⬟ [F12] Concevoir un environnement à flow

Aujourd’hui, on voit les composants essentiels d’un environnement à flow et cette recette est approximativement la même que celle qu’on avait présenté dans notre dossier sur la gamification : cela peut servir à re-concevoir toute une activité, que ce soit la révision de ses cours, changer la litière du chat, former des personnes ou construire une institution.

Ce dossier est disponible en ebook : « en PDF et en Epub

Cet article est la suite de :

Photo d’entête par Trey Ratcliff ; ce sont des faux chevaux et l’homme au premier plan (derek)  réalise l’un de ces rêves se rouler dans les hautes herbes 😀 https://www.flickr.com/photos/stuckincustoms/36734206204/


Viser le flow d’autrui lorsqu’on supervise


La recette paraît simple, pour faire en sorte qu’une activité soit pourvoyeuse de flow, il faut :

  • Des objectifs clairs
  • Des feed-back non ambigus
  • Faire correspondre les défis et les compétences
  • De la liberté
  • L’absence de distractions
  • À éviter, la distraction « menace à l’ego »
  • À éviter, la distraction « éloge »
  • À éviter, la distraction « Mettre le focus sur les résultats »
  • À éviter, la distraction « contrôle »

On va détailler tous ces points qui paraissent simples d’emblée, mais qui sont plus complexes à mettre en œuvre correctement parce qu’ils ne doivent pas être liés à la motivation extrinsèque. Or nos environnements, y compris la plupart de nos jeux-vidéo, des gamifications en cours, sont à motivation extrinsèque (c’est-à-dire avec des récompenses/punitions, le scoring, les badges, la comparaison sociale, des leviers basés sur l’ego ou l’orgueil…). L’expérience n’y est pas pleinement atteinte, parce que c’est la motivation intrinsèque qui est le moteur principal dans les environnements à flow.

Les objectifs clairs

Cet aspect « d’objectifs clairs » pourrait être compris d’une très mauvaise manière. Je donne un exercice à un enfant, il doit suivre les instructions et faire ce qui est demandé : c’est clair dans les moindres détails et l’objectif est de réussir l’exercice. Cette réussite, répétée, mènera à avoir de bonnes notes, les bonnes notes permettront de réussir l’examen, avoir des diplômes permettra d’avoir un métier, etc. C’est là un modèle autoritaire où l’individu n’acquiert aucune autonomie, où le savoir n’est pas vraiment acquis, où la motivation suscitée est totalement extrinsèque. Même si les notes peuvent être bonnes et le cumul des savoirs vaste, la discipline est totalement « ignorée » dans ses aspects pourtant les plus impactant pour le développement humain. Cette ignorance se détecte dans l’absence de généralisation du savoir acquis : la personne n’exporte pas son savoir à des situations autres ou même à sa propre personne. Par exemple, ce serait quelqu’un se disant humaniste après une lecture de Carl Rogers et qui est tyrannique au travail avec ses employés ; ce serait quelqu’un ayant étudié l’écologie qui roule en 4X4 et jette ses déchets dans la nature. Le savoir n’est pas acquis dans ces cas-là, il y a ignorance car ce savoir n’est pas généralisé, utilisé, activé : il n’est qu’un stock d’informations qui sert sans doute à briller ou à obtenir des avantages, mais la discipline est niée dans ses profondeurs, dans sa capacité à changer le monde en mieux, à commencer par soi.

Quand Mihaly Csikszentmihalyi parle d’objectifs clairs, c’est lorsque la personne n’est pas dans la confusion, et que moment par moment, elle sait ce qu’elle peut faire pour être dans l’activité, vivre une expérience plaisante qui a du sens.

« Si vous n’apprenez pas à profiter du moment, si vous ne savez pas ce que vous faites sur le moment, vous continuez à reporter les récompenses de la vie [ex : je serais heureux quand j’aurais mon diplôme tant pis si c’est pénible d’apprendre là]. Vous continuez à reporter le bénéfice de ce que vous faites et vous terminez misérable, sachant que vous avez gaspillé votre vie à faire des choses pour des récompenses n’advenant jamais sur le moment. Donc, une première chose à faire est de s’assurer que les enfants savent pourquoi ils font quelque chose et pourquoi il est important d’apprendre cette chose particulière »

Applications of flow in human development and education, Mihaly Csikszentmihalyi, ed Springer

Il s’agit donc d’apprendre, dans un contexte d’éducation, à accepter les récompenses intrinsèques aux activités, le plaisir qui en découle directement, les raisons pour lesquelles on fait cette activité, pourquoi elle est importante.

Par exemple, dans l’école de Gennevilliers durant l’expérience de Alvarez, il était appris aux enfants à marcher dans la classe, en suivant une ligne tracée au sol. Il était expliqué aux enfants que c’était pour que les autres ne soient pas dérangés et pour ne pas être dérangé soi-même lorsqu’on faisait une activité.

Cette activité était en plus intrinsèquement intéressante pour les enfants qui font naturellement ce jeu de funambule, mais ici en plus il était chargé de sens. Alvarez et Bisch apprenait que si on dépassait du trait, il fallait se remettre bien dessus (apprentissage du feed-back de réussite) ici on a des objectifs clairs, sensés, et une activité adaptée à la compétence de l’enfant tout en ayant un défi approprié, une motivation intrinsèque et une liberté bien présente (l’enfant pouvait choisir de faire cette activité s’il le souhaitait ou non).

Les feed-back non ambigus

Là encore il nous faut pousser un peu plus les premières idées qui nous viennent du feed-back, c’est-à-dire comme un simple retour à l’élève, à l’employé ou autre, d’un « tu as réussi » ou d’un « c’est échoué ». Certes, il est important d’émettre des feed-back positifs concernant ce qui est réussi dans l’activité, mais Mihaly Csikszentmihalyi nous dit que dans l’éducation le plus important est de transmettre le feed-back, que les enfants sachent eux-mêmes ce qui est réussi, ce qu’ils peuvent améliorer, pourquoi cela n’a pas fonctionné ; l’exemple de Céline Alvarez lorsqu’elle enseigne aux enfants à marcher tranquillement dans la classe est une bonne transmission du feedback : elle présente avant l’activité le feedback intrinsèque à l’activité (la ligne au sol, si le pied sort de la ligne il faut le replacer tranquillement) et ne juge pas les erreurs ensuite, laissant l’enfant tester toutes les conditions de l’activité, pour s’approprier à son rythme l’activité. Un feedback moins bien transmis aurait été de faire savoir à l’enfant dès qu’il échoue pour le faire recommencer : celui-ci aurait été dépendant du regard de l’adulte sur son activité, ce qui ne devrait pas être le but de l’école que de transmettre la dépendance du regard d’autrui pour savoir si on mène bien son activité.

Il s’agit donc d’enseigner, de mettre en lumière la présence de feed-back qui permettent à l’individu d’être autonome avec l’activité.

Certaines activités sont plus chargées en feedback que d’autres, ainsi l’informatique a conquis les premiers hackers parce que même l’ordinateur des débuts était une machine ne fonctionnant que par boucles de rétroaction (= feedback), l’ordinateur fonctionnant lorsque les programmes étaient bien codés, plantant dès qu’il y avait une erreur.

C’est pour cela que les enfants notamment apprennent très rapidement à se servir des supports numériques : le feedback sur leurs actions est permanent, clair, sans jugement de leur personne, l’échec a souvent un aspect amusant en plus d’apporter des informations très claires (les game-over des jeux-vidéo par exemple), le cadre est très clair et réduit en stimulus (il n’y a qu’une somme de possibilités) et les conséquences des actes ne sont pas graves ou source de menaces.

De même les activités avec le matériel Montessori présentent intrinsèquement un feed-back fort, un environnement réduit :

La conception des activités, qu’importe ceux à qui on va présenter l’activité, doit être claire, limitée au stimulus nécessaire (par exemple si on avait voulu faire de « jolies » barres de toutes les couleurs, l’objectif auraient été brouillés pour l’enfant), doit avoir un feedback inhérent ou si ce feedback n’est pas très vif, il faut le souligner, le présenter non comme « l’échec », mais comme une information très utile qui permet de s’ajuster et de faire l’activité avec plaisir et clarté.

Les feedback sont dépendants des activités et des situations, il n’y a pas un « bon » feedback par nature, par exemple une sonnerie d’un minuteur est un bon feedback pour la cuisine, car il permet de faire autre chose en attendant la cuisson, cependant cette sonnerie et le tic tac d’un minuteur durant un examen donne une pression supplémentaire qui n’aidera en rien. Ainsi, c’est à chaque expert dans sa discipline ou superviseur d’une activité particulière qu’il incombe d’enquêter sur ces signes et signaux qui permettent de s’orienter dans l’activité. Le feedback est un GPS non harcelant, non jugeant, qui peut être extrêmement gratifiant ou lié au plaisir intrinsèque à l’activité et les sens (par exemple, goûter la sauce lorsqu’on fait un plat et sentir l’alliance des épices, sentir la bonne quantité de peinture sur le pinceau qui glisse sur la toile, entendre l’harmonie des notes qu’on produit, etc.), ainsi il me semble aussi également très important de mettre en valeur le plaisir des sens, le plaisir des agencements réussis (ce plaisir « rubik’s cube »/« tetris » où l’on est parfaitement satisfait d’avoir rangé à la perfection), le plaisir de la maîtrise d’un geste alliant à la fois l’efficacité, la « grâce » et la facilité, la joie de voir d’entendre, de voir, goûter, sentir, la joie de décrypter soudain quelque chose d’obscur jusqu’à présent, la joie de partager avec autrui exactement ce qu’on voulait partager (être en empathie totale, je pense à la littérature), etc.

Le feed-back peut être extraordinairement simple également : par exemple, lire à haute voix ses écrits pour l’améliorer, l’ajuster, le corriger.

Mihaly Csikszentmihalyi insiste bien sur le fait que les bons feed-back sont ceux qui adviennent moment par moment, et non ceux tardifs comme la reconnaissance par la société de la créativité d’une œuvre : ces feedbacks peuvent ne jamais advenir durant le vivant et, de par leur éloignement avec l’activité elle-même, s’accrocher à ces buts lointains est le meilleur moyen soit de faire son activité dans le dégoût, l’énervement, le manque de sens, soit de l’abandonner au plus vite. Mihaly donne l’exemple de l’art, car on pourrait imaginer que les feedbacks y soient plus flous, étant donné que l’art est une façon de rompre les codes :

« C’est le feedback que l’on ressent dans notre activité et qui nous enthousiasme « Oui, cette couleur va vraiment bien avec cette autre couleur ! » si vous avez vraiment un standard interne de ce qui est bon et mauvais dans votre peinture et que vous pouvez penser cela alors que d’autres pensent que ces couleurs ne vont pas ensemble, alors vous pourrez persévérer même sans reconnaissance extérieure, sans récompense extérieure. Mais vous devez avoir ce propre feed-back où sinon vous abandonnerez. Même chose pour un poète. Si un poète ou un écrivain ne peut pas se dire après avoir écrit une ligne, une page ou un paragraphe : « C’est vraiment bon », ne peut pas y croire, ne le sent pas dans ses entrailles ou dans sa plus profonde conviction que, oui, c’est bien, ou cela pourrait être amélioré – il pourrait aussi se dire : « C’est mauvais », bien sûr ; en fait, la plupart du temps, vous dites « c’est mauvais », mais vous pouvez le changer ; vous pouvez l’améliorer. Mais si vous ne pouvez pas vous dire si c’est bon ou mauvais, alors vous êtes dans les limbes, sans aucune information et aucune sorte de règle ou de but pour aller au-delà de ça. Ainsi, dans les activités créatives, les objectifs et les feed-back ne sont pas clairs et vous devez apprendre à les produire vous-même. Même lorsque vous enseignez à un enfant, le service ou cadeau ultime que vous pouvez lui donner est de lui apprendre à développer ses propres objectifs et à répondre à ses propres feed-back, à faire part de ses feed-back à autrui. Ainsi, ils deviennent autonomes ; c’est à ce moment- qu’ils se libèrent du système extérieur qui administre les récompenses, souvent de façon très erratique. Mais si vous avez intériorisé le système, si vous avez appris ce que vous pensez être bon ou mauvais, alors vous êtes libre; vous n’êtes plus dépendant de l’extérieur. »

Applications of flow in human developement and education, Mihaly Csikszentmihalyi

Faire correspondre les défis et les compétences

C’est de loin ce qui est le plus difficile lorsqu’on supervise, surtout si on doit superviser beaucoup de monde à la fois. Mihaly Csikszentmihalyi dit que c’est impossible pour un professeur d’une classe de 30 élèves ou plus dans un système classique d’éducation. Mais dans un système Montessori, c’est possible par exemple :

« Une chose qui m’a impressionné, en visitant l’école Montessori au nord de Chicago, c’est que, en fait, l’enseignant n’essaie pas de faire correspondre les défis et les compétences, du moins dans l’école que j’ai vue.
C’est l’environnement, les différents matériaux, les différentes relations entre les enfants qui permettront à l’enfant de trouver le bon niveau de défi, compte tenu de ce qui est disponible. Ainsi, l’enseignant n’a pas besoin d’envoyer un message moyen à la classe, ce qui se passe dans les écoles normales, où l’enseignant doit parler à la moyenne, et donc certains enfants se sentiront surmenés, anxieux ; d’autres auront l’impression que le professeur leur dit quelque chose qu’ils savent déjà et donc ils s’ennuient. […] dans cette école Montessori, les enfants pouvaient chercher leur propre niveau de défi parce qu’il y en avait assez dans l’environnement, dans la classe, engageant un large éventail d’enfants, et le travail de l’enseignant consistait simplement à mettre l’enfant en contact avec le bon niveau d’apprentissage dans l’environnement – vous êtes très en avance sur la situation de la classe standard dans ce sens, si vous faites cela. »

Applications of flow in human developement and education, Mihaly Csikszentmihalyi

Dans un système classique d’éducation, on peut diviser en petits groupes de 5 maximum, et proposer des activités entremêlées à la fois de cours théoriques et exercices pratiques. Par exemple à la fac de psycho, en TD, pour étudier l’impact des situations sur la communication, on nous avait mis en petits groupes et nous avons testé de parler selon des dispositions différentes (en cercle, en carré, en long rectangle) et voir ce qui améliorait la parole de tous ou créait des rapports de pouvoir. La professeure passait de groupe en groupe pour discuter avec nous des découvertes et poser des questions très pertinentes sur ce qui n’était qu’intuition lors de nos tests. Ici, le niveau de compétence/défi était le même pour tous, car tous nous découvrions la situation qui n’avait jamais eu lieu. Quand bien même nous aurions déjà réfléchi à l’impact de notre place et de la position des chaises lors de débats, nous n’avions pas fait cela volontairement entre étudiants. Je pense qu’il y a ici peut-être à creuser la situation d’inédit pour tous via les situations, proposer des situations et exercices qui sont nouveaux pour tous, quand bien même certains ont plus de compétences ou connaissances et d’autres moins, une situation sociale nouvelle est toujours nouvelle et chacun peut y apporter sa spécialisation.

Mais l’idée majeure du constat de Mihaly, c’est que le mieux est de créer un « monde », un environnement où chacun choisit selon ses critères, et c’est ce qui marche si bien dans les environnements Montessori. C’est aussi ce que recommande la théorie de l’autodétermination : les expériences (dans « self-determination theory », Decy et Ryan) montrent que lorsqu’on propose une série d’exercices de différents niveaux à des enfants, sans recommandation particulière ni pression, évaluation ou surveillance, ils vont choisir une difficulté plus haute que leur niveau, pas plus facile ou moyenne. Si on les évalue, ou qu’il y a une récompense à la clef, ils vont stratégiquement choisir plus facile. Cela amène à deux constats : quand ils sont libres et dans un environnement qui leur offre plusieurs possibilités différentes, les enfants vont choisir un niveau à flow, parfait pour apprendre ; dès lors qu’on retire cette liberté avec des leviers d’évaluation, de surveillance, de contrôle, ils s’adaptent en choisissant un niveau qui ne leur apprend rien. Ce n’est pas que les enfants ne veulent pas apprendre, au contraire, c’est parce que le cadre de l’école décourage l’apprentissage en étant contrôlant et en limitant les possibilités.

Pour s’aider à construire de telles situations, lorsqu’on supervise, il me semble que la mentalité des game designers est un bon modèle d’inspiration. Le game designer (imaginons-le dans un cadre assez libre, voire indépendant) crée avec la volonté de faire vivre une expérience à un joueur. Pour cela, il construit tout un environnement, avec un cadre, des structures, des limites, des possibilités, quantités de feedback (informatifs, comme hédoniques notamment des « juiciness effect », effet juteux).

Il crée l’environnement de jeu en pensant souvent à toutes sortes de joueurs, de ceux qui ont l’habitude des jeux vidéo et n’ont pas peur d’une interface énorme comme de ceux qui n’en ont pas l’habitude, il pense aux limites des supports pour simplifier et optimiser l’action.

Il crée par itération, c’est-à-dire qu’il crée par exemple un niveau complet d’abord, puis il le fait tester et accueille volontairement les avis des testeurs : il ne rejette pas le joueur qui fait « n’importe quoi » et qui ne comprend rien, non, il prend en compte son attitude sans le juger de « mauvais joueur » et il cherche à comprendre pourquoi le joueur tente de faire ça, puis il reconçoit son jeu en fonction, pour que les buts soient plus clairs.

Quand on supervise, dans n’importe quel contexte, on peut procéder de la même manière : imaginer l’expérience que l’on va transmettre par l’activité qu’on propose, et si on voit que l’autre ne fait pas du tout ce qu’on avait prévu, qu’il s’ennuie ou s’angoisse, on change des éléments en fonction, on teste d’autres choses, on repense. Un environnement parfait du premier coup est un défi beaucoup trop grand et pas forcément recommandable (on va avoir tendance à être dogmatique sur celui-ci, ne pas vouloir le changer, ne pas s’adapter, ne pas être flexible, être rigide…), on peut le faire par itération, on crée, on teste, puis on corrige un peu, puis on re-teste, on ajoute des choses, puis on teste, etc. Certes, j’ai parlé ici de game design, mais cela est vraiment exportable à d’autres créations, par exemple j’ai pu observer une personne s’occupant d’enfants en difficulté agir de cette façon, créant sans cesse de nouveaux modèles pour sa pratique, de nouveaux moments. Le résultat était que les enfants étaient de plus en plus motivés par ce qu’elle proposait (apprendre à lire et compter), avaient hâte de passer un moment avec elle, et mieux encore, généralisaient cette motivation (ils avaient globalement envie de lire et compter même lorsqu’elle n’était plus là ou dans d’autres contextes comme l’école).

La liberté

Contraindre, forcer une personne à faire ou à apprendre met cette personne en motivation extrinsèque : elle va le faire ou apprendre pour être débarrassé au plus vite de cette contrainte, pour être bien perçue par l’autorité, pour éviter les punitions et les désaveux, pour éviter d’être mal vue, pour des buts extrêmement lointains comme le diplôme, le métier, etc. Autrement dit, elle ne va pas apprendre, pas intégrer la discipline, ce ne sera qu’une pénible marche à surmonter pour aller ailleurs, elle fera l’activité pour mieux s’en débarrasser. Comme on l’a vu au-dessus, dès lors qu’il y a le moindre contrôle, même façon « carotte » comme une récompense, la motivation intrinsèque fout le camp, et un enfant ne va pas choisir une activité à flow parfaite pour l’apprentissage, mais pour la facilité, pour être certain de « réussir » ou pour en finir au plus vite. La récompense peut marcher dans certains cas cependant, selon la théorie de l’autodétermination, elle peut fonctionner si elle est une surprise (si les personnes ne savent pas qu’il y a récompense et ne la découvre qu’à la fin de l’activité), si elle est inconditionnelle et congruente et non liée à la performance. C’est-à- dire si la récompense n’est pas liée à la performance dans l’activité, qu’on l’aura même si on a raté l’activité, et si elle a du sens avec l’activité : par exemple, dans les expériences, cela consistait à offrir des livres aux enfants en récompense d’en avoir lu d’autres. Là, c’est une récompense congruente.

La véritable transmission d’une discipline, c’est donner à la personne des clefs, des outils qui vont lui permettre de donner sens à tout un tas de choses dans la vie, qui vont permettre à la personne d’éprouver du bonheur avec la discipline et d’en donner aux autres, c’est ouvrir des horizons de pensées et d’actions, autrement dit c’est rendre la personne plus libre.

Un apprentissage contraint par des punitions, des récompenses, des réprimandes, une absence de possibilité de choix de l’individu – c’est-à-dire globalement le système scolaire classique avec ces notes et ses exercices imposés – va motiver l’individu à chercher sa liberté ailleurs, soit en chahutant dans la classe, soit en se résignant jusqu’à la sonnerie pour chercher ailleurs ses passions et ce qui le motive intrinsèquement. Il sera à l’école juste pour collecter les notes et avoir de quoi prétendre à un métier plus tard, pour l’argent, pour la sécurité financière et mentale, pour être bien vu. Cela n’a d’utilité que pour l’allégeance et la soumission à l’autorité des individus, en cela oui c’est un système utile dans un monde autoritaire et pseudoliberal, car cela produit des individus allégeants, non libres par la non-intégration des disciplines avec lesquelles ils pourraient changer le monde. Il se peut même que des individus aillent très loin dans les études supérieures sans intégrer la discipline, juste en collectant les bonnes notes et fuyant dès que possible dans le loisir ou ailleurs pour le plaisir, et ne fassent rien de cette discipline en tant qu’outil de transformation et de création, mais juste « c’est mon boulot qui me rapporte de l’argent et/ou des bénéfiques narcissiques ». On peut citer l’exemple de certains psychologues se retrouvant ensuite à vendre des outils à destination de manipuler les individus ou l’opinion. Et à l’inverse, des personnes non diplômées peuvent intégrer la discipline et peuvent en faire un outil du quotidien qui améliore la vie de tout le monde ; il existe aussi des personnes qui ont d’abord eu un grand but puis sont allées chercher eux-mêmes la discipline pour résoudre ce grand but : dans son étude sur les génies, Mihaly rapporte beaucoup de témoignages de génies qui ont connu des situations traumatiques, de fortes injustices, une très grande pauvreté et qui en ont tiré des buts épiques « lutter contre les injustices » et sont devenus par la suite docteurs de leurs disciplines (il rapporte des exemples en sciences dures, dans le Droit, mais aussi dans le domaine de l’art…) : là, la discipline est intégrée parce que l’individu sait déjà ce qu’il va en faire et pourquoi il veut la maîtriser, y exercer.

À l’heure actuelle, l’école ne suscite pas vraiment cette intégration de la discipline (ou ne permet pas de faire réfléchir les enfants aux buts épiques qu’ils pourraient se donner), excepté grâce à quelques professeurs talentueux et/ou passionnés qui arrivent à contrer le système classique à motivation extrinsèque, car ils sont tellement passionnés qu’ils transmettent cette passion. Or l’école pourrait, si on changeait sa structure, motiver intrinsèquement à certaines activités.

Mais comment ? Par le choix, tant dans l’activité que l’individu pourrait choisir, mais aussi dans la liberté de gérer cette activité, de s’organiser dans cette activité.

Idem hors du terrain scolaire : pour que la motivation intrinsèque naisse, donc qu’il y ait plus de probabilités de flow, on peut essayer de donner un maximum de liberté, que ce soit dans le choix, la gestion. Et cela peut se conjuguer, s’allier aux buts de la structure.

Celine Alvarez, les dispositifs Montessori, et d’autres alternatives (écoles démocratiques sur le modèle Sudbury, écoles Freinet, Q2L…) offrent cette liberté nécessaire : l’enfant peut choisir son activité, dont on lui présente le fonctionnement et ensuite il peut la mener tel qu’il l’entend ; souvent l’enfant essaye par essais et erreurs puis intègre le mode de fonctionnement et les savoirs nécessaires à l’activité. Il est libre de changer d’activité, il peut demander de l’aide aux instituteurs et autres élèves, libres de se reposer ou non, libre de reprendre une activité qu’il maîtrise déjà.

Le rôle du superviseur est tout simplement d’accepter les décisions des supervisés, quand bien même ils les trouveraient inadaptées, incongrues ou erronées du moment qu’elle rentre dans la structure établie. Exactement comme un game designer laisse les joueurs ne pas faire la quête principale de son jeu, mais cadre pour, par exemple, rendre impossible le fait qu’on tue des PNJ importants : vouloir la liberté des supervisés n’empêche pas de poser des limites.

Et il en va de même pour le monde de l’entreprise.

À FAVI, entreprise où le mode de management est très particulier (autogouvernance, ou modèle opale selon la taxonomie de Frederic Laloux, j’y verrais plus chez FAVI une forme de léger paternalisme mais très libertaire et non libertarien) un ouvrier sur la chaîne avait décidé de faire le tour du monde pour récolter le maximum d’informations et d’innovations pour l’entreprise. Les personnes y compris le directeur leur ont laissé exécuter son projet, cette activité qu’il a inventée perdure depuis tant elle apporte à l’entreprise et parce que l’ouvrier y est heureux. Ce « laisser prendre des décisions » ne peut pas se faire si le chef se sent supérieur aux ouvriers, et clairement le directeur de FAVI a pu établir un management réellement basé sur la liberté parce qu’il a confiance en l’humain et est conscient du peu d’importance des fonctions hiérarchiques comparées aux fonctions productives. L’une des premières choses qu’il a faites a été de supprimer le cadre autoritaire (la pointeuse, les postes de contremaître, le cadenas sur les stocks….), il a libéré l’information (il partage toutes les données de l’entreprise avec tous) et dit se retenir d’intervenir.

« Avec humilité laissons faire ceux qui font et qui savent, apportons leur assistance, s’ils le réclament, mais seulement s’ils le réclament. Quand nous bricolons ou jardinons, nous aurions horreur d’avoir en permanence quelqu’un sur le dos pour dire comment faire, par contre nous apprécions devant le puzzle d’une boîte de vitesse de moto ouverte, d’avoir un copain que l’on peut appeler pour nous préciser si la rondelle va avant ou après le baladeur. Il en est de même pour chacun dans son travail. »

FAVI management, J.F Zobrist http://www.favi.com/management/

Zobrist parle de liberté du « comment » :

« La seule façon de rendre l’opérateur auteur au quotidien de ses actes est de lui donner la liberté du Comment, dans le cadre de valeurs tout à la fois strictes, mais qui ménagent des espaces de liberté »

FAVI management, J.F Zobrist http://www.favi.com/management/

L’absence de distractions

L’expérience optimale est une concentration parfaitement efficiente, extrêmement intense. En cela la moindre distraction peut la détruire. Mais lorsque Mihaly Csikszentmihalyi nous parle de distractions, il ne s’agit pas que l’individu soit attiré par les divertissements, les loisirs, son fil twitter ou facebook, mais de distractions venant directement de l’environnement social :

♦ À éviter, la distraction « menace à l’ego » : lors d’une étude via ESM sur des élèves que nous avons déjà abordés dans les chapitres précédents, il a été observé qu’un élève après avoir reçu la remarque « c’était une réponse stupide », par un de ces professeurs, a pensé toute la journée à ça, son humeur étant définitivement entachée, sa concentration pour toutes les autres matières bousillées. Mihaly Csikszentmihalyi rappelle que pour les enfants et les adolescents ce qui est le plus important est d’être accepté et respecté par les autres, ainsi après une atteinte à l’ego, ils ne pensent plus qu’à revenir dans la bonne opinion ou le respect des autres. Ainsi, faire en sorte qu’une personne se sente stupide est le meilleur moyen d’arrêter son apprentissage et empêcher tout embryon de flow.

♦ À éviter, la distraction « éloge » : là encore un professeur ou un superviseur qui ne cesserait de complimenter et mettre sur un piédestal l’individu est une distraction problématique pour le flow. L’expérience optimale nécessite d’être concentré sur l’activité, non sur son ego, la conscience de soi étant un frein important à la concentration. De plus, c’est possiblement extrêmement injuste pour les autres personnes en présence, voire dangereux pour des ados (le phénomène du « chouchou », un élève chouchouté par le professeur va se faire agresser/harceler par les autres qui veulent rétablir un équilibre qu’ils perçoivent comme injuste).

♦ À éviter, l’interruption et le changement arbitraire des objectifs : le flow est une plongée dans une activité, interrompre ce phénomène est non seulement assez irrationnel lorsque la visée de la structure est l’apprentissage (école) ou la productivité (travail), mais risque aussi de dégoûter l’individu de faire cette activité à ce moment-là. S’il ne peut pas la faire à fond, pourquoi alors même la commencer si c’est pour en être frustré alors qu’il commence tout juste à y entrer ? Cette interruption n’est pas que directement sociale, Mihaly Csikszentmihalyi parle des horloges, des rythmes scolaires qui changent les objectifs toutes les heures (une heure de math, puis une heure d’histoire…) qui empêchent les élèves d’entrer vraiment dans une activité. Là encore la solution est de laisser tranquille l’individu, qu’importe les règles horaires de la structure : par exemple, Celine Alvarez laissait tout simplement les élèves faire leurs activités tant qu’ils le voulaient, même si c’était l’heure du regroupement. Elles les appelaient, ils n’entendaient pas tant ils étaient concentrés (un effet du flow) alors elle n’insistait pas. Ils finissaient par la rejoindre en regroupement. Idem pour la recréation, elle a été réduite à une seule recréation par journée, parce que les enfants ne voulaient pas y aller, préférant continuer leur activité.

Attention, il ne s’agit pas de supprimer les pauses, mais de trouver un moyen pour que l’individu puisse les faire à sa convenance. Et c’est tout à fait faisable même dans des environnements difficiles : quand je travaillais en restauration (dans une entreprise très humaine), avec mes supervisés on s’organisait ensemble pour les moments de pause, au jour le jour selon l’affluence ou les travaux du moment. On décidait cela ensemble, selon nos besoins, envies et les particularités du moment. Et même dans des moments où je n’avais pas à superviser, c’était toujours une décision collective où la voix du chef n’était qu’une voix parmi d’autres, on avait toujours un mode de fonctionnement au plus horizontal possible et extrêmement flexible en fonction des événements et des besoins de chacun moment par moment.

♦ À éviter, la distraction « Mettre le focus sur les résultats » : c’est-à-dire tout le temps mettre en avant les récompenses extrinsèques lointaines, par exemple « faire de la musique apporte de la renommée » à quoi bon jouer de la musique si ce n’est pas pour le plaisir d’en jouer de la musique ? « Faire telle étude t’apportera un travail bien rémunéré », « avoir des bonnes notes te fera entrer dans telle école ». Ou au travail « faire ceci t’apportera une prime ou une promotion », tous ces « conseils » censés motiver l’élève ou le salarié, principalement guidé par la technique de la carotte, retirent à l’individu toute motivation intrinsèque qui aurait pu naître de l’activité, c’est-à-dire ce qui aurait amener à aimer telle matière parce qu’on aime cette matière, aimer travailler à telle activité parce qu’on aime cette activité. Et si la personne n’a pas perçu l’intérêt intrinsèque de l’activité, c’est l’empêcher d’essayer de percevoir ce qui est intéressant en soi dans l’activité. Il y a davantage à gagner, tant pour le superviseur que pour le supervisé, en disant par exemple « faire de la musique te procura des sensations extraordinaires comme tu n’en as jamais perçu » « faire de l’Histoire va t’ouvrir de nouvelles perceptions sur le présent » « ce travail va te faire aimer les gens tant la solidarité y est à l’honneur », etc. Encore une fois, penser au jeu vidéo permet de comprendre cette distinction : quand on joue, on ne le fait pas que pour devenir le héros de l’histoire, mais parce qu’on aime faire telle action, puis telle autre, découvrir telle nouveauté, etc. C’est vraiment du plaisir moment par moment, issu de quantité de petites choses qui nous plaisent.

♦ À éviter, la distraction « contrôle » : surveiller, contrôler, évaluer pour juger, tout cela s’oppose à la liberté du « comment » nécessaire au flow. L’individu ne peut pas vivre une expérience optimale si la menace du contrôle pèse trop sur lui. En cela, tant que l’école se basera sur les évaluations-jugements à très mauvais feed-back que sont les notes, la concentration ultime qu’est le flow sera entravée. Les élèves ont certes besoin d’informations sur leur maîtrise de l’activité/de la connaissance/de la compétence, mais le contrôle par l’évaluation est lié à une pression sociale telle que « tu dois réussir pour ne pas être vu comme nul par les autres » qu’ils soient parents, profs, élèves, mais « pas trop sinon tu vas être rejeté » ; et il se présente comme un classement social où, selon les âges et disciplines, il est de bon ton d’être dans une moyenne définie. Certains systèmes éducatifs fonctionnant par exemple par concours, rajoutent à des entraves supplémentaires au flow avec la compétition : le contrôle est précédé d’une grande pression sociale, puis par la peur du jugement, et par conséquent une stratégie logique se met en place « pour gagner, il faut éliminer les autres ». Ainsi naissent des comportements anti-altruistes que sont le refus de prêter ses cours aux absents et mêmes amis à la fac, le vandalisme dans les bibliothèques universitaires (déchirer des chapitres importants dans livres à étudier) et cela engendre globalement une ambiance sociale déplorable. Est-ce vraiment représentatif de ce qu’on attend de la formation de futurs chercheurs et professionnels, de spécialistes de leur discipline, de voir le monde social comme en guerre et l’humain comme un loup contre d’autres loups ? Est-ce vraiment nécessaire au développement du génie, de la créativité, de la compétence ? N’a-t-on pas déjà assez collecté d’intelligence au service de la guerre, de l’écrasement, du machiavélisme, de la destruction ? Ne serait-ce il pas utile de travailler à user des disciplines pour la paix, paix au sens large et complexe ? Sachant qu’en plus, la destruction, la compétition, l’autoritarisme sont des modes simplistes, souvent médiocres en terme d’intelligence et de compétence : il y a plus de défis, de difficulté et donc de flow de haute qualité à chercher la paix. Cependant, oui cela demande plus de compétences, plus d’astuces, plus d’endurance, mais le gain en terme d’expérience optimale en vaut la chandelle.

Cette distraction du contrôle peut commencer à être évincée si le superviseur commence à se départir de la croyance que la nature humaine est mauvaise, que la vie est une jungle. Sans quoi il n’aura pas confiance en ses supervisés et donc ne leur laissera pas la moindre once de liberté. Je pense à titre personnel que tout le monde, et je me comprends dedans, a besoin de faire cet effort de déconstruction comme nous avons tous baigné dans un environnement qui hait l’humain, le dédaigne, y compris quand l’humain est nous-même. Pas besoin d’ailleurs d’opter pour un « l’humain est bon » systématique, il s’agit juste de reconnaître que l’humain est capable de faire des choses dignes d’intérêt parfois, et que, peut-être, les environnements ont tout a gagné de susciter les facettes positives de l’humain et pas sa destructivité.

La suite : [FL13] Et si les recherches sur le flow étaient reprises pour nous manipuler ?

Viciss Hackso Écrit par :

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