvez aussi vous renseigner avec l’ouvrage de Moira Mikolajczak « les compétences émotionnelles ».

Ceci étant dit, il s’agit d’être réaliste sur nous-mêmes dans la situation : on oublie parfois qu’on est préjugé sur la base de notre âge, de notre genre, de notre couleur de peau, de notre classe sociale, etc. Si vous êtes cible, vous risquez de ne pas pouvoir aider celui qui vous préjuge, transmettre tout ce qui a été cité précédemment, puisqu’il vous verra avec méfiance. Dans les études sur la personnalité autoritaire par exemple, des potentiels fascistes avaient refusé de parler à des chercheurs dont le nom était à consonance juive.

Lorsque vous ferez face à un autoritaire, il va se fermer totalement à vous, car il préjuge de vous, donc le contact sera rendu impossible, quelles que soient la virtuosité et la sympathie dont vous faites preuve. N’allez pas y voir un échec de votre part : c’est l’autre qui verrouille la situation, c’est lui qui la ferme avec son propre trousseau de clefs, et vous n’avez pas accès à ces clefs. Cela prend énormément de temps et demande beaucoup d’événements variés pour que l’individu décide un jour d’utiliser ses propres clefs et jeter ces cadenas inutiles.

★ Quand le mal est fait : le travail de prise de conscience et de responsabilisation

Quand le mal est fait, les stratégies existantes pour éviter la récidive recoupent un peu tout ce qu’on a vu : plusieurs psys spécialisés dans la criminalité de profils à trouble9 ou de génocidaire10, disaient qu’une fois le trouble pris en charge (s’il y en a), il s’agit progressivement de faire assumer la gravité/responsabilité de l’acte, de faire prendre conscience de toute sa portée et d’accompagner la forte culpabilité qui émerge à la prise de conscience. On a vu ce parcours lorsqu’on a parlé de Stangl, puisque l’écoute de Gitta Sereny a été comme une psychothérapie accélérée, elle a planté des graines de prises de conscience. Elle l’a fait tout simplement en posant des questions sur la déshumanisation de Stangl, en l’interrogeant sur pourquoi il ne voyait pas ses cibles comme humaines, ce qui avait commencé à réveiller une violente culpabilité. L’accompagnement de la culpabilité est nécessaire surtout lorsqu’on parle d’actes graves, car la prise de conscience peut conduire certains à se suicider, ou dans un cas comme Stangl, le corps ne suit pas. Il ne s’agit pas d’être bienveillant et cautionner les actes de la personne, mais au contraire de répondre à un besoin de justice concernant les victimes ou les survivants : les victimes recherchent souvent la prise de conscience et le vécu avec le poids de ces actes chez leurs oppresseurs, car intuitivement ils savent que c’est la seule chose qui les fera ne plus jamais refaire ce qu’ils ont fait, que ce sera la pire des punitions, bien plus qu’une mort dans l’illusion cruelle de n’avoir rien fait de mal, voire d’avoir fait le bien.

En justice transformatrice (une alternative à la justice) on trouve tout un protocole de responsabilisation11.

Toutes les étapes du processus de responsabilisation ; de bas en haut « identifier les comportements », « accepter que le mal que l’on a fait » ; « chercher des modèles récurrents dans ces comportements » ; désapprentissage des vieux comportements » ; « apprentissage de nouveaux comportements » Source : Creative Interventions, https://www.creative-interventions.org/tools/toolkit/

Là encore les acteurs qui se chargent des auteurs de crime vont d’abord travailler à cette prise de conscience qui peut parfois prendre du temps12, cela passe par le fait de faire intervenir des ex-auteurs de crime partageant leur expérience de prise de conscience et de responsabilisation, faire de l’éducation populaire sur les relations ou tout autre thème concerné par l’acte, reconnecter avec des identités sociales prosociales des endogroupes13, parler beaucoup de scénarios prosociaux alternatifs qui auraient pu être pris, etc. On en a parlé ici sur le site14 et aussi dans En toute puissance15.

★ Des politiques autodéterminatrices, prosociales et inclusives, une sécurité prosociale inclusive

Et enfin, cette question est également une question politique : si les règles du jeu social incitent à l’autodétermination à faire du mal, il est logique qu’elle advienne. Si les règles punissent les actes prosociaux, il est évident qu’ils auront du mal à advenir. La politique structure nos jeux sociaux, celles distantes comme plus proximales (celles d’environnements sociaux comme l’école, une entreprise, une association…). La structure de règles, de normes, de valeurs doit être cohérente avec le but qu’on donne à l’organisation : il est totalement incohérent pour une entreprise dont le cœur du métier est de prendre soin des personnes (par exemple un epahd) que d’imposer des règles et conditions qui empêchent d’exercer le métier (pas assez de soignants, restriction d’un certain nombre de couches par patient, etc), qui valorisent les comportements préjudiciables (se débarrasser au plus rapidement des soins, imposer les couches à des personnes non incontinentes, etc.), puis ensuite s’étonner que des profils autodéterminés à faire du mal soit de plus en plus fréquents dans ces environnements, ou que des gens auparavant prosociaux deviennent de plus en plus maltraitants. Une politique antisociale produit des comportements antisociaux, et ce n’est pas parce qu’elle les habille avec les apparats de la bienveillance que c’est moins antisocial pour autant. Les discours prosociaux n’ont strictement aucune valeur s’ils ne sont pas suivis d’actes prosociaux.

Le fait de vouloir une politique réellement prosociale à l’œuvre dans un environnement demande le courage de changer la structure à travers ses règles et normes, de s’en sentir responsable en tant qu’environnement social : récemment la question du harcèlement a été mise en lumière à cause d’événements dramatiques et il a été demandé aux écoles d’informer sur le sujet, à la dernière minute. Rien que cette mesure témoigne d’à quel point la responsabilité de la politique de l’environnement social est niée dans le phénomène, puisque cette mesure dit implicitement que c’est la faute des élèves, que l’école et sa structure politique n’y sont pour rien. Or, il y a eu des problèmes politiques graves, par exemple les refus des diverses instances de direction d’écouter l’alerte répétée des parents. Avant d’établir les fautes sur les autres individus sans grand pouvoir, l’environnement social, parce qu’il est lieu de pouvoir et de forte influence, devrait se responsabiliser, changer, montrer l’exemple des efforts à faire pour régler les problèmes. C’est très ironique, mais souvent on remarque que des dominants en appellent à la responsabilité, aux efforts, mais eux n’en font aucun pour vraiment régler les problèmes à travers la structure qu’il gère, parce qu’ils tirent un fort intérêt au statu quo.

Il y a besoin de politique de sécurité prosociale inclusive, mais la prosocialité est vue comme une faiblesse insécurisante et laxiste, la sécurité n’est envisagée que via le prisme de la surveillance, du contrôle et de la punition. Or cette pseudosécurité par la surveillance, le contrôle et la punition, sont les meilleurs moyens de rendre insécurisant un environnement, de susciter les motivations autodéterminées à faire du mal. On se sent en sécurité quand on est connecté à tous les autres, qu’on peut compter sur tout le monde : c’est cela que je nomme sécurité prosociale.

Il y a donc tout un travail politique et culturel au sujet des représentations de ces notions de sécurité, d’insécurité et d’actions qui y sont associées. Et plus les crises augmentent, plus les valeurs risquent d’être renversées, ainsi la prosocialité (notamment envers des exogroupes) pourra être perçue comme une ignominie qui mérite d’être punie par exemple.

Ceci étant dit, ces questions politiques ne consistent pas à changer les représentations de la majorité de la population : comme nos élections sont basées sur le nombre de votes, on a tendance à croire que si une partie importante de la population est en faveur d’un comportement préjudiciable, tout est foutu, on arrivera jamais à renverser la vapeur. Or le changement social, qu’il aille vers des politiques prosociales ou préjudiciables pour des groupes, n’est pas forcément impulsé par une grosse majorité, c’est souvent le fait de minorités numériques qui vont travailler à influencer les changements, ce n’est qu’ensuite que la majorité se transforme, à travers le temps.

Ainsi, je voudrais conclure que si vous vous sentez seul dans votre militance, dans vos espoirs de changements positifs prosociaux, dans votre autodétermination prosociale, n’y voyez pas là un signe d’échec ou de mauvais présages concernant l’avenir : d’une part, l’autodétermination n’est pas quelque chose de répandu, donc on ne peut pas attendre de l’autre qu’il partage une aussi forte motivation que nous, c’est ainsi, et ça n’empêche pas d’avancer ensemble quand même. D’autre part, le pouvoir d’agir n’a pas nécessairement besoin d’une masse de soutien, mais davantage d’une puissance stratégique bien renseignée, de moyens innovants, d’astuce, d’actions. Tous les mouvements qui ont eu un impact à un moment donné avaient fait preuve d’une créativité stratégique très précise, très renseignée sur le terrain, sur les gens, les limites et les possibilités. C’était aussi des pouvoirs d’actions qui n’étaient pas sous l’angle d’une seule perspective/une seule façon d’agir, mais par des tas de mouvements avançant avec des stratégies différentes, voire des objets de lutte ou de souhaits différents : il y a à accepter que mille et une façons de faire s’exercent. Si le but est assez similaire, plus il y aura une multiplicité d’action à dispositions, plus les gens se sentiront pouvoir faire quelque chose, s’identifieront à l’un ou à l’autre.

Je pense par exemple aux années 60 aux États-Unis, notamment l’histoire que j’ai rapportée16 sur la révolution d’une institution de nonnes : le changement de politique proximale dans ce petit monde était lié à des tas de changements distaux. C’était une conjugaison à la fois d’évolution de pratiques catholiques, de présence de luttes pour les droits civiques des Afro-Américains, d’évolution des techniques en psycho amenée par Rogers, et encore des tas et des tas de courants contre-culturels dans la musique et l’art. Tout a infusé à ce moment-là pour changer quantité de choses sur des plans totalement différents. Ainsi je conclurais qu’encore une fois, je pense que pour résoudre les problèmes, il y a besoin de tout, tout à la fois, tout le temps, ainsi chacun est libre de se mettre où il sent qu’il pourra faire au mieux, au plus efficace, au plus adapté, pour démanteler les autodéterminations à faire du mal, à créer et renforcer les autodéterminations prosociales.


Notes de bas de page


Vous pouvez retrouver l’intégralité des sources ici : [AMX] Bibliographie du dossier sur l’autodétermination à faire du mal 

3 Giorgio Perlasca, cité dans « Un si fragile vernis d’humanité » – Michel Terestchenko 2005

5 Oliner (1988) The altruistic personality

6Lorsqu’on rassemble leurs idées élaborées seuls, on trouve peu d’idées communes.

8 Lepage (2017) ; Lepage, Bègue, Zerhouni, Dambrun (2020)

9 Je précise que c’est donc tout de même très différent de nos autodéterminés à faire du mal, car ici la pathologie a eu un rôle important soit dans le passage à l’acte, soit dans le contenu de l’acte parfois issu d’un délire. Bodon-Bruzel Magali (2015): L’homme qui voulait cuire sa mère

10 Sironi Françoise (2020) Comment devient-on tortionnaire ?

11 https://www.hacking-social.com/2021/02/08/jr7-justice-transformatrice-le-processus-de-responsabilisation/ ; Beyond Survival, Strategies and Stories from the Transformative Justice Movement édité par Ejeris Dixon et Leah Lakshmi Piepzna-Samarasinha, 2020 ; Creative Interventions, https://www.creative-interventions.org/tools/toolkit/

12 Par exemple ici https://www.hacking-social.com/2021/02/01/jr6-la-justice-transformatrice-en-action-abus-sexuels-a-hollow-water/ on parlait de cas d’agressions sexuelles incestueuses, il a fallu un an de travail pour éveiller leur conscience, mais ils ont réussi. Vous pouvez voir le documentaire ici : Hollow water, un documentaire de Bonnie Dickie, 2000 https://www.nfb.ca/film/hollow_water/  

13 Dans le cas de la famille incestueuse, faire intervenir les anciens autochtones qui leur ont parlé de leur culture et de ses valeurs.

14 https://www.hacking-social.com/2021/02/08/jr7-justice-transformatrice-le-processus-de-responsabilisation/ ; Le processus est détaillé aussi ici : Beyond Survival, Strategies and Stories from the Transformative Justice Movement édité par Ejeris Dixon et Leah Lakshmi Piepzna-Samarasinha, 2020

Viciss Hackso Écrit par :

Attention, atteinte de logorrhée écrite et sous perfusion de beurre salé. Si vous souhaitez nous soutenir c'est par ici : paypal ♥ ou tipeee ; pour communiquer ou avoir des news du site/de la chaîne, c'est par là : twitterX

6 Comments

  1. 15 février 2024
    Reply

    Bonjour. J’ai lu avec attention (du moins je l’espère) l’ensemble de vos articles sur l’autodétermination à « faire le mal ». Tout d’abord, félicitations pour vos recherches ! L’ensemble est bien documenté, bien argumenté et bien illustré ! J’aurais une multitude de questions, de retours et de commentaires à faire mais, le format écrit oblige, je me contenterai de deux interrogations :

    Premièrement, quid du « mal nécessaire » ? Vous soulevez à un moment l’exemple d’Oppenheimer qui participe à la création de l’arme atomique en toute connaissance de cause pour éradiquer un mal plus grand, sans pour autant se voiler la face. Se peut-il que certaines personnes perçoivent leurs méfaits avec le même regard ? Exemple : « Je suis nazi, je tue quelques juifs ici parce que, sinon, ils extermineront l’ensemble des allemands. Je sais, c’est mal, mais l’inaction serait encore pire. » Une sorte du dilemme du tramway en somme, mais à l’échelle d’un génocide. Comment lutter contre cette justification et perspective des évènements ?

    Deuxième interrogation : Vous mettez régulièrement en avant l’approche de l’inclusivité pour lutter contre les éventuels penchants nuisibles de l’endogroupe. Comment agir si cette inclusivité est menacée ? Par exemple par l’extrême droite ? L’entrée en résistance semble se justifier alors mais il s’agit également d’une action nuisible donc « mauvaise » selon votre définition. Il existe de nombreux cas où cette violence est pourtant justifiée et serait acceptée de tous, même de vous (du moins je le suppose). Comment, de façon objective, classer les actes nuisibles « mauvais » des actes nuisibles « bons » ? On retourne à un dilemme du tramway à ceci prêt que, cette fois, on s’estime du bon côté du manche. Dès lors, comment séparer actions nuisibles mais « nécessaires » donc « bonnes » des actions nuisibles « mauvaises » et faire accepter cette dichotomie par autrui ?

    J’espère avoir été clair et vous remercie encore grandement pour tous ces articles ! Je vous souhaite une excellente continuation dans vos projets !

    Bien cordialement,
    Antoine.

    • Viciss Hackso
      15 février 2024
      Reply

      Merci pour votre/ton intérêt !

      Je réponds à la deuxième question (mais ça répondra aussi à la première) d’abord « comment séparer actions nuisibles mais « nécessaires » donc « bonnes » des actions nuisibles « mauvaises » » : je ne crois pas personnellement à un besoin d’un code prédéfini, de règles absolues, tout dépend de la situation précise. Parce que je pense qu’on est parfaitement équipé pour savoir quand on fait vraiment du mal à autrui quand on reste connecté à ce qui se passe concrètement.
      L’exemple du nazi que tu donnes est dans un imaginaire non concret, une croyance sur les juifs qui n’est pas du tout visible là, dans le moment où il tue. Ce qui est réel, ce sont les cris humains des gens qu’ils tuent, les regards de terreur, le sang : s’il ne ressent rien à ça, c’est qu’il a été définitivement formaté à un point où son cerveau ne fonctionne plus complètement, est dissocié. Dans « des hommes ordinaires » de Browning on a un excellent exemple de ces situations : des soldats avaient eu pour ordre de massacrer des civils – y compris des enfants – y a eut toutes sortes de réactions, du refus strict à l’obéissance dégoutée, ainsi que de l’impossibilité de le faire (ils vomissaient par exemple, car le spectacle était hautement gore). Il y a aussi des témoignages de soldats ayant empêché leur collègue de massacrer des civils, les frappant pour empêcher ça.
      Autrement dit, en situation de la sorte, y a pas besoin de réfléchir, il suffit juste de laisser son empathie activée pour saisir à quel point c’est insupportable. Nous sommes des animaux sociaux parfaitement équipés pour sentir immédiatement, violemment dans sa chair, quand du mal est commis sur autrui. Notre corps est capable d’être directement malade tellement c’est insupportable, le sang, les cris, les regards. Ce n’est pas pour rien que les exécutions se font dans le dos des gens : leur regard serait insupportables à soutenir ou allumerais la conscience que c’est ne plus possible de faire ça.
      Si ce mécanisme empathique ne fonctionne pas, c’est qu’il y a eu conditionnement idéologique et social en amont, pendant et après, par l’environnement social génocidaire ou aux appétits génocidaires. Ce conditionnement peut se faire par des récompenses sociales et matérielles, et pendant les génocides on voit aussi de forts recours à l’alcool et aux drogues pour accentuer les dissociations.

      Autrement dit, je ne crois pas que le problème soit de savoir jauger ce qui une action nuisible bonne d’une action nuisible tout court : le problème c’est ce qui éteint nos capacités empathiques et nous empêche d’immédiatement sentir que telle opération aura des conséquences atroces.

      Si je prends le film Oppenheimer, le problème qu’on voit présenter à l’écran n’est pas qu’ils jaugent mal le bien du mal, c’est qu’ils sont compartimentés dans leur game de scientifiques, ne voient que la réussite de la recherche, le plaisir de développer des choses jamais connues, etc. Ils ont la tête dans le guidon scientifique et ne voient pas le reste de la route, et le fait que ce soit contre les nazis au début valides le fait de couper cette conscience. La séparation militaire scientifique participe à l’extinction de leur responsabilité.
      Y a des scènes magistrales dans le film, au moment où il fait un discours et que tous l’applaudissent, mais lui est dans un état épouvantable de malaise, parce qu’il commence à prendre violemment conscience du décalage du compartiment « victorieux » VS la réalité complète qui est à l’inverse épouvantable .
      La compartimentation et la dissociation, couper sa perception complète peut être provoqué par une idéologie et l’organisation. C’est dans ce cadre que le racisme et la déshumanisation sont utilisés : tout est fait pour enlever la perception initiale que l’autre est un humain, afin que le bourreau puisse œuvrer de façon violente dessus sans que ça lui fasse rien. On est tellement sociaux et empathiques de base, qu’il y a besoin de promouvoir une déshumanisation (qui permet de dissocier/compartimenter/séparer) pour nous transformer en bourreau.
      La soumission à l’autorité, au groupe est un autre problème. Semelin parle de tout ça très bien dans « purifier et détruire ».
      Le dilemme du tramway me semble une situation irrationnelle et irréaliste qui ne renseigne pas vraiment le problème : IRL, un résistant qui veut sauver les gens va trouver beaucoup plus d’autres possibilités d’actions, totalement inédites et dépendantes du contexte, imprédictibles parfois. L’issue ne sera pas une question de dilemme, mais de stratégies, de créativité, d’ingéniosité et d’opportunités/moyens/informations à disposition . Les recherches de Semelin sur les résistants sont assez explicites à ce sujet. Sur la question militaire, c’est aussi beaucoup de réflexion stratégique, de renseignement et d’astuce plutôt que de choix binaires, je pense à des opérations comme celle-ci https://fr.wikipedia.org/wiki/Op%C3%A9ration_Fortitude .
      Le « mal nécessaire »  est une simplification des situations pour le grand public et a posteriori . En temps réel, il y a foule de possibilités si la personne ou le collectif est suffisamment ingénieux et renseigné. Mais évidemment quel état génocidaire, ou massacrant, avoueraient toutes les voies pacifiques, non meurtrières qu’il n’a pas prises ? C’est un aveu de culpabilité, ils ne font ça que rarement et des centaines d’années après les événements (lorsque ça arrive…).

      « Comment lutter contre cette justification et perspective des évènements ? » Je dirais que c’est une question de sortir les personnes d’idéologies qui les ont privés de leur empathie pour une raison ou une autre, qui les ont fait compartimenter, se dissocier, infra humaniser voire déshumaniser.
      Des gens peuvent être aussi très privés de leur empathie à cause de crises, de stress ingérable en eux, des compétences émotionnelles bridées. Là c’est un travail selon la personne et ses besoins. Politiquement, on peut lutter en montrant la réalité tout simplement et aussi d’une façon qui donne l’exemple à ses profils inquiets : reconnaître leur inquiétude, rapporter les faits et montrer leur réalité, reconnaître que c’est difficile à imaginer, à ressentir, montrer les divers avis qu’on peut en faire. Y a se rappeler que l’information c’est vraiment le pouvoir, ainsi informer et d’une certaine façon (façon qu’on construit avec toutes nos capacités empathiques et créatives peut contrer des discours manipulatoires. Ce ne sont que de petites idées jetées ici, évidemment y a des d’autres voies.
      À noter que l’étude sur les résistants altruistes peut aider à répondre à tes questions, j’en ai parlé ici : https://www.hacking-social.com/2019/03/25/pa1-la-personnalite-altruiste/ Sinon, toute l’œuvre de Semelin clarifie vraiment les choses.
      Voilà, je ne sais pas si ça aidera 🙂

  2. 15 février 2024
    Reply

    Merci pour votre réponse ! Je comprends l’idée de se servir de son empathie comme boussole morale, cependant, cela peut à mon sens s’avérer dangereux. Si on reprend l’actualité, le massacre du 7 octobre a brisé l’empathie de nombre d’israéliens envers les palestiniens. À chaud, les images des leur massacrés par le Hamas prévaut largement sur les images des « autres » (les palestiniens en l’occurrence) massacrés par eux.

    À froid, après coup, certains réaliseront sans doute la gravité des atrocités commises en retour mais le mal sera fait et, à leur tour, les palestiniens verront leur empathie vis à vis des israéliens réduite. L’engrenage de la haine et des passions en général me semble largement altérer les barrières émotionnelles naturelles contre l’horreur. C’est pourquoi l’appelle à l’empathie fonctionne dans un cadre froid et détaché (des soldats qu’on envoie massacrer un village sans raison immédiate et évidente, comme en URSS avec les nazis, éprouveront de l’empathie), mais beaucoup moins lorsque le ressentiment qu’on éprouve est viscéral, personnel et lié à un évènement récent (comme aujourd’hui avec les israéliens contre les palestiniens ou avec les soldats soviétiques contre les civils allemands lors des offensives de 1945, tous deux ivres de vengeance).

    Entre les injonctions du groupe, la haine personnelle et intrinsèque, la possibilité et la facilité du mal, il existe tant d’incitations que la résistance collective me paraît, hélas, impossible. Pour résumer, l’empathie n’est-elle pas trop subjective et soumise aux aléas du moment et aux passions extrême pour constituer une boussole fiable, en particulier durant les conflits, là où elle serait le plus nécessaire ?

    La raison et l’efficacité ne seraient elles pas de meilleurs repères ? (je ne massacre pas ces gens, non pas parce que j’ai pitié mais parce que cela durcirait la résistance adverse et donc nuirait à mon effort de guerre, je ne massacrerai pas les juifs parce que, rationnellement, ils ne représentent pas un danger etc…) En temps de crise, là où le mal a le plus tendance à se déchainer, cela ne pourrait-il pas constituer, une alternative ou, mieux, un alliage, avec l’empathie plus subjective ? Cela pourrait même (et devrait sans doute) être valorisé par l’endogroupe. En règle générale, la pitié et la clémence sont plus efficaces dans à peu près toutes les situations que le déchainement de violence aveugle ; comme vous le soulignez d’ailleurs dans vos exemples, à ceci prêt qu’on met ici en avant l’efficacité plus que de moralité.

    • Viciss Hackso
      15 février 2024
      Reply

      Quand je parle d’empathie, je pense à la fois à l’empathie affective directement ressentie (« je vois un coup porté sur autrui, ça me fait littéralement mal ») et cognitive (je me met à la place de l’autre et ce qu’il peut ressentir), pas des messages médiatiques d’appel à l’empathie qui sont souvent tourné d’une façon qui est à l’opposée de l’empathie (par exemple en « nous contre eux », avec des éléments de combat, de vengeance ou autre). Je parle de ce que sens la personne. Ainsi, un israélien qui par « empathie » pour ces congénères voudrait se venger des palestiniens, ne serait en fait pas du tout dans l’empathie. Au contraire être dans l’esprit de la vengeance supprime l’affect d’empathie ou la réflexion cognitive empathique.
      Je ne pense pas qu’un discours serve à l’empathie, qu’importe la froideur du cadre : tout comme on ne peut pas dire au gens « vous devez être joyeux » ne marchera pas, c’est pareil pour l’empathie. Par contre, on peut éviter les éléments qui mettent le feu aux poudres et suscitent l’idée de vengeance, justifient les horreurs à venir, et caractérisent grossièrement l’ennemi selon une ethnie. Disons qu’appeler à l’empathie dans ce contexte c’est aussi pourrir la notion même d’empathie, la distordre totalement : au contraire allumer le feu de la vengeance est le moyen de détourner l’attention du sentiment de douleur pour le remplacer par la haine.
      «  l’empathie n’est-elle pas trop subjective et soumise aux aléas du moment et aux passions extrême pour constituer une boussole fiable, en particulier durant les conflits, là où elle serait le plus nécessaire » Alors c’est plutôt une force perceptive assez universelle (très peu de gens ont des difficultés à l’empathie affective et/ou cognitive, c’est une fonction solide chez tout le monde), qui est en plus culturellement associé à beaucoup de cultures à travers toutes les religions qui portent un moment dans leur texte l’importance de la compassion par exemple.
      C’est collectivisant : je pense au pasteur Trocmé et au village de Chambon sur lignon : tout le village a sauvé des milliers de personnes durant la guerre, sans organisation particulière. Le maire, trocmé et un autre pasteur avait tous simplement des discours qui matchait avec la valeur des gens sur la solidarité mais sans ordonner quoique ce soit. Dans l’étude de la personnalité altruiste des Oliner sur plusieurs centaines de résistants sauveteurs, soit des valeurs altruistes soit de l’empathie directe motivait l’action (faux papiers, sauver des personnes, résister, etc).
      Mais oui, je suis d’accord, cette notion est dans la propagande déformée, détournée plus le contexte vire à l’autoritarisme de droite. On voit ça dans tous les génocides, l’altruisme et empathie concrète finit par devenir puni par la loi (ce qu’on voit en France avec les gens sauvant les migrants, parfois ils se retrouvent au tribunal. C’est le signe d’un contexte autoritaire, ce rejet de tout comportement prosocial). Là encore Semelin l’explique très bien dans « purifier et détruire ».
      La raison et l’efficacité ne sont clairement pas de bons repères : les chefs de camps allemand essayait de faire des systèmes efficaces, optimisés, et faire du bon travail. On peut viser l’efficacité en étant totalement compartimenté et en ignorant tout le reste du monde, justement parce qu’on arrive à ne plus ressentir d’empathie envers ceux dans les trains (voir l’ouvrage « stangl » de gitta sereny, le chef de camp l’explique littéralement).
      L’empathie offre des informations au contraire objectives : je vois un personnage se cogner la main dans un film, j’ai mal à la main. Les neurones miroir nous permettent d’avoir une information objective sur autrui, une information fiable qui sera partagé de la même façon par les autres. Comme les gens arrivent à entendre un bruit, ils entendent la souffrance et savent directement que ça fait mal car ils le sentent, comme chacun sait qu’un bruit fort est fort. Ça n’est pas vraiment subjectif. Par contre oui, le racisme, les idéologies et autre messages de propagande brouillent au contraire l’information objectives que nous donne nos capacités empathiques. Le raciste a appris à bloquer toute empathie pour les personnes à autre couleur de peau que la sienne par ex. On voit littéralement leur cerveau couper leur capacités empathiques qu’ils avaient pourtant pour des blancs.
      Et c’est collectivisant, ces capacités prosociales, parce que tous ensemble on va ressentir cette même douleur – du moins si rien ne brouille le signal, des éléments culturels comme le fait de rejeter les émotions comme « non fiable » ou comme « pas sérieux » ou « pas assez masculin » empêche l’accès à ces informations. La culture, les croyances, peuvent amputer nos capacités ou les rejeter lorsqu’elle se manifeste.
      En tout cas dans le témoignages des résistants les plus organisés, ils sont tous profondément dégouté par la violence qu’ils ont perçus et déterminés à faire l’exact inverse, et à réfléchir avec leurs capacités empathiques pour duper l’ennemi (oui l’empathie cognitive ça sert aussi à ça 😀 ). L’information de la souffrance est entendue empathique et prise en main par l’action et la réflexion.
      Par contre oui l’empathie est rapidement couplé au pragmatisme de la situation, et une efficacité prosociale : je pense au résistant Perlasca qui s’est fait passé pour un diplomate, sauvant des milliers de personnes. Et bien en fait, il avait beau être routier, il a joué le rôle du diplomate avec brio, au point de négocier avec les ministres sur des points très précis, il avait mis toute son intelligence stratégique pour sauver ces gens.

  3. 16 février 2024
    Reply

    Et bien ma foi, que de pistes de réflexion ! Je vais réfléchir à tout cela et laisser le temps à ces idées d’infuser ! Encore merci pour vos retours et ces très bons articles !

    Bien cordialement,
    Antoine

  4. 16 février 2024
    Reply

    Eh bien, que de pistes à explorer ! 😀 Je vais laisser mûrir tout ça ! En tout cas encore merci pour vos retours et vos passionnants articles !

    Bien cordialement,
    Antoine

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

LIVRES