♦PP1: La personnalité, cette performance

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Allons-y cash, j’ai entretenu un rapport parfois défiant avec le champ de la personnalité, parfois indifférent, parfois arrogant, parfois joueur, parfois naïf et trop souvent ignorant. Je ne voyais pas l’utilité d’en parler ici, que ce soit dans un aspect de pure vulgarisation ou encore pour nourrir les buts du hacking social (à savoir comprendre, bidouiller, détourner/améliorer/réparer/transformer les environnements sociaux pour viser moins de souffrance, plus d’autodétermination, plus de constructivité créatrice).

Tout a changé lorsque j’ai commencé à sérieusement m’intéresser à l’affaire Cambridge Analytica. Cette agence avait sournoisement utilisé un outil de mesure de la personnalité (Les big five, plus précisément l’IPIP Neo), puis avait conçu un algorithme opérant sur Facebook pouvant déduire les traits des individus sur la base de leurs likes. Plus de 70 millions de profils Facebook avaient été capturés, puis les gens étaient ciblés selon leur personnalité afin d’être poussés à voter pour Trump. Quoi ???

Première pub en haut, les cibles sont les « hauts en névrosisme » (que les manipulateurs attirent avec l’image anxiogène du cambriolage) : « le second amendement n’est pas juste un droit. C’est une police d’assurance » puis « défendez le droit de porter les armes ». Deuxième pub pour les hauts consciencieux « De père en fils, depuis la naissance de notre nation. Défendez le second amendement. ». 3e pub pour les hauts agréables « ce n’est pas juste notre droit. C’est notre responsabilité. Défendez le second amendement. ». Source : documentation de Cambridge Analytica à destination de leurs clients, leaks ici Cambridge Analytica — Select 2016 Campaign-Related Documents https://archive.org/details/ca-docs-with-redactions-sept-23-2020-4pm/page/n12/mode/2up

En premier lieu, j’ai donc abordé cette littérature scientifique de façon défiante : d’une part, m’identifiant davantage aux perspectives de psycho plus orientée situation/environnement sociaux qu’individuelle, j’ai tendance à me méfier de tout contenu qui potentiellement peut nier la puissance des environnements sociaux sur le comportement humain ; d’autre part, je partais d’un point de vue où cet outil avait servi à manipuler, à contrôler les gens et pas du tout à les aider ou les émanciper.

Je n’ai pas été déçue.

Clairement l’outil à un potentiel de contrôle important, il est très opérationnel pour classifier les gens, les sélectionner, les évaluer, les contrôler, prédire leur comportement. Pour tout domaine qui a besoin de cibler les gens, à savoir le marketing, la communication, le renseignement, la politique, etc., détecter la personnalité est un atout stratégique : on peut mieux attirer leur attention, mieux détourner leurs préoccupations vers d’autres, mieux saisir ce qui les fera basculer d’un camp vers un autre, mieux construire des campagnes et des messages pour lesquels ils offriront une adhésion plus forte.

 

Étude de corrélations entre la personnalité des sujets (75 000 personnes) et leur communication sur Facebook (700 millions de mots analysés). En haut à gauche, les termes liés à l’extraversion : « fête », « je ne peux pas attendre », « filles », « je t’aime », « week-end », etc. ; en bas à gauche névrosisme : « putain » « je déteste », « ça me rend malade… » « ennui », « seul », etc. ; en haut à droite, l’introversion : « animé », « internet », « ordinateur », « manga », etc. ; en bas à droite la stabilité émotionnelle : « succès », « plage, « volley », « basket », « entraînement », « foot », etc. https://www.scinapse.io/papers/2119595472

Cependant, mes craintes d’un déni des influences sociales par la psycho de la personnalité ont été – en partie – balayées au passage : l’essentialisme, croire que les individus ont une essence ou une nature, un profil inné qui les fige dans un pattern et ce qu’importe les évènements extérieurs et les puissances des conditions sociales sur leur destinée, n’était plus au programme.

On verra tout de même que cela a été le cas, voire que ça peut l’être subtilement parfois. Mais néanmoins, Il me semblait que le domaine était plutôt dominé par des perspectives dispositionnelles, c’est-à-dire que la personnalité des individus serait une disposition à se comporter de telle ou telle façon, mais cette perspective comprend également l’idée beaucoup de facteurs vont s’opposer, stimuler, renforcer ou mettre sous silence les dispositions.

La perspective de la personnalité comme étant une disposition n’évinçait pas la responsabilité des environnements sociaux sur la production de certains comportements, les traits n’étaient pas vus comme tout-puissants, comme absolu déterminant du comportement. Mais elle leur trouvait néanmoins une force d’autodétermination et rejetait la croyance en des déterminations socio-économiques exclusives, où toute puissance individuelle ne serait qu’illusoire, ce qui amènerait à des perspectives nihilistes et moribondes, à penser qu’il n’y a aucun espoir à améliorer les choses ou à apporter du positif aux personnes.

Déjà on le voyait avec Nix de Cambridge Analytica qui présentait l’outil (la vidéo ci-dessous) comme surmontant la bassesse de la prédiction des comportements sur simples indices socio-démographiques et leur potentiel de discrimination : croire qu’on peut prédire le comportement d’une personne juste en sachant son revenu, son lieu de vie, son genre, son niveau d’études et ses origines avaient un caractère potentiellement discriminatoire. C’était imaginer que deux femmes noires vivant au même endroit dans la même situation économique se comporteraient et choisiraient les mêmes choses. Alors qu’elles auraient peut-être plus de points communs avec des personnes à la situation très différente. Cette perspective éclatait les grilles de préjugés en disant non, les conditions sociales ne produisent pas en série les mêmes personnes prédictibles, elles ont leur individualité propre, et celle-ci est représentée par la singularité de leur personnalité.

Ceci étant dit, Nix avait beau vanter ce dépassement des préjugés, cela n’a pas empêché son agence de cibler des noirs sur Facebook pour les arroser de vidéos faisant passer Clinton pour raciste, afin qu’ils évitent de voter pour elle. Ne vous faites pas avoir par l’image vertueuse qu’il donnait dans ces présentations, l’envers du décor était sans limites, sans éthique.

Mais quand bien même cette histoire était sordide, elle démontrait que l’outil était donc puissant et ouvert à foule de possibilités.

 

Leaks de snowden sur le service de renseignement anglais JTRIGhttps://theintercept.com/2014/02/24/jtrig-manipulation/
Leaks de snowden sur le service de renseignement anglais JTRIG, démontrant qu’ils usaient aussi de la psychologie de la personnalité (et de toutes les sciences humaines) pour cerner leurs cibles et la travailler https://theintercept.com/2014/02/24/jtrig-manipulation/ – j’ai beaucoup vu des guerres de chapelle (des jeunes en sociologie dédaignant les apports de la psychologie, ou des gens en psycho trouvant ridicule d’intéresser à des détails de la psycho de la personnalité) et très souvent les sciences humaines sont méprisées dans leur ensemble. Pire, des docteurs en SHS m’ont rapporté s’être fait engueuler et mépriser parce qu’il osait s’intéresser à d’autres champs que le leur. Quand je vois ces deux schémas, où une agence de renseignements utilise absolument toutes les sciences humaines à sa disposition, y voyant des forces à utiliser conjointement pour saisir l’humain, je me dis que ces guerres de chapelle sont une perte de temps massive, parce qu’il y a une réelle puissance à disposition quand au contraire, on rassemble les disciplines. Cette séparation en chapelle nous empêche d’utiliser ces savoirs conjointement pour notre émancipation et laisse toute latitude à ce que ce savoir soit exploité pour notre contrôle non-autodéterminé.

La première idée était donc de balancer tout ce que je savais, de publier mes « cartes », à savoir mes notes qui contenaient le Neo Pi R (malgré son copyright), les façons de l’interpréter, d’analyser les résultats et les corrélations. L’information c’est le pouvoir, donc libérer l’info c’est redistribuer le pouvoir à qui veut le prendre. C’est aussi comme cela qu’on rend plus fragile une technique de manipulation : en révélant toutes ces mécaniques, on peut ensuite faire son propre profiling pour comprendre ce qui attire automatiquement notre attention, puis décider consciemment cette fois de suivre ou non cet automatisme.

Mais l’idée de balancer tout le savoir sur la personnalité m’a foutu la trouille assez rapidement. J’avais réussi à avoir le test en question, les calculs : après l’avoir testé sur moi, je l’ai proposé à d’autres personnes qui seraient intéressées de voir leurs résultats. Et franchement, quand j’ai eu leurs résultats, j’ai été épouvantée de ce pouvoir entre mes mains, cette capacité à décortiquer tout leur comportement, à lever absolument tous mes préjugés à leur sujet pour découvrir une espèce de vérité cachée dans l’interaction entre traits. Je pouvais potentiellement prédire leurs comportements, idées, failles, si j’y mettais le temps d’analyse nécessaire : c’était beaucoup trop à ma disposition. Je ne pouvais pas livrer cette capacité comme ça sur le Net et que ça risque de tomber un jour dans les mains d’un manipulateur. Ce n’est pas un sentiment qui m’est inconnu : d’expérience, je sais que toute littérature exposant de la manipulation pour la dénoncer peut servir pour apprendre à manipuler ; toute littérature empuissantante peut être détournée pour faire l’inverse.

Mais il y avait quelque chose d’encore plus ambigu pour ce thème de la personnalité : pour d’autres théories, comme celle du flow ou de l’autodétermination, j’ai senti aussi un potentiel énorme qui m’a rapidement amené à persister à m’approprier l’outil, l’utiliser, parce que les vertus possibles étaient claires. Autrement dit, le flow ou l’autodétermination me semblait directement utile socialement, que ce soit à un niveau individuel, qu’interactionnel, que pour un environnement social qui chercherait à être plus humain. Là, le pouvoir que je ressentais face au Neo Pi R me faisait peur parce que je ne percevais son utilité que pour celui qui obtenait les résultats de test d’un autre et pas l’évalué lui-même. Autrement dit, je ne percevait qu’une utilité « contrôlante » à cet outil et non une utilité sociale.

Un exemple de profil dans un rapport NeoPi3, il ne s’agit pas du rapport d’une vraie personne.

Je suis passée ensuite à autre chose, du moins c’est ce que j’ai cru. Je m’interrogeais tout de même beaucoup sur ce que ce Neo Pi R avait relevé chez moi, notamment les contradictions, les failles, ou encore ces caractéristiques qu’au quotidien je trouvais « basse », pour lesquels je me blâmais de ne pas être « assez » et qui pourtant pouvaient être difficilement plus hauts. J’observais mes propres traits au quotidien, constatais comment il me faisait acheter les nouveautés plutôt que les choses familières, comment ils m’enquiquinaient en m’empêchant de faire ceci ou cela, comment des conflits naissaient entre des facettes contradictoires en concurrence directe sur mes choix, comment ils me permettaient d’éprouver une masse considérable d’enthousiasme pour des détails qui ne lèvent pas un sourcil à d’autres, et comment ils me foutaient en PLS pour certaines choses alors que d’autres semblaient en être indifférents.

Le Neo Pi R relevait aussi des mystères. Par exemple, j’avais des scores énormes en « timidité sociale » (appelée aussi « anxiété sociale » ou « conscience de soi »), une facette caractérisée par des sentiments d’infériorité, de culpabilité et de honte perpétuelle. J’ai investigué le sujet dans la littérature (je rapporterais peut-être un jour ce voyage) et j’ai commencé à comprendre d’où me provenait cette honte, à savoir de traumatismes non réglés. Ma honte avait surgi pour m’aider à donner sens à des violences injustes et injustifiables, pour me faire continuer à agir malgré les menaces tangibles de certaines époques. Et elle était restée malgré le changement de situation et l’écartement du contexte dangereux.

J’ai voulu en finir avec cette honte périmée, et pour l’une des violences, j’avais la chance de pouvoir rétablir les choses via de petites techniques de justice transformatrice. Cette aventure libératrice j’en ai parlé dans le lien ci-dessous ; sans ce Neo Pi R, puis l’enquête sur un de mes scores, le problème serait encore en moi et déterminerait encore sournoisement mes comportements. Je n’en ai pas fini avec la honte perpétuelle et le sentiment d’être inférieure, mais il y a un petit progrès.

https://www.hacking-social.com/2022/10/19/du-trauma-au-soulagement-mon-experience-de-justice-transformative/

Finalement, passer le Neo Pi R, y compris envisagé dans son interprétation classique, a été le point de départ d’un petit chemin d’émancipation, d’autodétermination. Il m’a dit « là, y a un problème singulier, bizarre, illogique, va fouiner » et c’était vrai, c’était un indice correct. Et il serait dommage de ne pas partager un outil qui permet de donner des informations qui, prises en compte, peuvent aider à se libérer, à s’ouvrir des possibilités. Mais dans cette histoire, ça n’avait été qu’un poteau de signalisation, la route s’était construite avec des sources ancrées dans des formes psychosociales très éloignées de la psycho de la personnalité : autrement dit, à choisir, mieux valait vulgariser celles-ci que celles de la personnalité.

Cependant, les choses ont changé lorsque je suis tombée sur d’autres sources.

Par hasard, un jour je tombe sur des papiers qui parlent d’autodétermination et de personnalité, d’un nouveau pont théorique entre les deux. C’est extrêmement compliqué parce que la théorie repose sur de nouveaux indicateurs statistiques et d’autres méthodes de mesure, je ne saisis pas en premier lieu ce qui se joue. Puis de papier en papier, je comprends, et là je me rends compte à quel point cette nouvelle théorie de la personnalité, la WTT, Whole Theory Trait (théorie totale des traits) est révolutionnaire : toutes les cartes que j’ai collectées sur la personnalité, elles sont retournées comme des crêpes. Rien n’est à jeter, mais tout peut être perçu d’une façon radicalement différente, interprété d’une autre façon, et cette façon connecte la personnalité à peu près tout ce qu’on pourrait savoir du comportement humain en psycho. Situation et disposition sont main dans la main, d’où le terme total, et c’est vertigineux de possibilités.

Le trait n’est plus considéré comme une disposition, mais comme un outil qui répond à nos besoins, à nos buts, à nos valeurs, à nos attitudes, aux situations qu’on a parcourus : nous ne sommes plus un « extraverti », la WTT dirait qu’on se met dans un état d’extraversion pour répondre à nos besoins et à la situation, mais ce de façon singulière (un autre ne se mettrait pas dans le même niveau d’extraversion dans cette situation). Et l’heure d’après, tout aura changé, nous voici introvertis, parce que là encore c’est un état qu’on a calculé comme répondant à nos besoins et à nos buts vis-à-vis de la situation. Les études le démontrent en testant les traits de personnalité jusqu’à 5 fois par jour sur plusieurs semaines, avec la méthode ESM (Experience Sampling Method) qu’on a déjà vue pour le flow : oui, les individus ont une personnalité singulière qui est stable (donc les apports de la psychologie de la personnalité ne sont pas invalidés), mais si on zoome, on voit qu’ils expérimentent tous les traits sous l’influence de la situation, de leurs besoins, de leurs buts, et qu’ils ont une façon singulière d’y répondre.

D’une conception des traits telle qu’une collection de moyennes :

Ici on a un individu un peu moyen partout. O = ouverture, E = extraversion, C = conscienciosité, A = agréabilité, N – représente la stabilité émotionnelle, c’est l’inverse du névrosisme. On décrira plus tard les traits en détail.

On passe à ça, les traits et leurs scores sont considérés comme des états qui peuvent être plus ou moins fréquents  :

Distributions des états de personnalité de l’individu moyen sur 2 semaines dans l’étude de Fleeson (2001). Ces distributions normales sont calculées avec les moyennes et les écarts-types observés chez l’individu-type. Extra = Extraversion ; Agree = Agréabilité ; Cons = Conscienciosité ; Emot Stab = stabilité émotionnelle (= névrosisme inversé), Intellect = ouverture selon les termes plus actuels. Toward a Structure- and Process-Integrated View of Personality: Traits as Density Distributions of States,William Fleeson, 2001 https://personality-project.org/revelle/syllabi/classreadings/fleeson.2001.pdf

Et pour vous donner une idée de ce que ça représente en matière d’analyse, j’ai colorié la fréquence possible de l’ouverture de cet individu (c’était noté « intellect » car c’est l’ancienne appellation de la facette « ouverture ») dont on savait qu’il était généralement moyen. On voit qu’il peut aussi parfois être bas et haut, certes moins fréquemment que moyen, mais ça arrive.

Toward a Structure- and Process-Integrated View of Personality: Traits as Density Distributions of States,William Fleeson, 2001 https://personality-project.org/revelle/syllabi/classreadings/fleeson.2001.pdf

Je suis donc actuellement fascinée par la complexité des dernières théories à ce sujet et je nage dans le bonheur de savoir qu’il y a tant à découvrir encore, à connecter avec d’autres théories et savoirs, à faire foule d’expériences pour exploser en feu d’artifice nos idées reçues.

Et c’est pour cela que je n’ai plus peur de délivrer presque tout ce que j’ai collecté à ce sujet : au final, je pense que les manipulateurs, si certes ils arrivent toujours mieux à contrôler leur cible en obtenant des données et informations personnelles, leur atout majeur réside comme toujours dans le contrôle de la situation, que souvent ils créent de toute pièce en fonction de la personnalité de leur cible. S’ils n’ont pas accès à une situation déterminée, balisée (comme peut l’être un réseau social comme Facebook), l’intelligence et les moyens d’en créer une adaptée à leur cible, ils ne pourront pas opérer ou ça pourra capoter. Comprendre tout cela et y mettre les moyens pour contrôler les autres demande une sacrée flexibilité, une ouverture aux expériences, une empathie très affinée pour comprendre en détail les cibles et du pouvoir : si certes des individus très étonnants comme Bannon émergent parfois et arrivent à accéder à des manipulations de masse, beaucoup n’y parviendront que de manière très médiocre et ratée, faute d’empathie, d’ouverture ou de moyens. Autrement dit, ce genre de manipulation n’est pas commune car elle demande énormément de ressources en tout genre, intérieures et extérieures, et d’un travail très particulier.

Cette nouvelle théorie m’a aussi mieux fait comprendre le « secret » des désobéissants. Ceux-ci sont des résistants, des sauveurs durant des épisodes de guerre, mais aussi des gens qui refusent d’obéir à des ordres destructeurs alors que tous obéissent, c’est aussi ceux dans notre société, avec qui j’ai eu la chance d’échanger 1 et qui en secret, font disparaître des dettes aux plus démunis. Dans tous les théories et thèmes que j’ai eu la chance d’explorer, que ce soit en Histoire2, en psycho3 et en philo4, ils restent un mystère : pourquoi eux arrivent à agir de façon différente des autres, arrivent à prendre des risques énormes, parfois au détriment de leur sécurité ? D’où ils tirent leurs forces ?

Il y a des tas de réponses évidemment. On découvrait dans l’étude des Oliner5 sur la personnalité altruiste qu’ils avaient tous eu au moins une personne (dans la famille ou non) les aimant inconditionnellement et ayant été pour eux un excellent modèle d’altruisme. Certains avaient eu des prises de conscience douloureuses mais ayant eu le mérite de les amener à désobéir constructivement (je pense à Snowden), d’autres semblent totalement improviser sur un coup de tête, eux-mêmes ne sachant pas ce qui les a fait changer d’un coup.

Mon hypothèse, que je déduis de la WTT, est que peut-être leur distribution de personnalité a pu être très flexible (de passer d’une totale introversion à très haute extraversion par exemple, selon des calculs inconscients si rapides que leurs comportements les ont eux-mêmes surpris) tout en conservant une signature personnelle forte, autodéterminée (le changement de personnalité s’est opéré pour répondre directement à leurs idéaux, leurs valeurs en fonction de la situation et ses limites ou possibilités). Pour le dire autrement, ils sont capables de changer leur gameplay si le jeu devient injuste, et ce d’une façon atypique, inattendue.

Je pense à une résistante durant la guerre dont j’avais parlé ici plus longuement, qui s’est un jour vue faire preuve d’une très forte assertivité en allant chercher elle-même le préfet et en lui ordonnant de lui donner les informations dont elle avait besoin pour sauver une personne (en plus, qu’elle la connaissait à peine).

« J’étais à Toulouse quand j’ai appris que cette femme avait été arrêtée et qu’elle avait probablement été emmenée au camp du Vernet. J’ai entendu dire qu’il y avait des possibilités exceptionnelles de sortir du camp. J’avais un cousin, un type très gentil, qui avait été soldat et qui s’était évadé de prison. Au cours du premier mois qui a suivi son évasion, il a travaillé pour le gouvernement de Vichy, chargé des dossiers des habitants des camps. Alors j’ai pris le train et je suis allé à Vichy le voir. Il m’a dit qu’il serait en mesure d’arranger ça, car il venait d’aider un policier, qui lui devait quelque chose. Il m’a assuré qu’il s’en occuperait. Je suis donc rentré à Toulouse, mais je ne pouvais pas me reposer. Je me suis dit que je ne pouvais vraiment pas faire confiance au personnel administratif. Je ne sais pas exactement ce qui m’a pris, mais j’ai décidé d’aller voir le préfet de Toulouse. Quand je suis arrivé au siège, on m’a dit qu’il assistait à une réunion qui serait probablement terminée dans quelques minutes. Je ne savais pas à quoi ressemblait le préfet. J’avais une petite somme d’argent avec moi et je me suis adressé à l’huissier pour lui demander de me montrer le préfet lorsqu’ils quitteraient la réunion. Il désigna un grand homme et je le regardai monter les marches. Je l’ai suivi. Je suis entré dans son bureau sans invitation et je me suis assisse. J’ai dit : “Monsieur, nous sommes très surpris à Vichy de constater que vous ne suivez pas les ordres ici.” Puis j’ai prononcé un grand discours sur le fait qu’il n’était pas surprenant que nous ayons perdu la guerre et qu’il y avait beaucoup d’histoires sur comment les ordres n’étaient pas suivis. Il m’a demandé ce qui se passait. J’ai dit : “Ce qui se passe, c’est que le commissaire de terrain a donné des instructions précises pour qu’une femme en qui il s’intéresse particulièrement soit libérée, mais cela n’a pas été fait.” Il a ajouté : “D’accord, on s’en occupera. Donnez-moi simplement le nom de la personne.”J’ai dit : “Non, cela ne suffit pas. Vous êtes le supérieur de l’homme responsable du camp. J’aimerais que vous l’appeliez et que vous lui disiez de libérer la femme.”Il a accepté et a appelé l’homme en charge. J’ai dit : “Je vais faire rapport à Vichy de ce que vous avez fait” et je suis partie. Mais je n’étais toujours pas satisfaite et je me suis dit : “Ce n’est pas assez.” Je suis donc remonté dans le train et je suis allé au camp du Vernet. Là, on m’a annoncé que des instructions avaient été reçues et que la femme serait libérée. Quand je l’ai vue, elle ne m’a pas reconnue au début et a pensé que j’étais simplement une autre personne qui avait été arrêtée. Je lui ai fait signe afin de lui faire comprendre. Un policier nous a escortés hors du camp et nous a même offert des billets de train gratuits. En chemin, nous avons également sorti un bébé d’un panier. Plus tard, les gens ont pensé que j’avais réussi à le faire parce que je connaissais personnellement le préfet, mais ce n’était en réalité qu’une rumeur. Je ne le savais pas à ce moment-là, mais j’ai appris plus tard que le préfet était impliqué dans une activité de résistance. » The altruistic personality, Samuel P. Oliner, Pearl M.Oliner 1988

Cette introvertie a pu mettre en scène une forte extraversion dont elle n’avait jamais fait preuve dans sa vie, parce qu’en elle, il y a eu un calcul autodéterminé rapide face aux oppressions. Ses valeurs, ses buts, ses besoins et les possibilités perçues lui ont donné la stratégie optimale.

Autrement dit, sa mise en scène de l’extraversion, bien que mise en scène, était on ne peut plus authentique car elle signait ici une puissante autodétermination, à savoir un rassemblement de ces forces les plus à elles, et cela lui a permis de dépasser les propres limites de sa personnalité. Elle a authentiquement, personnellement, étendu ses capacités ce jour-là, en devenant quelqu’un qu’elle n’avait jamais été encore. Et ça, c’est un horizon de possibilités trop empuissantant pour ne pas partager les cartes qui pourraient l’expliquer et nous aider à, un jour, pouvoir développer cette force sociale.

On verra que contrairement à ce qui a pu se dire durant des décennies, la personnalité n’est pas figée dans le marbre, nos traits peuvent changer d’un extrême à un jour (y compris dans une même journée), on peut être plus différent de nous même que d’une autre personne.

Plus encore, on verra que la personnalité n’est pas une destinée inscrite dans notre nature, mais un outil qu’on emploie pour atteindre nos buts, une mise en scène singulière qui nous permet de répondre aux situations et à nos besoins, une mise en scène qu’on a pu rendre chronique, pour les meilleures comme les plus tristes raisons.

La singularité individuelle, notre signature personnelle n’est néanmoins pas un mythe, on a une façon de varier et des degrés d’intensité qui nous sont propres et qui peuvent nous rendre prédictibles par autrui. Autrement dit, c’est dans notre façon de changer qui nous singularise, notre façon d’interpréter et de répondre aux situations.

Ainsi, on va voir la personnalité non pas pour se figer dans le marbre de nos traits, désespérant ou s’en vantant, mais pour commencer à sentir tous les espaces de possibilités dont on n’a pas encore foulé le territoire. Il ne s’agit pas de perdre sa singularité, son authenticité, mais de se savoir potentiellement plus vaste. Il y a de l’espoir humble au bout du chemin, et des fatalismes à abattre en cours de route.

Décortiquer le champ de la personnalité va nous prendre du temps, car j’ai besoin de vous partager une certaine quantité d’éléments auxquels je sais que je ferais référence pour de nombreux autres sujets plus tard : peut-être que l’utilité de ce dossier sera moins perceptible immédiatement car ici il s’agit de poser des bases.

Ce sujet sera aussi très certainement plus ambigu que d’autres thèmes que l’on a pu aborder par le passé. On y soufflera le chaud et le froid, passant d’enthousiasmes à des critiques virulentes, de dégoûts divers à des sentiments que tout cela ne sert à rien, à des changements de paradigmes qui font tout reconsidérer et sentir de nouvelles possibilités.

Voici donc le parcours que je vous propose (je rajouterai les hyperliens des articles au fur à et mesure de leur publication) :

À noter que je parle de performance dans son sens artistique et théâtral et non dans le sens d’un résultat ou d’une réussite.

La totalité du dossier est accessible en epub : https://www.hacking-social.com/wp-content/uploads/2023/06/La-personnalite-cette-performa-Viciss-hackso.epub

 

La suite : ♦PP2 : LE QUESTIONNAIRE DE VOTRE PERSONNALITÉ

 


Notes de bas de page


2Christopher Browning, Des hommes ordinaires, 1992 ; Jacques Semelin Pour sortir de la violence, 1983 ; Sans armes face à Hitler, 1989, purifier et détruire 2005, La Non-violence, 1994, La Résistance aux génocides 2008, les documents de l’OSS de 1944 https://www.hacking-social.com/2016/05/09/etre-stupide-ou-lart-du-sabotage-social-selon-les-lecons-de-la-cia/, André Trocmé, mémoires 2020, Edward Snowden Mémoires vives, 2019.

3The altruistic personality, Samuel P. Oliner, Pearl M.Oliner 1988, Milgram, Obedience to Authority, 1974

4Teretschenko, Un si fragile vernis d’humanité, 2007

5The altruistic personality, Samuel P. Oliner, Pearl M.Oliner 1988

Viciss Hackso Écrit par :

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